17 Mai 24 Beth Gibbons – ‘Lives Outgrown’
Album / Domino / 17.05.2024
Indie folk
Dix ans. C’est le temps qu’il aura fallu à Beth Gibbons, mythique chanteuse de Portishead, pour réunir ces dix morceaux. Co-produit avec James Ford (The Last Shadow Puppets, Simian Disco Mobile) et Lee Harris (Talk Talk, Bark Psychosis), Lives Outgrown évolue dans un univers si naturaliste qu’il en devient quasi mystique, entre transcendance et enchantement permanent.
Dix ans, c’est aussi le temps qui nous sépare de l’une des performances les plus étranges et sensitives de la chanteuse, avec sa participation en tant que soprano soliste à une représentation de la Troisième Symphonie de Gorecki sous la baguette de l’immense et désormais regretté Krzysztof Penderecki. Publié seulement en 2019, cet enregistrement demeurait alors, si l’on excepte sa collaboration avec Kendrick Lamar sur Mother I Sober il y a deux ans et un mini-concert de charité donné avec Portishead, la dernière apparition d’une voix rare, à la fois fragile et élégante, capable de faire des merveilles en toute circonstance mais peut-être plus encore dans le contexte de ce disque terriblement émouvant. L’occasion de retrouver ce timbre inoubliable et de constater qu’il demeure toujours intact, malgré son effacement de la sphère publique et le poids des années.
Tell Me Who You Are Today, ouverture puissante avec son spectre poussé dans les basses, révèle d’emblée un son absolument fantastique, de la guitare aux sublimes arrangements faits de cordes et de bois, tout cela toujours dans l’unique but de créer de vrais sommets d’émotions guidés, avant tout, par le timbre de voix inimitable et les paroles déchirantes de la chanteuse. Parsemé de paysages sonores et de field recordings, l’orientation à la fois tellurique et pastorale de l’ensemble nous guide vers un voyage aux frontières de la vie, qui regarde la mort dans les yeux sans pour autant lui accorder trop d’importance. Affrontant ainsi la condition du vivant, sitôt né que déjà condamné, Beth Gibbons se livre dans ses chansons de façon extra-lucide, comme dans Floating On A Moment : ‘No one can stay, all going to nowhere […], all trying but can’t escape‘. Une piste qui résonne avec le titre d’ouverture du troisième album de Talk Talk, The Colour of Spring, auquel avait participé ses comparses Lee Harris et Paul Webb (aka Rustin Man, avec qui elle avait organisé sa première échappée en dehors du groupe de Bristol en 2002 dans Out Of Season). ‘Makes you feel much older‘ chantait alors Mark Hollis, qui venait pourtant tout juste de fêter ses 31 printemps. De dix ans sa cadette (décidément), Beth Gibbons approche quant à elle la soixantaine aujourd’hui, avec dans sa voix et dans ses mots une pointe de nostalgie qui ne semble pourtant jamais verser dans les regrets. Souvent pragmatique avec des leçons de vie nichées dans ses paroles éminemment percutantes, elle livre ce qui pourrait presque nous apparaître comme les clefs de son absence remarquée : ‘Not that I don’t want to return, it just reminds us that all we have… All we have is here and now‘. Le tout délivré avec les sauts de quintes ascendantes caractéristiques de sa voix, comme pour mieux s’échapper des profondeurs et se libérer de ses propres démons. Dans Burden of Life, des éléments déchaînés rôdent alors sous la surface, toujours en sourdine. Les percussions acoustiques pénétrantes nous rappellent le Wall Of Eyes de The Smile, tout comme ses arrangements virtuoses qui explorent les limites de la tonalité. Une façon d’unir le fond et la forme en se confrontant à notre condition d’être humain, sensibles et désarmés face à tant de questions laissées sans réponses : ‘No answers are there, no answers of why the burden of life just won’t leave us alone‘.
