06 Fév 21 Bacchantes – ‘Bacchantes’
Album / Figures Libres / 05.02.2021
Trad rock
La meilleure façon de parler du premier album de Bacchantes, c’est encore de convoquer Baudelaire : ‘Cependant du haut de la montagne arrive à mon balcon, à travers les nues transparentes du soir, un grand hurlement, composé d’une foule de cris discordants, que l’espace transforme en une lugubre harmonie, comme celle de la marée qui monte ou d’une tempête qui s’éveille.’
Emprunt d’un romantisme noir assumé qui convoque alternativement Nerval, Edward James, Verlaine ou Cendrars, le sabbat auquel nous convient les quatre sorcières oscille entre rituel trad et grand-messe rock. Extrêmement composite, l’album ne ressemble à rien d’autre, on perd ses repères, on est parfois déstabilisés, et c’est précisément ce qui est exaltant. Sorcières, car Amélie Grosselin, Claire Grupallo, Astrid Radigue, Faustine Seilman semblent revenues de toutes sortes d’aventures musicales (Mermonte, Fordamage, Sieur&Dame…) avec une expérience propre à recomposer le monde en modulant ses confins. Sorcières, car elles sont de ces artistes dont l’univers est si vaste qu’on pourrait en gloser pendant des heures sans jamais réussir à le circonscrire.
Les servantes de Dionysos, lors des initiations, avaient pour but d’éloigner de la forêt ceux qui n’étaient pas invités au mystère, en hurlant dans la nuit toutes sortes d’imprécations. Leur chant édifiant ajoutait de la sidération à la transe rituelle. Chamanisme, sidération, effroi, c’est ce que semble nous promettre le dessin sur la pochette de l’album, rappelant les tenues rituelles intégrales balkaniques. Mais si elles ne se privent pas de ces cris (Fiers Tyrans, Choeur d’Amour) et de riffs agressifs plaqués ça et là, les Bacchantes font avant tout de leur album un médium, une passerelle, une alchimie entre les cultures et les sonorités. En cela, elles sont les héritières naturelles des sonneurs traditionnels qui passent, depuis le moyen-âge, à travers les continents et les océans, les airs colportés, ici dépoussiérés aux sons du présent.
Au final, on obtient aussi bien une musicalité pop (Cavale) que savante et riche, entre Fabulous Trobador (Rumeurs Nocturnes), Dead Can Dance (Politique, Marine) et Oiseaux-Tempête (Sécheresse). Les vingt premières secondes de Aride résument à elles-seules le projet : des voix perchées qui s’entremêlent comme des fumées, puis une guitare rugueuse, résolument rock. La machine est lancée, l’envoûtement commence. Dans leur creuset, quarante minutes durant, les musiciennes entremêlent des clochettes, un surprenant harmonium indien qui remplace les antiques vielles ou la cornemuses en plaquant sur chaque titre une note continue, et une percussion, battement de cœur qui apaise ou excite, ou tambour de chaman qui invite à méditer ou danser.
Ces Bacchantes établissent des ponts entre les musiques, elles se font aussi porteuses de textes. Deux seulement sont écrits par les membres du groupes (Aride et Hellébore) tendus et rageurs, les autres piochent dans le répertoire romantique précédemment cité, voire baroque (Fiers Tyrans est tiré d’un texte d’Isaac Habert) sans jamais se satisfaire de plaquer les mots des autres : elles échantillonnent, travaillent, réveillent le sens en le tissant aux émotions de leur musique. Chaque composition est ainsi habitée : l’épure dramatique de Marine, la déclamation fiévreuse des passions de Fiers Tyrans, la complainte de Cavale…
C’est sur Sécheresse et Terre d’Allégresse que les musiciennes imposent définitivement leur maestria : sur le premier titre, elles hissent brillamment leur version à côté de celle que fit Poulenc des mots d’Edward James, entre choeur baroque et boucles noise-pop ; tandis que sur le second, inspiré du Chant des Marais, aussi bien connotée Légion Etrangère que luttes féministes, trouve ici une douceur inespérée. Une sérénité bienvenue au moment de renvoyer les fidèles à leur quotidien.
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