Session de rattrapage – Les oubliés de 2024

Session de rattrapage – Les oubliés de 2024

Parce que l’urgence était ailleurs, que leur ADN ne correspondait pas totalement au nôtre, ou tout bêtement parce qu’ils sont passés loin de nos radars au moment de leur sortie, 22 albums notables n’ont pas eu leur chronique sur Mowno cette année. C’est chose faite maintenant, en mode express. 2024 s’est montrée imprévisible jusqu’à la dernière minute, comme 2023. Mais surtout, elle a été une année d’une richesse rare, avec bon nombre de jeunes pousses prometteuses tutoyant des valeurs sûres, encore loin d’atteindre elles-mêmes leurs dates de péremption. Echauffez-vous le doigt parce que ça va scroller, puis suivez le guide, un genre après l’autre.

Ont contribué à cette rubrique : Bill van Cutten, Nikolaï Lewandowski, Gabrielle de Saint Leger, Timothée Savornin, Cyril Servain, Camille Tardieux, Maxime Troyano, Sébastien Zinck

INDIE POP PUNK

MANNEQUIN PUSSY
I Got Heaven

Avec I Got Heaven, Mannequin Pussy peut sortir de ses manches plus d’influences et de genres qu’il n’y a de sociaux-traîtres au sein du PS : hymne riot grrrl (le morceau-titre), bluettes indie-rock savamment enlevées (Nothing Like, Split Me Open), bombinette pop punk (Sometimes), punk hardcore pour une descente d’organes express (Of Her, Aching, Ok? Ok! Ok? Ok!), ballade gorgée d’échos Americana, onirique et soyeuse (I Don’t Know You)… La bande de Marisa Dabice pose sa patte inimitable sur chacune des pistes empruntées, aidée par le couteau suisse John Congleton, dont l’expertise allant d’Anna Calvi à Headcases en passant Being Dead (voir plus bas) – en fait le producteur-trappeur idéal pour ravitailler le convoi au cours de ses nouvelles aventures. Et de quoi elles parlent, ces aventures ? De films d’arts et d’essai, de ruptures douloureuses, de crises de la trentaine et de cochons. Et c’est surtout porté par une énergie qui laisse assez d’espace aux mélodies entêtantes, mais sait aussi filer droit quand il le faut – sans même parler des étincelles qui sortent de la bouche de Marisa. Ou comment insérer classe et variété dans le néo-punk d’aujourd’hui, tout en préservant son mordant. Indispensablement fun et sexy, donc.

POST-PUNK – NOISE ROCK

AMERICAN MOTORS
Content

Débarqué presque de nulle part, mais pas signé n’importe où – en l’occurrence chez The Ghost Is Clear, le label qui héberge notamment les excellents Whores et Ils – American Motors nous a offert cette année son tout premier album : huit titres à l’accroche immédiate et aux parfums méchamment addictifs… Le trio, composé de vétérans de la scène DIY, semble avoir trouvé la formule qui fait mouche : on passe ici sans efforts de lignes de guitare post-punk sombres – souvent proches de FACS – à des explosions incandescentes typées post-hardcore et ce, avec en toile de fond cette basse aussi épaisse qu’hypnotique, et cette batterie qui semble infatigable dans ses martèlements répétitifs. A cela vient s’ajouter ce chant aux accents nonchalants digne de Brian Case (FACS, encore), servi avec un timbre rappelant également celui de Rick Maguire (Pile). De quoi amener une dose supplémentaire de nuances à un ensemble déjà plutôt contrasté. L’une des forces de Content est certainement de parvenir à subtilement combiner minimalisme, passages atmosphériques devenant ensuite plus bouillonnants, dissonances jouissives, et mélodies efficaces – le morceau There Is A Twin, au refrain entêtant à la Jawbox, démontre de manière implacable ce dernier point. D’ailleurs, la production sans faute signée J. Robbins (Jawbox, Burning Airlines) finit de définitivement nous convaincre que l’on tient là l’un des disques marquants de 2024, ni plus ni moins.