Restent alors des constats, comme dans Lost Changes : l’amour change, les gens aussi. Rien n’est immuable, tout est régi par l’intranquillité. Celle de Beth Gibbons, celle de Pessoa, celle qui ne se voit pas de l’extérieur. En témoignent ces tourments lyriques qui se mêlent à de sublimes couleurs, modulations et frottements harmoniques typiques du jazz appliqués ici à une folk soignée qui explore la dissonance comme pour mieux explorer nos propres harmonies intérieures, intactes ou plus fragmentées. Une humble et délicate chanson d’amour, forcément déchirante, traitant toujours de la fugacité des sentiments et plus encore de celle de la vie, avec le temps qui passe, qui s’écoule avant que l’on trépasse, nous laissant avec de vieux souvenirs comme ceux de ses mélodies sifflées qui évoquent sans équivoque les plus beaux airs d’Ennio Morricone. Un côté western que l’on retrouve aussi dans Rewind, avec cet impossible retour en arrière qui fait écho, quelque part, au Tomorrow Never Knows des Beatles, de son riff (dis)tordu à ses arrangements sous acides en passant par son tutoiement des frontières expérimentales et sa relation presque inconsciente au jeu, au sens enfantin du terme. Reaching Out s’impose lui comme le générique d’un James Bond imaginaire, débarrassé de son sexisme et enfin apte à réfléchir sur l’ immoralité de ses actes. Une folie contagieuse menée tambour battant, avec sa section rythmique imparable et ses contre-chants crépusculaires : ‘Where’s the love gone, where’s the feeling […] Don’t need no other like I need you‘. L’autre, que l’on devine ainsi âme sœur plus que simple amant, laissera bientôt sa place à un désir non consommé. Celui de la maternité, abordé dans l’inondation mélancolique et désespérée de cet Oceans : ‘Fooled ovulation, but no babe in me / And my heart was tired and worn‘. Un regard cru et sans concession sur la ménopause et l’infertilité. Il ne s’agit plus simplement d’être une femme, comme elle le chantait dans le tube de Portishead, mais d’accepter le fait de ne pas pouvoir donner la vie. Dans une relation quasi sacrée à la musique, à la façon d’un cantus firmus soutenu par des cordes somptueuses, For Sale s’arrête aux confins des ténèbres, porté par un chœur funèbre venant contraster avec la voix angélique de Beth Gibbons. Beyond The Sun, plus transcendantale et presque chamanique par moments, ramène la palette sonore de l’artiste à ses aspects tribaux et à des relents de free jazz solaires malgré sa conclusion plus que pessimiste, au moins dans le texte : ‘The loss of faith / Filled with doubt / No relief / Can be found…‘. La messe est dite. À moins que l’ultime chanson, la bien nommée Whispering Love, nous offre véritablement une porte de sortie vers la lumière, car c’est bien l’amour qui nous sauvera et nous délivrera de la noirceur du monde et de nos actes manqués, de nos rêves engloutis et nos destinées sacrifiées.
Seize ans après Third – l’un des plus grands disques de ces vingt dernières années, faut-il encore le répéter – et trente ans après le premier album de Portishead, Beth Gibbons envoie balader l’électronique, le restreignant à des fins purement ornementales, pour se concentrer sur des territoires acoustiques bouleversants et ainsi nous livrer une puissante déclaration d’amour à la vie et aux forces de la nature. En employant une exceptionnelle diversité d’instruments – guitare, basse, percussions, cordes et vents mais aussi scie musicale, dulcimer et divers claviers comme le mellotron, l’orgue Hammond, l’harmonium, le farfisa ou le solina – elle offre à ses compositions des écrins dorés aux allures de musée, à la fois organologique et mémoriel. Se révélant au fil des écoutes comme pour mieux s’immiscer dans notre quotidien et nos existences, il devient alors un redoutable hymne à la beauté et à l’éveil des sens, qui panse les blessures et offre à nos esprits et nos oreilles un véritable havre de paix. Celui que l’on n’attendait plus et qui, dans dix ans encore, nous offrira le plus grand des réconforts.
A ECOUTER EN PRIORITE
Floating On A Moment, Lost Changes, Rewind, Reaching Out, Whispering Love
Montcouquiol
Posted at 11:29h, 26 maiSuperbe article! Le fond, la forme, une belle analyse de l’oeuvre pour retranscrire les années de travail de cette grande artiste qu’est Beth Gibbons. Ça donne envie d’écouter l’album de ce pas pour s’en faire une idée (très probablement positive)!