Big Thief – ‘Dragon New Warm Mountain I Believe in You’

Big Thief – ‘Dragon New Warm Mountain I Believe in You’

Album / 4AD / 11.02.2022
Folk rock

Une boussole précieuse en des temps sombres, incertains et périlleux. Une boussole dont l’aiguille s’emballe et tournicote, mais une boussole tout de même. C’est ainsi que l’on se souviendra du premier double-album de Big Thief, Dragon New Warm Mountain I Believe In You. Depuis quatre LPs écrits et enregistrés en autant d’années, on savait la source Adrienne Lenker absolument intarissable, sans même compter ses deux opus solo. Rien ne pouvait toutefois nous préparer à ce choc. Quelle riche idée a eu le batteur James Krivchenia (ici crédité comme producteur en chef) de proposer à Lenker et à ses deux autres complices Buck Meek et Max Oleartchik d’aller enregistrer avec quatre ingénieurs du sons différents, et ce aux quatre coins des États-Unis – des forêts sauvages des Catskills aux plaines arides de l’Arizona, de la verdure urbaine du Topanga Canyon, près de L.A., aux hauteurs majestueuses du Colorado. Les deux faux jumeaux U.F.O.F. et Two Hands possédaient déjà en eux les germes de cette idée, à savoir se laisser porter par les lieux et les rencontres, suivre son instinct sans aucun plan préétabli. Au bout de cette démarche, on trouve ce double-album, qui s’inscrit dans une tradition proprement américaine de la musique pop – tradition dont les origines remontent aux seventies de Fleetwood Mac, Neil Young et Joni Mitchell, voire même plus loin encore.

Pour autant, ce monument ne fait pas que regarder dans le rétroviseur. La boussole de Big Thief et ses quatre points cardinaux emmènent vers des destinations bien plus prometteuses. Au nord, des sonorités urbaines, soft-rock ou indie-rock, se déploient avec assurance. Elles sont un coup rugueuses – voir le long jam reverbé de Little Things – et un autre coup expérimentales, comme sur Time Escaping et ses guitares acoustiques bricolées, aussi percussives que des gamelans. Au nord également se trouve le morceau de bravoure Simulation Swarm, avec son groove lancinant, tout en retenue, et son solo tellement démentiel qu’il n’a pas besoin de distortion pour mettre à l’amende la plupart des guitar heros de cette planète. Au sud, à l’inverse, on retrouvera ces ballades folk déchirantes qui n’en finissent plus de perler de la belle âme de Lenker. Rarement a-t-on entendu de méditation aussi bouleversante sur l’acceptation de la mort (ici métaphore d’une rupture amoureuse) que celle du morceau d’ouverture Change. Rien de sinistre ici, juste un doux appel à profiter de chaque souvenir et de chaque instant de la vie. Une fois entendue, une phrase telle que ‘Death / Like a door / To a place / We’ve never been before’ reste gravée dans votre esprit à jamais. On pourrait aussi citer le lyrisme biblique de Sparrow ou le romantisme apocalyptique de The Only Place, le premier porté par les harmonies sidérantes de Lenker à la voix, et le second par un fingerpicking gracieux et véloce dont la dextérité rappelle celle d’Elliott Smith.

Jusqu’ici, rien de fondamentalement nouveau, juste le plaisir d’entendre Big Thief exceller une nouvelle fois dans ce qu’il a construit depuis Masterpiece. Pourtant, venant de l’est ou de l’ouest, de nouvelles sonorités se font entendre, et c’est parce qu’il y a assez d’espace pour celles-ci que le format double trouve tout son sens. On jurerait par exemple que les premières notes de Heavy Bend sont issues du Vespertine de Björk. Oui, vous lisez bien : il suffit d’un léger breakbeat, d’une guitare classique sonnant comme une harpe, et un soupçon de trip-hop plane au-dessus du groupe, le tout sans paraître hors-sujet. Cette tendance s’affirme ensuite sur Flower Of Blood et surtout Blurred View à la fin du premier disque, quelque part entre Broadcast et Portishead. Et elle était déjà annoncée par la magie du morceau donnant son titre à l’album, où textures ambient, steel guitar et percussions à base de glaçons (!) partageaient le même terrain de jeu. Diamétralement opposée à ces expérimentations pour la plupart fructueuses, une avalanche de titres country et bluegrass apporte la fraîcheur et le grain de folie sans lesquels tout l’édifice risquait de s’écrouler sous le poids de sa propre gravité. Fiddle et existentialisme goguenard papillonnent tout au long de ces Blue Lightning, Red Moon et autres Spud Infinity. Ce dernier titre, joyeux, bienveillant, mêlant blagues sur l’impossibilité d’embrasser ses coudes et observations pertinentes sur la condition humaine, file même une patate inattendue – on nous pardonnera le jeu de mots ici. Si l’écriture sophistiquée de Lenker passe en permanence de confessions intimistes à des considérations plus cosmologiques, celle-ci n’est jamais lénifiante ou pontifiante. Elle peut même être légère, drôle, humble. Humaine, en somme.

Sur le papier, un tel ensemble d’éléments disparates ne devrait pas fonctionner. ‘Qu’est-ce que l’on pourrait bien inventer ensuite ?’ se demande même un des musiciens en conclusion du dernier titre. Il est vrai qu’au sein de cette auberge espagnole, le deuxième disque est moins immédiatement marquant que le premier. Love Love Love, par exemple, ressemble à une jam inaboutie enregistrée par un heureux hasard, comme si l’album fournissait son making-of en prime à l’auditeur. Et la demo Wake Me Up To Drive est aussi amorphe et pesante qu’une micro-sieste sur un siège passager, lorsque l’on attend effectivement son tour de conduire. On ne saurait toutefois reprocher à Dragon New Warm Mountain I Believe In You ce que personne n’irait reprocher aujourd’hui à Tusk ou l’album blanc des Beatles. L’entropie due au temps qui passe est le sujet d’une bonne partie des ces chansons-là, et cette entropie, Big Thief l’embrasse comme il se doit, le fond répondant à la forme. Pour le reste, ce disque fait ce que tout bon double-album doit faire : promettre des heures d’explorations ludiques de ses interstices, de ses virages à épingles, de ses errements et de ses trouvailles. Cette promesse, la narratrice de Promise Is A Pendulum la fait même en creux à l’objet de son affection : je ne peux créer pour toi toutes ces choses magnifiques que la nature nous offre, semble-t-elle lui dire. Mais en les décrivant pour toi, je cherche à créer quelque chose de vital entre toi et moi. Chercher, avancer sans faire preuve de cynisme, se dévoiler face à l’autre sans arrière-pensée, tout ceci est précieux en 2022. Ainsi, même lorsque le groupe s’octroie le droit de se tromper, quelque chose de vivant, sincère et intelligent continue à surgir, porté par un songwriting sans faille et l’incroyable émulation de quatre musiciens en état de grâce. Une intarissable fontaine, on vous disait.

VIDEO
ECOUTE INTEGRALE

A ECOUTER EN PRIORITE
Intégralité du premier disque, Simulation Swarm, The Only Place, Promise Is A Pendulum, Red Moon


Pas de commentaire

Poster un commentaire