
12 Juin 24 Beak> – ‘>>>>’
Album / Invada / 28.05.2024
Experimental
On ne saura probablement jamais ce qui a poussé Geoff Barrow à publier un album surprise de Beak> une dizaine de jours seulement après la sortie du très attendu premier disque solo (!) de Beth Gibbons. Attrait des projecteurs sur les membres de Portishead ? Envie d’une exposition printanière ? Pur hasard du calendrier ? Toujours est-il que la conjoncture est on ne peut plus heureuse tant ces deux sorties, à la fois complémentaires et antithétiques, font du bien à nos oreilles.
Débutant par les accords plaqués d’un orgue liturgique à la manière d’un requiem, Strawberry Line doit autant à Pink Floyd qu’à Moondog ou Kraftwerk, pour ses basses synthétiques et ses arpèges errants sous des voix hantées. La signature percussive de la batterie de Barrow, tout comme la basse de Billy Fuller ou les synthés et la guitare de Will Young, ne dévient jamais du projet initial du groupe, celui de raviver les plus belles heures du krautrock, avec Can en tête. Mais tout n’est pas uniquement tourné vers ces acides années 70 ; ainsi The Seal convoque, dans son dernier segment, une guitare qu’on jurerait jouée par Jonny Greenwood, tout comme dans Ah Yeh. C’est dire si 2024, entre The Smile, Kim Gordon, J Mascis et la mort brutale de Steve Albini (sans parler du retour de Blur, de PJ Harvey ou de Slowdive l’an dernier) nous ramène au cœur de la musique des nineties, le poids du temps et des évolutions esthétiques et technologiques en plus. Windmill Hill ancre lui encore davantage l’aspect maladif de ces hymnes pour inadaptés sociaux et musicaux. Reste-t-il en effet encore des espaces pour celles et ceux qui vibrent davantage sur des textures synthétiques déviantes, sur des rythmiques hypnotiques, avec des voix désespérées soutenues par des riffs de basse obsédants ? Oui, et tout cela semble contenu dans le laser des yeux destructeurs d’Alfie Barrow, fidèle et regretté compagnon à quatre pattes du musicien à qui la pochette drôlement kitch rend fièrement hommage. Un titre comme Denim, profondément anxiogène mais aussi confortable dans son psychédélisme noir et vénéneux, contamine nos sens comme notre esprit pour mieux insuffler la toxicité addictive de ce disque inattendu, inespéré et pourtant devenant très rapidement indispensable. Hungry Are We, ballade aliénante aux proportions plus acoustiques, sert ainsi de porte d’entrée à Ah Yeh, titre dévoilé via l’obscure face B d’un génial single publié par le groupe en 2021, toujours avec ses nappes nostalgiques et son environnement tribal. Des collages entre des univers qui parfois semblent s’opposer, ou du moins mal s’assortir, un peu comme dans les deux parties intrinsèquement liées de Bloody Miles, formant pourtant un tout cohérent dès lors qu’on accepte de percevoir ce disque comme un flux continu de musique découpé en sections plus qu’en véritables morceaux. Ainsi Secrets pourrait être un morceau de Tame Impala si Kevin Parker n’avait pas décidé d’aller vendre son âme aux grands pontes du mainstream, tout comme le menaçant monolithe final Cellophane, à la fois glaçant et léthargique, parvient à raviver dans ses dernières secondes, incontestablement, le fantôme du groupe de Bristol.
Beak> écrit ainsi une nouvelle page de son histoire en marge des standards de son époque, y compris dans la scène alternative, pour se concentrer sur ses propres démons et continuer d’explorer l’étendue de ses dimensions, à la fois psychédéliques, électroniques et profondément ludiques. Un monde dans lequel on rentre d’une oreille pour ne plus jamais en ressortir, porté par l’inventivité et la créativité sans faille de ce trio à la musique bien plus sérieuse et contagieuse qu’il n’y paraît de prime abord.
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