UPRIGHT FORMS
Blurred Wires

Au début de cet été, Upright Forms balançait l’air de rien Blurred Wires, un premier disque qui a vite fait grand bruit parmi les amateurs de noise rock et affiliés. Il faut que dire que certains d’entre eux – alors fortement appâtés l’an passé par le single They Kept On Living (présent sur la compilation Sounds To Make You Shudder! sortie par le label du groupe, SKiN GRAFT Records) – avaient directement flairé le coup : quelque chose de grand se profilait à l’horizon, et ce n’est pas la participation au projet d’un vieux routard répondant au nom de Nick Sakes (ex-Dazzling Killmen) qui allait contredire cette impression. Le trio nous gratifie donc de dix titres mémorables, abattant toutes les cartes synonymes de joie extatique : frontalité punk hardcore 80s (NoMeansNo, notamment), mélodies indie rock – lorgnant parfois presque vers la pop – à l’accroche immédiate, ou encore riffs post-hardcore mid-90s (Fugazi en tête), le tout soigneusement saupoudré par endroits de lignes de basse au groove évoquant Dianogah (Long Shadow), de synthé post-punk comme on pouvait en trouver chez Girls Against Boys (They Kept On Living), ou même de plans math-rock amenant encore un peu plus de piment (Regular Multiplier). Climax de l’album, Drive At Night illustre d’ailleurs parfaitement la capacité des Minneapolitains à jongler entre ces différentes influences tout en gardant l’ensemble aussi bien cohérent que véritablement excitant.

INDIE-ROCK

THE HARD QUARTET
The Hard Quartet

Et allez, un supergroupe de plus porté par un quatuor aux cheveux grisonnants, à savoir Matt Sweeney (ex-leader de Chavez), Stephen Malkmus (que l’on ne vous fera pas l’injure de présenter), Jim White (batteur pour Dirty Three) et Emmett Kelly (figure plus confidentielle qui fraie depuis longtemps avec ce genre de beau linge, de Ty Segall à Bonnie ‘Prince’ Billy). Ce casting de numéros 10 du rock indé, sponsorisé par les années où tu n’étais pas dégarni, prend de fait la situation au douze-millième degré en nommant le projet The Hard Quartet, et surtout en enregistrant en une poignée de jours un premier album éponyme qui, de prime abord, sent le bon vieux bœuf tapé entre potes. Sauf que grâce à ce line-up inédit, la petite bande laisse aussi des années d’automatismes à la porte de la salle de répète, tout en se donnant de jolis petits défis d’écriture en prime. Matt Sweeney prouve avec Rio’s Song et Killed By Death que la sève mélodique qui animait son joyau d’antan Unreal Is Here coule toujours dans ses veines. Stephen Malkmus, que l’on n’avait pas entendu à ce point goguenard depuis l’époque Pavement, retrouve le génie slacker de Wowee Zowee, en particulier sur le magnifique Hey, le prenant Six Deaf Rats, ou encore les foutraques Chrome Mess et Action For The Military Boys. Et Emmet Kelly tire sans souci son épingle de ce jeu pourtant déjà bien emberlificoté grâce à son doublé de chansons intimistes. Le seul hic sur The Hard Quartet, avec ses quinze titres s’étalant sur un double-vinyle, c’est le refus de trier. Mais on ne reprochera pas à une bande de jeunes loups de se laisser porter par la faim au moment où l’hiver tombe sur le landerneau indie-rock. Et ce même quand le poil des trois-quarts de la meute tire sur le blanc.

BEING DEAD
Eels

Angularités et harmonies, douceur et nervosité, fantaisies vocales et impact mélodique : Being Dead puise dans ce que tous les genres électriques des soixante dernières années ont eu de meilleur à offrir. Surf-rock, rock psyché, post-punk, indie lofi… Imaginez ce que Dehd donnerait s’ils n’écrivaient pas inlassablement la même chanson, et avaient au contraire l’éclair de génie d’insuffler dans leur artisanat nostalgique clins d’œil dada, chausse-trappes stylistiques et brusques changements de tempo ou d’intensités. Sur le papier, la musique de Falcon Bitch et Shmoofy ne devrait pas fonctionner (ces noms de scène, déjà !). Et pourtant il suffit d’une écoute ou deux pour que ce propos-là fasse sens, et même pour qu’il devienne totalement évident, logique, addictif, voire même tubesque. La marque des grands artistes est souvent qu’ils vous emmènent dans leur propre folie, et toute aussi douce qu’elle soit, celle qui se déploie dans EELS s’avère hautement contagieuse. La présence du couteau suisse John Congleton (voir ce qui a déjà été dit du producteur dans la chronique sur Mannequin Pussy) participe certes à ce petit miracle. On prendra toutefois garde à ne plus sous-estimer le duo texan à l’avenir. Il y a du X, du Talking Heads et du Pixies de la grande époque chez Being Dead. Et pourtant, le duo texan creuse en permanence son propre sillon, sans jamais singer les réussites passées de ces grands noms-là. Être insaisissable comme une anguille est parfois la plus belle façon d’impressionner.

