
17 Juin 25 Aesop Rock – ‘Black Hole Superette’
Album / Rhymesayers / 30.05.2025
Hip hop
Il y a des choses qui ne changent pas, y compris au sein d’un hip hop devenu musique populaire numéro 1, partagée entre nostalgiques de l’ère du boom bap et nouvelle génération avide d’en faire la pop du 21ème siècle. Au milieu de ce tourbillon permanent, Aesop Rock vit hors du temps, loin des clichés, à mille lieux du bling-bling qu’il est bon d’afficher sur ses réseaux sociaux. Lui, comme nous, suit un quotidien lambda, va faire pisser son chien, skate quand bon lui semble, se fout un peu de toute l’agitation de l’industrie musicale, ne s’embarrasse plus de tournées à rallonge, néglige les outils promotionnels (le mec n’a pas renouvelé ses photos promotionnelles depuis 15 ans), pour mieux s’attarder sur ce qui compte le plus pour lui : sa musique – qu’il produit seul depuis 2012 et son album Skelethon – et ses textes reconnus comme les plus riches du rap contemporain en termes de vocabulaire.
Black Hole Superette, le onzième sous son nom et pierre supplémentaire à son édifice singulier, offre justement quelques instantanés de la normalité chère à Ian Bavitz. En effet, tout au long de ces dix-huit titres (et vous pouvez toujours chercher les interludes, excusez du peu…), le californien d’adoption – fort de son flow unique, placé au nanomètre – met toute sa normalité en lumière. Avec humour, poésie, et nostalgie, armé de sa légendaire virtuosité verbale, il pousse son obsession du détail jusque dans les banalités du quotidien. ‘Je suis l’ombre du fruit dans le bac à légumes‘ va t-il jusqu’à dire sur un Costco où il est question de vaisselle et de courses alimentaires. Plus loin, il se laisse fasciner par un escargot dans son aquarium (Snail Zero), se remémore quelques souvenirs d’enfance (Unbelievable Shenanigans) et prend conscience du temps qui passe (Black Plums). Et pour l’aider à conter ces quelques parenthèses d’intimité, Bavitz a ouvert pour la seconde fois seulement les portes de son studio à quelques habitués (Homeboy Sandman, Hanni El Khatib) et nouveaux alliés (Armand Hammer, Open Mike Eagle, Lupe Fiasco), venus moins lui prêter main forte qu’offrir une certaine diversité à une oeuvre abondante mais à la cohérence irréprochable.
C’est d’autant plus évident côté production où Aesop Rock a manifestement voulu accorder une plus grande place aux silences, aux respirations pour faire de cet album un des plus épurés, aériens et introspectifs de sa discographie, tout en s’abreuvant de tout ce qui a pu l’inspirer depuis qu’il a l’âge de placer un casque sur ses oreilles et de presser le bouton play. Ainsi, derrière leur minimalisme expérimental, Checkers, Charlie Horse et The Red Phone renvoient au hip hop new-yorkais de la fin des années 80, Send Help réveille les doux souvenirs de l’époque Rawkus, Secret Knock ceux de l’ère Def Jux, Unbelievable Shenanigans drague ouvertement Boards of Canada, tandis que Snail Zero et So Be It – aux sonorités plus psychédéliques – soufflent un léger renouveau auquel on ne s’attendait même pas tant le besoin ne se faisait pas sentir.
A bientôt cinquante piges et fort de trente ans de carrière au compteur, Aesop Rock refuse toujours aussi fermement les compromis. Authentique jusqu’à la mort, avant-gardiste à vie, pertinent comme toujours, novateur comme à son habitude, il fait de son rap une aire de jeux, un terrain de tous les possibles où les générations se percutent pour produire une fusion inédite, où les histoires les plus capilotractées comme les plus grandes banalités du quotidien sont sublimées par le choix des mots et la précision avec laquelle ils sont prononcés. Depuis la période dorée du rap alternatif de l’entre-deux siècles, rares sont ses ambassadeurs encore capables de le défendre avec autant d’autorité. A l’heure où le hip hop vite consommé et vite oublié squatte les algorithmes, la performance est d’autant plus représentative d’un immense talent.
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