
08 Fév 22 Animal Collective – ‘Time Skiffs’
Album / Domino / 04.02.2022
Avant rock
Je me souviens exactement où j’étais lorsque j’ai entendu pour la toute première fois Fireworks. Décrite par un ami comme la bande son d’un Disney composée sous acide, la chanson pop déconstruite et explosive eut immédiatement pour effet de connecter des zones neuronales poussiéreuses, ramenant à la surface un enchantement enfantin étouffé par une routine monotone et une grisaille de saison. S’ensuivirent des soirées entières d’écoutes obsessionnelles où chaque lecture de Strawberry Jam semblait révéler des couches toujours plus profondes d’un son d’une richesse sans limite : la découverte d’un contre-point mélodique ici, une clochette déguisée en violons là ; les rythmes étant enivrants, les mélodies obsédantes.
Pour beaucoup, la fin de la première décennie du 21ième siècle fut une période musicale charnière, la résultante de la démocratisation de l’électronique rendant le home studio à portée de main du plus grand nombre, mêlé à la redécouverte d’un passé oublié et décloisonné par l’effet d’internet : folk, techno, rock psychédélique, rythmes africains et musique ambient s’unirent sur des albums aux sonorités aussi improbables qu’inoubliables. Animal Collective fut à bien des égards l’égérie de cette période, des alchimistes incontournables qui au fur et à mesure de leurs différentes expérimentations finirent par sortir Merriweather Post Pavillon, apogée pop-techno sensorielle ineffable d’une créativité déconcertante. Ce fut leur plus gros succès commercial. C’était en 2009. Mise à part mise à part l’incroyable EP Fall Be Kind paru la même année, ce qui suivit fut moins bien reçu. Les savants fous américains tombèrent quelque peu dans la surexpérimentation créative : les mélodies devinrent parfois inexistantes et avec peu de point d’attache pour l’auditeur, un résultat quelque peu aride et à tendance extraterrestre. Certains diront que ces LPs furent bâclés. Les membres du groupe, eux, étaient fatigués des harmonies vocales.
Time Skiffs est certainement l’album d’Animal Collective le plus accessible depuis plus de 10 ans. Il est en tous cas bâti de ce que le groupe américain de Baltimore n’a plus tenté de faire depuis très longtemps : des chansons construites, mélodiques, aux harmonies plus traditionnelles au sein d’une recherche texturale toujours prégnante. Dès Dragon Slayer, on découvre des instrumentations lumineuses et oniriques au sein de progressions décontractées. Les sonorités rappellent la musique des îles. Car Keys est dans la même mouvance tandis que la ligne de basse de Prester John, très mémorable et pop, n’est sans doute plus à présenter puisque ce titre est le premier single issu du LP déjà en circulation depuis plusieurs semaines. On croit entendre du steeldrum ici et là tandis que la slide guitar est monnaie courante.
Noah Lennox disait à Rolling Stone vers la fin janvier : ‘Comme tout le monde peut s’en rendre compte, il y a comme des vagues de terreur qui déferlent, alors j’essaie juste d’être optimiste et de faire les choses avec amour – j’espère que la musique englobe ces deux choses, d’une manière ou d’une autre’.
Fidèle aux habitudes du groupe américain, l’architecture musicale est souvent vertigineuse. Strung With Everything démarre comme une ballade accueillante pour se transformer après un break en une sorte de Grateful Dead dont les arrangements auraient été hackés par Elton John qu’on s’imagine en tournée à Las Vegas lors d’un concert de la taille d’un stade et où son pianiste se serait mis à marteler compulsivement son instrument en mode wall of sound excessif jouant deux fois de suite 8 accords similaires.
Cherokee sonne comme un long jingle, une mélodie enfantine, des paysage auditifs construits avec des briques liquides qui se terminent par des répétitions du refrain ad infinitum. Le thème est celui du voyage et cette notion de foyer souvent interrogée par le groupe : ‘The stoop that you love is fiending for meaning‘ (Le perron que tu aimes est en quête de sens). On sera surpris de découvrir en lisant les notes de leur label Domino que Cherokee sample la chanson hawaienne To You, Sweetheart, Aloha jouée par Alfred Apaka & ses Hawaiiens bien qu’il soit impossible de distinguer ce sample (un peu comme celui des Grateful Dead sur What Would I want Sky, lui aussi méconnaissable). Ici et là des expérimentations abstraites rappellent la kosmische musik kraut (la fin de Car Keys, Prester John, Walker, We Go Back).
Le LP se termine avec un hymne prodigieux : Royal and Desire. Chaleureuse, émotionnelle, majeure dans ses tons, la voix de Deakin prend l’auditeur par la main avec l’aide précieuse de ses choristes Avey Tare et Panda Bear, pour l’emmener vers un au-delà acoustique scintillant. Animal Collective prend son temps et choisit une certaine simplicité en toute décomplexion : chanson d’apparence folk, ‘easy listening’ même, on pense à un enchevêtrement des Beach Boys et de Fleetwood Mac sans surenchère.
Bien qu’on puisse déplorer la longueur de certains titres, dont les troisièmes actes ont parfois tendance à traîner, Time Skiffs rappelle le talent d’un groupe envers qui on garde une affection sans limite. La structure est balisée mais la production, très organique et précise, impressionne. Réminiscence chatoyante d’un groupe autrefois majeur, il suscite l’irrépressible désir de se replonger sans cesse dans ses plus grandes œuvres. Le temps nous permettra de juger si Time Skiffs en fait partie.
A ECOUTER EN PRIORITE
Royal and Desire, Strung with Everything, Cherokee, Dragon Slayer
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