FRIKO
Where We’ve Been, Where We Go From Here

Dès les premières minutes de Where We’ve Been, Where We Go From Here, la question se pose : Friko serait-il la réponse américaine à Black Country, New Road ? Même sensibilité adolescente — très indie/emo années 2000 — même attrait pour les mélodies à fleur de peau, même goût pour les orchestrations fouillées alternant avec de soudaines embardées bruitistes… Tout juste notera-t-on que le songwriting de Niko Kapetan et Bailey Minzenberger est peut-être plus direct et moins conceptuel que celui des londonien.ne.s, sans jamais y perdre au change vu l’impact immédiat de grandes chansons telles que Crimson To Chrome, Crashing Through, Statues ou encore Get Numb To It!. Quelques virages à 180 degrés sont certes négociés de manière assez désinvolte, mais l’énergie générale de l’ensemble et l’émouvante harmonie entre la voix de Niko et celle de sa partenaire suggèrent un potentiel rarement observé sur un premier album. Aura +1000 pour quiconque a déjà fantasmé à quoi pourrait ressembler en 2024 l’héritage commun d’Arcade Fire, Modest Mouse, Yeah Yeah Yeahs et MeWithoutYou. Ne cherchez pas ailleurs, ça se passe à Chicago en ce moment-même.

INDIE POP ROCK

NILÜFER YANYA
My Method Actor

Like I say, like I say, like I say…‘ Après Painless sorti il y a deux ans, Nilüfer Yanya réussit avec My Method Actor le tour de force de poursuivre avec brio son mélange de rock, R&B, dream pop et d’expérimentation électronique, mais cette fois dans un ensemble beaucoup plus cohérent et homogène. Ses textes profondément personnels et souvent introspectifs prennent une dimension nouvelle, portés par un univers sonore plus affiné – parfois feutré, d’autres fois subtilement rocailleux – où chaque morceau semble décrire une recherche constante de sens. Tout récemment signée sur le label Ninja Tune, l’anglaise confirme ainsi sa position de nouvelle pépite de la scène musicale britannique avec cet album aventureux mais accessible, sans nul doute le plus intime et abouti de sa jeune carrière. Il serait donc dommage de ne pas écouter ce que sa voix à la fois suave et piquante a à nous dire.

DINO BRANDAO
Self-Inclusion

Plus latin que jamais malgré ses origines suisses et angolaises, Dino Brandão nous offre avec Self-Inclusion un disque aussi solaire qu’introspectif. Celui que l’on a découvert sur scène lors de la dernière tournée de Timber Timbre a beaucoup marqué les esprits en abordant mieux que personne le thème des maladies mentales avec un optimisme contagieux. Lui-même atteint de schizophrénie, il s’impose comme le créateur d’une œuvre singulière, toujours en mouvement, accessible et sincère. Avec une nonchalance qui rappelle Mac DeMarco, un regard acéré sur le monde qui l’entoure et sur nos paradoxes, il nous partage ainsi un premier album solo parsemé de mélodies savoureuses servies par une interprétation incarnée et un songwriting de haute volée. Publié au printemps dernier, ce disque a fait notre été pour ne plus nous laisser en sortir.

MK.GEE
Two Star & The Dream Police

Avec Two Star & the Dream Police, Mk.Gee réinvente les codes de l’indie rock moderne, mêlant expérimentations électroniques et riffs de guitare frénétiques, le tout dans une alchimie sonore aussi novatrice qu’addictive. L’artiste américain pousse encore plus loin l’usage des effets pour créer des atmosphères déconcertantes, où chaque morceau semble défier les conventions du genre.  S’il continue sur cette trajectoire, Mk.Gee pourrait bien devenir le prochain poids lourd de l’indie mainstream, et on place ainsi pas mal d’espoir en lui. Mais on se souviendra aussi avec émotion de sa phase d’éclosion, lui qu’on suit déjà depuis quelques années. Parce que c’est quand les esprits frappeurs comme le sien se révèlent au grand jour que l’on se prend les baffes les plus mémorables.

