
23 Oct 23 Allah-Las – ‘Zuma 85’
Album / Innovative Leisure / 13.10.2023
Krautpop
Au premier plan, la dévastation. Une pièce d’appartement chaotique, éclats de verre au sol mélangés à de vieux magazines et journaux partiellement brûlés ; rideaux sales déchirés dégageant de larges fenêtres. A l’arrière plan, une vue somptueuse sur le Pacifique, et la sérénité d’un soleil couchant embrasant avec douceur l’océan. Ce contraste saisissant qui s’affiche sur la pochette du nouvel album de Allah-Las, Zuma 85, définit parfaitement la réalité du groupe californien aujourd’hui, en rupture avec son réconfortant passé pour affronter les ruines de notre propre présent. Le soleil, la plage, le surf, amenant rythmes chaloupés et mélodies lumineuses semblent être mis à distance pour laisser la place à plus d’introspection et d’expérimentation dans l’environnement artificiel du studio, manifestement exploité à plein.
The Stuff, qui ouvre l’album, semble déjà être une déclaration d’intention : ‘I don’t listen to the radio. They keep playing the same song again. And the DJ’s a computer‘. A partir de ce constat, il s’agira pour Allah-Las de marquer sa différence, d’éviter toute classification étroite en jouant avec les caractéristiques définissant les genres musicaux. Reste à savoir de quel jeu il s’agit et s’il est plaisant d’y jouer. Une première piste est suivie avec les morceaux pop de Zuma 85, parfois glam tendance Roxy Music (The Stuff), à l’occasion naïfs et enfantins (Jelly, Sky Club), plus rarement proche du Allah-Las ancienne formule (Right On Time), mais ceux-ci, curieusement, s’ingénient à tenir l’auditeur à distance. Le léger traitement au vocoder de la voix, dépersonnalisant celle-ci, le caractère métallique très artificiel des guitares ainsi que la rigidité des rythmiques expliquent probablement cela. Les mélodies paraissent enjouées, mais elles ont un effet déréalisant, comme si leur but était de nous exhiber la perfection de leur forme en occultant complètement les éléments sensibles de leur matière, à la manière d’un objet d’étude, détaché de son environnement naturel pour être considéré dans un laboratoire. Ce n’est ni du côté de la spontanéité et de la vie, ni du côté des artifices conduisant vers l’imaginaire que Zuma 85 semble s’ancrer mais plutôt d’une façon troublante dans une zone de l’entre deux, à l’ambiance finalement assez froide, où se déploie une pop qui donne l’impression de se contempler elle-même. C’est, si l’on peut dire, une sorte de méta-pop.
Cette impression se renforce lorsque l’on parvient, à partir du quatrième titre, au moment le plus étonnant de l’album – qui est également le plus intéressant -, où l’on sent Allah-Las s’engouffrer sur une seconde piste krautrock inhabituelle. GB BB, avec son chant grave désincarné et ses guitares hâchées évoquant The Idiot, parcourt un lieu vide et quelque peu menaçant ; l’instrumental Hadal Zone, répétitif et contemplatif, nous installe dans un hall d’attente, en quête de tout ce qui pourrait nous extraire de notre cotonneuse lassitude ; Fontaine – l’une des plus belles réussites de l’album- et Pattern dans sa foulée, introduisent de l’ambivalence dans un espace sonore jusqu’alors abandonné en donnant à leurs refrains plus de chaleur et de douceur. Après quelques morceaux d’apparence plus légers (Sky Club, La Rue, Dust) mais pourtant comme figés dans leur enthousiasme, Smog Cutter et sa guitare échappée du Nightclubbing d’Iggy Pop restaure un climat plus inquiétant, que l’instrumental Zuma 85 entretient en ouvrant sur un vaste espace, désert à nouveau, où la musique se déroule, à la recherche de son but, jusqu’à ce qu’elle se dissolve dans le bruit de la pluie.
Ce cinquième album de Allah-Las est un paradoxe, et c’est là l’essence même de son jeu : pop mais toujours et curieusement retenu dans ses effusions mélodiques, expérimental dans ses incursions vers la kosmiche musik tout en étant mesuré dans sa prise de risque, il demeure au niveau des changeantes apparences, refusant de se déterminer pour être une œuvre identifiable. Ni enjoué, ni triste, il semble porter sur le monde un regard neutre, presque glacé comme le papier de certains magazines de mode. Et quand il s’achève avec la belle mélodie de The Fall, qui n’est pas sans évoquer certaines chansons de Paris 1919 de John Cale, il est difficile de savoir si ce que nous éprouvons est réellement de la mélancolie ou de la satisfaction à contempler une belle représentation de la mélancolie. Allah-Las est clairement, avec Zuma 85, du côté de l’artifice, mais plutôt que d’en faire l’éloge et, avec lui, celui de la fiction qui réconforte et justifie le fait de vivre, il l’étale devant nos yeux, presque froidement, comme pour interroger le potentiel de l’illusion artistique. La démarche intrigue et fascine, tout autant que le plaisir qu’on en retire.
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