16 Juil 21 Souvenez vous : il y a dix ans, Washed Out et la chillwave avaient déjà tout dit
Cinquante bougies pour Sticky Fingers et L.A. Woman. Quarante pour Damaged. Trente pour Nevermind, Loveless, Screamadelica, Blue Lines ou Spiderland. Vingt pour Is This It ?, Amnesiac et Discovery… Pas de doute, en musique, les années qui se terminent par le chiffre 1 fabriquent les grands crus et cumulent logiquement les anniversaires. Une équation simple, basique. Mais difficile de trouver quelqu’un aujourd’hui pour se souvenir de Within and Without de Washed Out publié dix ans plus tôt, en juillet 2011. À l’époque, la sortie du premier album du petit champion de la chillwave avait pourtant suffi à faire trépigner d’impatience la blogosphère. Note : on parle ici d’un temps où Pitchfork faisait encore trembler la scène indé et où les plateformes de streaming n’avaient pas (complètement) renversé la table bringuebalante du music business.
Ce premier long format de Washed Out – de son vrai nom Ernest Weatherly Greene Jr. – sortait après deux années et autant d’EP qui avaient d’abord excité la hype. Comme Toro y Moi ou Neon Indian, l’Américain s’était fait connaître sur Internet en concevant seul, chez lui, une musique hybride, garnie de références aux années 80 et recouverte d’une couche brumeuse de réverbération. Une musique à la fois lascive et nostalgique, comme piégée entre euphorie et mélancolie. Il avait ensuite fallu qu’un obscur blog fabrique de toute pièce ce terme ironique de ‘chillwave’ pour que la machine à buzz se mette en branle. Bien vite, l’appellation s’est transformée en tarte à la crème avec tous ses effets pervers : des copies au kilomètre, des morceaux mus en bande-son pour boutiques branchées, des chroniques aigres pour dénoncer une scène vide de sens… Si bien qu’aujourd’hui encore, l’emploi du mot chillwave évoque, au mieux, ces playlists YouTube purement fonctionnelles pour travailler chez soi ou soulever de la fonte en salle. Mais qu’on se le dise : il y avait bien plus matière à réflexion au départ, surtout en examinant le parcours d’Ernest Greene (photo ci-dessous).
À vingt-cinq ans passés, le garçon ne se destinait pas vraiment à une carrière musicale. La composition était au mieux un hobby prenant plus d’ampleur lorsque, diplôme universitaire en poche, Greene s’est retrouvé contraint de regagner le giron familial à Perry, petite ville à 150 kilomètres au sud d’Atlanta. C’était l’année 2008 et la fameuse crise des subprimes n’avait pas fini de faire boiter l’Amérique. Sans emploi, Greene a donc rebranché son laptop et fait de la musique pour tuer le temps. À quelques miles de sa chambre, Atlanta s’affiche déjà comme la capitale du home recording, et les beatmakers de trap music se comptent par centaines. Si Greene va utiliser les mêmes outils qu’eux, le résultat sera sensiblement opposé.
Au cours de l’année 2009, l’ex-étudiant se fait remarquer en publiant sur Internet Feel It All Around dont la partie instrumentale n’est qu’un duplicata au ralenti de celle d’I Want You, tube italo-disco des années 80. Un morceau que Greene écoutait enfant avec ses parents. La machine à nostalgie tourne à plein régime. ‘Tu le sens tout autour de toi / Tu sais que c’est à toi et personne d’autre / Tu sens encore la pensée de l’amour / Tout va bien’, chante le jeune Américain, visiblement avec pas mal d’auto-persuasion et le besoin urgent de se créer un cocon à l’abri du monde. C’est acté : les gamins de la middle-class américaine, sans perspective concrète vers l’avenir, préfèrent se lover dans une musique d’apparence légère mais qui porte déjà en elle un aveu d’impuissance.
Quoi de plus logique alors que Feel It All Around figure sur un EP baptisé Life of Leisure, littéralement ‘vie oisive’ en français ? Si cette musique sait faire danser, évoquer des images pastels de l’enfance ou l’adolescence, elle n’est pas dupe sur ce qu’elle propose : une simple fuite en arrière. Début 2010, alors que quelques-unes des figures de la chillwave grimpent enfin sur scène et sortent leur premier album – comme Toro y Moi, par exemple – un film vient curieusement incarner à l’écran cet état d’esprit d’une Amérique à la fois cool et un peu paumée dans ses Vans. Dans Greenberg du réalisateur et scénariste Noah Baumbach (Frances Ha, While We’re Young, Marriage Story…), un quadragénaire new-yorkais joué par Ben Stiller sort tout juste d’hôpital psychiatrique après une dépression nerveuse. Plutôt que de reprendre son travail de menuisier, celui-ci s’installe chez son frère à Los Angeles et mène une vie… oisive sous le soleil californien. Greenberg est un grand adolescent, constamment en décalage, avec les autres, son environnement, et incapable de mener le seul projet qui lui a été confié : construire une niche pour le chien de son frère. Tout comme la musique de Washed Out, Greenberg se déroule dans une atmosphère tiède, où l’humour et la tendresse ne parviennent pas totalement à masquer les terribles angoisses existentielles qui dévorent son anti-héros.
Pour Ernest Greene, la ‘win’ est quand même au rendez-vous. Début 2011, le garçon annonce un contrat avec le label Sub Pop. Quelques mois plus tard, sort son premier album qui – surprise ! – s’extraie de l’esthétique lo-fi et vintage grâce aux bons services du producteur Ben Allen, mieux connu pour son travail sur Merriweather Post Pavillion d’Animal Collective, Halcyon Digest de Deerhunter et même St. Elsewhere de Gnarls Barkley. Toujours cotonneuse, la musique de Washed Out gagne en amplitude mais perd un peu de la désuétude DIY qui faisait son charme. Et depuis, elle n’a plus beaucoup évolué. Comme l’état du monde, en fait, entre crises économique, démocratique, climatique, sanitaire, etc.
Washed Out a sorti son quatrième album en 2020, en plein vague pandémique, sans soulever – à juste titre – beaucoup d’enthousiasme. C’est Chazwick Bundick, aka Toro y Moi, ex-camarade d’université de Greene qui s’en est le mieux tiré. Son dernier et excellent Outer Peace est venu confirmer toute la palette de son talent, capable de jongler entre R&B, pop synthétique et indie-rock à guitares. Et si la chillwave est restée un épiphénomène, principalement sur Internet, elle sera aussi parvenue à amorcer l’ère des micros scènes pour le meilleur et pour le pire, de la vaporwave au trap metal en passant par la witch house. Pas si mal, finalement, pour un style façonné par de grands adolescents chômeurs. À chaque génération, ses (anti)héros.
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