THE LAST DINNER PARTY
Prelude to Ecstasy

Girls band d’un nouveau genre, The Last Dinner Party frappe fort avec un premier album entre pop classieuse, rock abrasif et élans symphoniques. Démontrant un talent certain pour les mélodies envoûtantes et les arrangements ambitieux, les cinq londoniennes nous ouvrent grand les portes de leur bal électrique, se passant de la permission de minuit et des conventions trop encombrantes. Il en résulte un cocktail magique dont nos oreilles se délectent d’abord avec modération avant de sombrer définitivement dans l’addiction. Ne pas se fier aux apparences donc ; à l’image de la surprenante mutation de Fontaines D.C., The Last Dinner Party est la preuve que la pop sucrée ne rime pas toujours avec insignifiance. Produit par James Ford, naviguant quelque part entre Danny Elfman, Weyes Blood et les SparksPrelude To Ecstasy est donc un disque baroque aussi ludique que séduisant.

HYPERPOP

CHARLI XCX
Brat

Oui il y a le mot ‘pop’ dans ‘hyperpop’, même si les couches d’ironie et de recyclages hypertextuels utilisés dans cette scène-là (y compris par Charli XCX) ont plus souvent phagocyté la lisibilité du propos que laissé le néophyte accéder au plaisir immédiat de la mélodie. Combien de refrains ravageurs ou de hooks synthétiques mémorables depuis les débuts de l’hyperpop ? Très peu, et c’est le comble ! Jusqu’à ce que Charli annonce la couleur avec la pochette vert fluo de Brat, et lance elle-même un énorme pavé dans la mare. Une bonne partie des reproches habituellement émis au genre se retrouveront ici atomisés pour quiconque supportera l’usage immodéré de l’Auto-Tune. Car derrière les memes et les TikTok trends qui secouent la toile, Brat est un disque qui renoue avec la facture des grands game changers d’antan, assez étonnamment. Succession de bangers sans un seul temps mort ? Check. Variété des intentions et ambiances, qui renforcent paradoxalement la cohésion globale de l’œuvre ? Check. Construction narrative résonnant avec ce dynamisme musical, qui voit Charli passer de party girl superficielle à jeune femme plus touchante ensuite ? Check. La morgue délirante et abrasive des productions de A.G. Cook (également responsable cette année d’un Britpop assez notable), mais aussi celles de Keane, Gesaffelstein, Hudson Mohawke ou encore Cirkut, réactualise le meilleur du dancefloor et de la French touch, dépoussiérant au passage un champ électronique menacé de sclérose. Mais c’est surtout la touche Charli, son énergie et sa sensibilité de millennial girl se foutant des codes pour mieux pouvoir créer les siens ensuite – qui fait de Brat un véritable phénomène. ‘Bumping that’ for sure.

SOFT ROCK – ALT-COUNTRY – R&B

FAYE WEBSTER
Underdressed at The Symphony

Une pedal steel, une atmosphère suave, quelque part entre le torride et l’ébriété, et une introspection habitée d’une bonne dose d’autodérision : on ne change pas une recette aussi atypique et Faye Webster continue avec ce quatrième album sur la lancée de ses prédécesseurs. Un groove lent, appuyé par une section rythmique métronomique. Des airs de R’n’B teintés de folk, et quelques nouveautés, comme cette présence de l’autotune qui aura fait succomber davantage de timbres de voix que le covid. Reste que son utilisation sur ces airs chill fonctionne bien et vient donner à Underdressed at The Symphony une note de nouveauté bienvenue, histoire de pimenter une formule qui sans cela aurait pu passer pour trop mécanique. Le featuring de Lil Yachty sur Lego Ring vient nous rappeler que Faye Webster vient de la scène rap d’Atlanta, et ouvre lui aussi de nouvelles perspectives…

(INDIE) FOLK

PHOSPHORESCENT
Revelator

Matthew Houck, le leader incontestable de Phosphorescent, a décrit Revelator, titre de l’album éponyme sorti en avril dernier, comme sa plus belle chanson jamais écrite. On pouvait sentir le classique coup de com’, mais à l’écoute du single, sorti en amont de l’album, on était prêt à signer avec lui : on y retrouve la constante désabusée qui traverse l’ensemble de la discographie du groupe et des paroles incisives comme rarement pour en témoigner : ‘I don’t even like what I like anymore’. La production, plus suave et chaleureuse que sur les LPs précédents, laissait également très enthousiaste. La suite de Revelator n’atteint pas les sommets de son premier titre, risque encouru à balancer le meilleur d’emblée, mais elle mérite des écoutes successives pour s’accommoder de ce nouveau son, allant avec un changement de label pour cette formation ex-symbole de l’indie-americana auquel bon nombre de critiques semblent aujourd’hui avoir préféré les nouveaux venus MJ Lenderman ou Waxahatchee. Vous avez dit révélateur ?

