22 Mar 24 Adrianne Lenker – ‘Bright Future’
Album / 4AD / 22.03.2024
Folk
Près de deux ans sans sortir d’album, en solo ou avec Big Thief. C’est la première fois en près d’une décennie qu’Adrianne Lenker prend son temps, le rythme de ses sorties habituelles s’égrenant habituellement au rythme d’une ou deux par an. Plus que le temps d’écriture qui coule chez elle tel un flux incessant et dans une beauté ininterrompue depuis ses débuts, plus que la durée de production ou de post-production (l’album ayant été enregistré sans le moindre contact avec des écrans susceptibles d’aspirer les énergies et le processus créatif), il semble que ce soit surtout la possibilité d’immortaliser un moment clé, une expérience de communication d’énergies qui ait présidé à toute planification du disque. Parce que chez Lenker, plus que chez tout autre musicien contemporain peut-être, la musique est d’abord une question de vécu, d’existence. Restituer un moment de vie, c’est essentiellement de cela dont il est question sur Bright Future.
Il n’était d’ailleurs pas question d’album au départ, mais d’une tentative et surtout d’une rencontre avec des musiciens qu’Adrianne apprécie personnellement mais qui ne se connaissaient pas mutuellement. Épaulée par le producteur Philip Weinrobe, l’américaine a ainsi réuni le multi-instrumentiste Mat Davidson, Nick Hakim et la violoniste Josefin Runsteen au milieu d’une forêt, dans un studio au centre d’une maison de bois centenaire, pour y capter les moments de vie, sur bandes analogiques, sans aucune retouche, en une prise. Alors que la période pense rebattre les cartes en s’appuyant sur les intelligences artificielles, il s’agissait ici de souligner le naturel, d’enregistrer sans écrans, sans reprises et sans filtre : un acte de résistance, quelque part, pour envisager un futur plus lumineux, annoncé dès le titre. ‘Let No Machine Eat Away Our Dreams’’ chante Lenker sur No Machine.
Lumineux, l’album l’est de part en part. Seulement, la véritable intensité lumineuse sous-entend la présence de son corolaire d’ombres. De là, Real House est une plongée en pleine transparence dans les secrets infantiles de Lenker, du traumatisme autobiographique d’un film catastrophe vécu par une enfant de 7 ans (Deep Impact en l’occurence) à la confrontation au deuil via l’euthanasie d’un chien. Les cartes sont posées sur la table, le jeu est ouvert, et l’on entre dans cette intimité dévoilée non pas comme on écouterait un disque, mais comme on rencontrerait quelqu’un. Et c’est probablement là que se situe la vraie clarté de l’album : dans cette faculté à communiquer, à créer du vivant, à donner à l’auditeur le sentiment qu’il vit et partage avec les musiciens un instant plus qu’il n’écoute un disque. Pour parvenir à une telle communion, Adrianne Lenker et son co-producteur ont du créer une sorte de cocon en rupture avec l’idée du studio contemporain. Des enregistrements matinaux, des soirées calmes à diner en discutant, entrecoupées de moments de promenades en forêt. Parce qu’à la déconnexion avec les machines et écrans succède une reconnexion aux éléments.
Bien sûr, ce n’est pas le premier album enregistré avec un telle simplicité, en quête d’une absolue authenticité. Mais ici l’accent est mis sur ces détails qui servent le sentiment de proximité. Les séries d’imperfections comme les défauts habituellement maquillés en post-production font ici le sel de ce Bright Future. Il y a certes la qualité de la reproduction sonore, mais il y a surtout la force de ce qui y est offert : les compositions et les paroles d’Adrianne, dans une simplicité dont on ne trouverait d’équivalent que chez un Nick Drake ou, picturalement, chez Matisse (elle est de cette trempe là, ces One in a generation artists).
Du titre inaugural donc, aussi glaçant que chaleureux, à Free Treasure qui magnifie le quotidien, on se sent submergés par des flots d’émotions. Les mélodies se fredonnent comme autant de classiques instantanés. Au tracklisting, certains passages semblent familier : on pense retrouver Vampire Empire de Big Thief dans une nouvelle version, mais c’est sa version originale qui est proposée, l’album ayant été enregistré en 2022 avant que le groupe ne signe la sienne. Les arrangements s’inscrivent eux aussi dans l’instantané, tous signés par des multri-instrumentistes ayant choisit à l’envie les instruments qui les entouraient. Réuni, le collectif parle le même langage, celui de la musique, Adrianne Lenker raconte d’ailleurs qu’il leur arrivait même de jouer le matin avant d’avoir prononcé le moindre mot. Un langage qui coule de source, avec une force de songwrting qui permettra aux plus sceptiques d’accepter que la songwriter puisse aisément côtoyer ses idoles, Lucinda Williams ou Leonard Cohen (Donut Seam (Don’t it seem)).
Dans cette alternance d’interprétations collectives et solitaires, les compositions jouées au piano par Nick Hakim sont les plus poignantes et sombres. Le son, encore, dont la qualité de restitution est si précise, fait des merveilles, comme s’il tentait d’approcher avec le plus d’acuité possible ces moments appelés à disparaitre pour sauvegarder le présent. Sur Real House, puis sur Evol, on entend même les doigts se poser sur les touches tandis que Lenker interroge les mots épelés à l’envers, les questionne en soulignant leur sens trop grand pour être contenu dans les lettres : Teach – Cheat / Part -Trap / God -Dog / Devil – Lived. Ruined, fabuleuse chanson d’amour qui ferme la marche, est également jouée au piano, comme pour boucler la boucle. Car comme ce fut le cas avec Sadness as a Gift, on apprend encore ici à faire coexister le positif et le négatif, dans un jeu d’opposition merveilleux qui conduit Bright Future à son ambition : rayonner autant que possible sur un futur bien terne.
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