Aldous Harding – ‘Warm Chris’

Aldous Harding – ‘Warm Chris’

Album / 4AD / 25.03.2022
Indie pop

Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez Aldous Harding. Elle est ce genre de personnage assise tranquillement au fond de la classe, ou tout au bout de la table lors des réunions de travail, avec cet air d’être ailleurs, la tête tournée vers la fenêtre, comme si c’était véritablement là, dehors, que se trouvent ses pairs ou modèles, et non pas dans la pièce avec elle. Avec son sens de la suspension et de la respiration, elle est…  lunaire ? Non, ce mot ne convient pas. Aldous Harding ne semble jamais vraiment rêvasser non plus. Il y a quelque chose de trop intense dans son regard, quelque chose d’acéré, presque. Et il en va ainsi de sa musique, douce en surface, mais si anguleuse et retorse dès que l’on s’attache à son véritable contenu.

Warm Chris, qui poursuit la lancée entamée sur Designer, en témoigne. Après le virage en épingle que ce précédent album représentait suite à deux autres opus adoptant des styles plus identifiables (country-folk sur le premier disque éponyme, et pop de chambre avec des accents plus cold sur Party), il semble qu’Harding ait définitivement largué les amarres. Au risque de désarçonner l’auditeur néophyte face à des titres dont l’apparente facture easy-listening dissimule mal une tension interne qui réclame en fait une attention de tous les instants, tension due à un usage quasi-exclusif d’accords majeurs, en modulations permanentes. Celles-ci menacent en effet souvent de tomber dans un gouffre mineur qui pourrait surgir de nulle part, même si le vrai passage à l’acte reste rare – comme sur ce court pont fait de cuivres soyeux au beau milieu de Fever. Là, une simple harmonie nocturne en si mineur durant à peine une seconde, éclair sombre venant soudain lézarder la lumière environnante, relance non seulement tout le morceau, mais peut-être même aussi l’album tout entier. Easy-listening ou uneasy-listening ? Quand Harding vous offre un cocktail, on ne sait de fait jamais trop ce qu’elle a été capable de verser dedans. Gin amer ? Sirop sucré ? Curaçao grisant ? Cyanure mortel ?

Histoire de se rassurer un peu sur les intentions de ce personnage, on ne saurait donc trop conseiller de reprendre le fil d’Ariane depuis le début et d’écouter les chefs-d’œuvre miniatures qu’Aldous a semé derrière elle, histoire de mieux comprendre le phénomène aujourd’hui. Pour ce qui est de Warm Chris, la clé est ici aimablement fournie par John Parish, producteur ‘historique’ de PJ Harvey déjà responsable du travail d’épure auparavant entamé sur Designer. La sobriété et la ligne claire semblent en effet indispensables pour qui veut rendre justice aux dix insaisissables compositions de l’album. Au piano ou à la guitare acoustique de Harding s’ajoute ici une section rythmique au groove discret mais indéniable, avec Seb Rochford à la batterie (ancien membre de Sons Of Kemet, et toujours dans Polar Bear aujourd’hui) et le multi-instrumentiste gallois H. Hawkline à la basse. Le Pays de Galles, où le disque a été enregistré, fournit également le vétéran (et accessoirement producteur) Gavin Fitzjohn, qui se charge de ces lignes de cuivres si simples mais tellement essentielles sur Ennui, Fever, ou encore le très mystérieux She’ll Be Coming Round The Mountain. Ailleurs, une guitare slide, un banjo, un shaker, un orgue hammond ou la voix masculine de Parish apparaissent et disparaissent comme des fantômes…

Le spectre principal hantant Warm Chris reste toutefois la voix d’Harding elle-même : plus encore que dans ses précédents disques, il est impossible de résumer la variété avec laquelle l’artiste néo-zélandaise chante sur ce quatrième album, passant du registre soprano qu’on lui connaissait déjà à une tessiture alto plus ronde et sensuelle. Imprévisible, elle est capable de tout : voix nasillarde et théâtrale, performances plus chaudes, telle une Nick Drake au féminin, accents jazz, sans compter toutes les étapes intermédiaires entre ce genre d’extrêmes… Loin de désarçonner, ces changements multiples apportent la variété que l’instrumentation éparse et les grilles harmoniques si particulières d’Harding n’offrent pas toujours. Le récit de l’album s’en trouve renforcé, là où certains morceaux pris individuellement pourraient passer inaperçus (voir Passion Babe, Lawn ou encore Bubbles).

Les gens me demandent parfois : ‘pourquoi est-ce que tu n’utilises pas ta vraie voix ?’ Ce dont ils ne se rendent pas compte, c’est que je ne sais plus à quoi ressemble ma voix normale maintenant.  Chez n’importe qui d’autre, ce genre de déclaration pourrait ressembler à une posture d’artiste à la technique irréprochable, s’inventant une crise d’identité pour mieux dissimuler des intentions esthétiques qui seraient par ailleurs confuses. Mais il est impossible de faire ce reproche à Aldous Harding, que sa musique vous touche ou non. L’identité dégagée par Warm Chris ne ressemble qu’à son auteure, et celle-ci est même contagieuse. En atteste par exemple le featuring à contre-emploi de Jason Williamson de Sleaford Mods sur Leathery Whip, si méconnaissable dans le mix pour qui ne serait pas au courant de sa présence, mais si évident par la suite que l’on se demande bien pourquoi on n’a pas su reconnaître le bonhomme auparavant. De même, est-ce le fantôme de Nico qui assure la voix principale sur ce titre, ou Harding elle-même ? Mais c’est en fait tout le paradoxe du caméléon qui s’exprime ici ; plus il se grime (ou plus il grime les autres autour de lui), plus il se fond dans son environnement et change de couleurs, et plus il est… lui-même. Aussi étrange soit-il.

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A ECOUTER EN PRIORITE
Ennui, Tick Tock, Fever, She’ll Be Coming Round The Mountain, Leathery Whip

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