JESSICA PRATT
Here In The Pitch

En vingt-sept petites minutes, Jessica Pratt érige une montagne de douceur et de sensibilité. Voix acidulée mais profonde, accompagnement minimal à la guitare acoustique… Le canevas est le même que sur On Your Own Again et Quiet Signs, sauf que Pratt ajoute aujourd’hui à ce propos intimiste d’élégantes nouvelles couches instrumentales : percussions aux sonorités brésiliennes évoquant un vol charter Los Angeles – Rio De Janeiro ; Mellotron impressionniste dans l’arrière-cour de l’hacienda ; orgue farfisa, saxophone baryton, glockenspiel… Ce faisant, l’artiste californienne parvient soit à rendre ses chansons encore plus introspectives et mystérieuses que par le passé – comme en attestent les entrelacs oniriques et imprévisibles de Empires Never Know – soit à les placer au niveau du génie mélodique d’un Brian Wilson ou d’un Scott Walker, comme le prouvent Life Is et The Last Year. Filtrées par l’intermédiaire d’une production explorant des brumes toujours plus nocturnes et noyées d’échos, les ambiances Brill Building et bossanova offrent une aura cinématique à l’ensemble. Et si chaque titre semble tiré d’une compilation regroupant des joyaux méconnus de la fin des sixties ou du début des seventies, l’écriture de Pratt est assez singulière pour que le film ne donne pas l’impression d’avoir déjà été vu maintes fois auparavant. Plonger dans ce genre de salle obscure, c’est prendre le risque de ne jamais en ressortir, et Here in the Pitch, véritable bijou de folk psychédélique, vous fera prendre ce risque à chacune de ses précieuses secondes.

SLOWCORE

DUSTER
In Dreams

Neurasthénie, quand nous tiens. Peu jouasse mais toujours aussi atmosphérique, Duster a publié à la fin de l’été un sixième album (le quatrième en cinq ans) et, spoiler, le son du groupe est toujours aussi beau et planant. Épuré, presque dévitalisé, incorporant des éléments électroniques et des textures singulières, ce nouveau disque s’appréhende comme l’esquisse d’un rêve, celui qui s’apprête à naître ou peut-être que l’on s’apprête à quitter pour, lentement, glisser vers la dystopie. Les images mentales défilent, les sons nous transportent, et la magie du minimalisme chirurgical du trio devenu duo opère toujours. Le soleil de la Californie n’a jamais semblé si près du crépuscule, et c’est peu dire que l’on s’en réjouit.

POST-ROCK

SAMLRC
A Lonely Sinner

Avec A Lonely Sinner, la jeune artiste brésilienne samlrc délivre un poignant mélange de post-rock et de shoegaze, ouvertement inspiré des Swans, de The Microphones, ainsi que de la folk de Sufjan Stevens. L’ensemble est produit par ses soins, entièrement enregistré dans sa chambre, et a pour but premier le fait d’être cathartique. Samantha multiplie les références autour de la figure vulnérable du mouton (‘An album about a sheep experiencing love in its nature’), dans la perspective d’illustrer l’ensemble des traumatismes qu’elle a subi dans sa vie. A ce titre, le morceau Storge est un monument à lui tout seul : elle identifie l’enclos dont souhaiterait s’échapper le mouton au foyer toxique dans lequel elle a grandi, le tout sur une instrumentation digne des plus belles heures de la bande de Michael Gira. A Lonely Sinner est un petit trésor caché, une œuvre à l’authenticité rare, témoin discret d’une artiste bouleversée et marginale.

POST-HARDCORE – SPACE ROCK

DEATH BY GONG
Descalator

Quoi de mieux que de pouvoir faire de la musique entre amis ? C’est probablement ce que s’est dit Chris Breuer en montant Death By Gong avec Jobst M. Feit, son vieil acolyte au sein du feu combo noise-hardcore Llynch. L’implication de Peter Voigtmann, à la fois ancien complice de Breuer dans The Ocean et Heads, et producteur des albums de son groupe Zahn, s’est ensuite assez vite imposée comme une évidence – tout comme celle de Fabian Bremer (AUA, Velcros) pour l’artwork, vu qu’il officie également aux coté de Feit dans RADARE. Vous suivez toujours ? Si ce n’est pas le cas, ce n’est pas grave. Dîtes-vous seulement que tout ce petit monde est bourré de talent, et mériterait amplement d’être bien plus connu, que ce soit à l’intérieur des frontières allemandes ou à l’extérieur. Nouvel exemple avec ce Descalator sorti en septembre, et qui voit Death By Gong dérouler sans peine pléthore de registres, qu’il s’agisse du post-hardcore mâtiné de space rock des mythiques Failure (Heavy Air), de l’electro rock lo-fi de leurs compatriotes de The Notwist (Troy Toy), du stoner/psyché des regrettés Torche (Negativity), ou même du rock progressif de Steven Wilson (Until It Breaks, Descalator). La tessiture du chant lead et les textures de synthé, qui contribuent pour beaucoup à ce dernier rapprochement, apportent une originalité indéniable au disque. Et placés tout en avant du mix, les lignes de basse épaisses de Breuer et les plans de batterie de Voigtmann – sobres mais bien sentis – agissent comme un solide liant permettant à la sauce de prendre sans jamais tourner. Une virée dépaysante, quelque part entre fascination lysergique et épisodes de défoulement plus cathartique, qui laissera des souvenirs à tout amateur d’aventures rugueuses et de cloisons défoncées entre styles.

EXPERIMENTAL

TOECHTER
Epic Wonder

Faisant rencontrer musique contemporaine, pop et électronique, les trois berlinoises de Toechter livrent un deuxième album halluciné. Empreint d’une grande magie, Epic Wonder ne ment pas sur son titre : les onze morceaux qui le composent sont aussi dépaysants qu’éclatants, à la fois aériens et telluriques. Proche de l’ineffable, au plus près des sons et des sensations, le processus de création est aussi passionnant que son résultat final. De formation classique, le trio s’est en effet penché sur les cordes – un violon, un alto, un violoncelle – avant de retravailler l’ensemble par le biais de bidouillages électroniques en y ajoutant des voix et des percussions. Un alliage qui tisse un lien entre passé et futur, tradition et innovation, analogique et numérique, générant ainsi un enchantement permanent. Une pure merveille vous dit-on.

AROOJ AFTAB
Night Reign

Les étiquettes, si elles peuvent être utiles pour savoir comment ranger ses disques, sont souvent tristes d’imprécision. Ainsi Arooj Aftab, née au Pakistan et qui alterne sa langue natale et l’anglais pour chanter, se voit labélisée ‘musique du monde’, catégorie dans laquelle elle a décroché un Grammy. La néo-new yorkaise se plaint avec humour des résonances tronquées que ses origines peuvent donner à ses compositions.On pense souvent que mes textes sont sur les tragédies vécues au Moyen-Orient, mais ce sont surtout des chansons sur mes pérégrinations alcoolisées et en détresse sentimentale‘. Night Reign déchire donc toutes ces étiquettes, et étend ses ramifications sur des territoires indiscernables. Bolo Na a des airs de stoner à la OM, quand Whiskey sonne comme un classique folk parfaitement arrangé. De part en part, l’album vient nous rappeler que les étiquettes les plus belles sont lacérées, faites de strates, et qu’elles restent définitivement inutiles pour compartimenter quoi que ce soit. Ce sentiment de richesse maturé et d’embranchements multiples est ce qui donne à la musique d’Arooj Aftab sa sève, plus nourrissante que jamais ici.

JAZZ PUNK

THE MESSTHETICS
& James Brandon Lewis

The Messthetics, c’est l’inestimable section rythmique de Fugazi, Joe Lally et Brendan Canty, à laquelle s’est greffé le guitariste virtuose et touche-à-tout Anthony Pirog. Le trio free rock a déjà sorti deux albums en 2018 et 2019, bien évidemment chez Dischord. Le saxophoniste James Brandon Lewis, c’est l’étoile montante du jazz outre-Atlantique, que l’on imagine de prime abord plus orthodoxe que le fantasque londonien Shabaka Hutchings (quelques albums expérimentaux dans la discographie de l’Américain, mais pas de délires new age à la flûte à ce jour…). Et The Messthetics and James Brandon Lewis, c’est donc le premier album collaboratif entre ces deux noms issus d’univers sur le papier très différents. Album qui, honneur ultime, est sorti sur le légendaire label jazz Impulse! cette année. La rencontre s’est d’abord passée de manière impromptue sur scène, donnant rapidement envie aux quatre hommes de remettre le couvert. Et à l’écoute du disque, on comprend vite pourquoi. Après un titre d’ouverture anguleux, posé et harmoniquement retors (L’Orso, faux départ volontairement aride situé entre Eric Dolphy et le… Instrument de Fugazi !), ce qui suit s’avère de fait à la fois accessible et pertinent pour les auditeurs habituels des deux styles ici fusionnés. Influences punk rock (le tube Emergence), hard bop (That Thang!) et post-rock (Three Sisters, Boatly) offrent un écrin parfait aux hooks, questions-réponses et superpositions free jazz ou bruitistes opérées par Pirog et Lewis. Quant à Lally et Canty, ils retrouvent le cachet sec de leurs années avec MacKaye et Picciotto (le mid-tempo de Fourth Wall semble directement tiré de End Hits ou The Argument). Élégance, sophistication, spontanéité… Les deux mondes étaient faits pour se rencontrer.

HIP HOP

JPEGMAFIA
I Lay Down My Life For You

Tout juste un an après la sortie du bouillonnant Scaring The Hoes, véritable laboratoire sonore co-dirigé avec son compère Danny Brown, JPEGMAFIA a dévoilé cette année I LAY DOWN MY LIFE FOR YOU. Ce sixième album moins fantasque semble marquer un nouveau tournant dans la carrière du producteur-rappeur, plus mature et sans doute moins clivant artistiquement. Peggy reste pour autant fidèle à son univers bien atypique : l’artiste manie toujours aussi bien l’art du sampling déstructuré et sonne plus punk que jamais. L’ensemble est embelli par plusieurs featurings savoureux. Denzel Curry démontre que son flow est toujours aussi aiguisé sur l’amusant JPEGULTRA! tandis que la chanteuse Buzzy Lee (Sasha Spielberg) vient embellir une fin d’album étonnamment plus calme et apaisée. Il en ressort une cohérence globale complexe à appréhender et dont JPEG semble être le seul à détenir les clés.

MACH HOMMY
#RICHAXXHAITIAN

Sous le foulard coloré qui cache en permanence la moitié de son visage, Mach-Hommy pérore, vocalise, palabre, harangue, sermonne, analyse, grince, chantonne, crâne, disserte, menace, ricane… Sa langue urbaine est en droite ligne de ses idoles Wu-Tang Clan et Mobb Deep, teintée par l’accentuation du créole haïtien de son enfance, passager clandestin sur un cargo hip hop faisant régulièrement l’aller-retour entre la Grosse Pomme et l’île des Caraïbes. Accompagnée ici ou là par les featurings de Black Thought ou Roc Marciano, cette voix qui ne ressemble à aucune autre – grave, doucement rocailleuse, mi-gangster, mi-philosophe – passe ainsi sans encombre de l’ego-trip le plus spontané à la critique des institutions étouffant les pays émergents (comme avec ce refrain dans POLITickle: ‘International Monetary Fund, I got a monkey on my back and it’s a rather heavy one…’). Ailleurs, sur #Reparation 1, le rappeur étrille l’héritage colonial français à Haïti à travers la reprise sarcastique de la comptine ‘Sous le pont d’Avignon’, et l’air enfantin n’a jamais paru aussi mélancolique et résigné que sur cette production hypnotique de l’habituel complice Conductor Williams. C’est toutefois le versatile SadhuGold qui fournit le gros du travail musical sur ce disque, passant avec aisance de beats claustrophobiques dans la plus pure tradition RZA à des boucles minimalistes teintées de bois jazz et de piano soul d’une classe et d’une texture rares en 2024. Tout juste Mach-Hommy s’accorde-t-il une incursion dans des territoires hip hop plus légers, lumineux et ‘modernes’ sur le morceau-titre, produit par Kaytranada. Mais pour le reste, #RICHAXXHAITIAN se place dans la tradition boom bap intemporelle et nocturne du Pray For Haiti qui avait révélé le rappeur au plus grand nombre en 2021. La galaxie Griselda est constellée d’étoiles, et assurément, Mach-Hommy est devenu un de ses astres les plus brillants aujourd’hui.

PLAYLIST


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