Session de rattrapage – Les oubliés de 2023

Session de rattrapage – Les oubliés de 2023

Parce que l’urgence était ailleurs, que leur ADN ne correspondait pas totalement au nôtre, ou tout bêtement parce qu’ils sont passés loin de nos radars au moment de leur sortie, un certain nombre d’albums notables n’ont pas eu l’honneur d’avoir leur chronique sur Mowno cette année. C’est chose faite maintenant, en mode express. Et il y en a pour tous les goûts, à l’image d’une année 2023 qui aura su être imprévisible jusqu’à la dernière minute. Suivez le guide, un genre après l’autre.

ART ROCK

BLACK COUNTRY, NEW ROAD
Live At Bush Hall

Sans Isaac Wood mais toujours mené par six cerveaux en ébullition, débordants de créativité, Black Country, New Road a publié cette année Live at Bush Hall. Un album enregistré en public qui se lit comme un nouveau chapitre à part entière de sa discographie puisque ce dernier est composé exclusivement de morceaux inédits. Enlevées, torturées ou plus apaisées, ces nouvelles compositions, que l’on jurerait sorties d’une session studio, sont d’une justesse et d’une charge émotionnelle rares. Mention spéciale au titre-fleuve Turbines / Pigs, déchirante fable d’autodépréciation qui atteint à elle seule un nouveau sommet dans l’art du songwriting pourtant déjà édifiant de la formation, et ce tout en continuant de s’affranchir des frontières entre musique indie et orientations plus savantes, ralliant la technique à l’émotion. Un joyau absolu, tout simplement.

POP EXPÉRIMENTALE

WATER FROM YOUR EYES
Everyone’s Crushed

Dans la catégorie des objets musicaux non identifiés, le polymorphe Everyone’s Crushed des new-yorkais de Water From Your Eyes s’est posé peu avant l’été sur la planète pop expé en ratant de peu nos platines. Quelque part entre glitch music, lo-fi, math rock, pop électronique et noise (pour faire court), ces neuf titres nous plongent dans un univers unique, cosmopolite et dadaïste aux résonances post-post modernes, si tant est que cela existe. Un enchevêtrement de textures, de mélodies et de structures où se mêlent cut-up dans le texte et inventivité sans failles dans la musique. En choisissant de ne pas choisir entre les esthétiques et les genres, Nate Amos et Rachel Brown font le meilleur des choix et livrent un disque à la fois radical et accessible, cohérent dans toute sa dimension paradoxale. Un océan de sons et d’idées qui pourrait vite provoquer un raz-de-marée sur les scènes parcourues par la formation, puisqu’elle excelle, aussi, dans ce domaine précis.

POP MELANCOLIQUE

MITSKI
The Land Is Unhospitable And So Are We

Mitski s’était un peu égarée ces dernières années, enregistrant à l’aide de synthétiseurs eighties quelques albums aux ambitions commerciales qui n’ont ironiquement jamais élargi son public de manière significative – si ce n’est une certaine intelligentsia critique adepte de pauses café sans relief au Starbucks du coin. Après une courte période de remise en question, elle nous revient avec The Land Is Inhospitable And So Are We, et réussit la prouesse de nous réconcilier avec son orfèvrerie tour à tour intimiste et profonde. Les grands espaces américains défilent ici sur une bande-son shoegaze et country-rock, ambitieuse mais jamais tape-à-l’œil. Au cours du titre d’ouverture Bug Like An Angel, Mitski croit trouver sa ‘famille’ dans le verre de vin qu’elle savoure seule sous le porche de sa demeure ; Heaven plane au-dessus de nuages crépusculaires ; I’m Your Man convoque des nuées d’insectes nocturnes et des chiens errants dans une ambiance fantomatique à souhait ; et Star est une ode cosmique à l’amour qui égale sans peine les plus belles réussites de Weyes Blood – à qui Mitski emprunte l’arrangeur Drew Erickson pour conduire l’orchestre et le chœur halluciné de dix-sept vocalistes qui l’accompagnent sur une bonne partie des titres. Laissez infuser, surtout. Sous sa surface quelque peu hermétique lors des premières écoutes, The Land Is Inhospitable And So Are We dévoilera ses riches arômes à long terme.

LANA DEL REY
Did You Know There’s a Tunnel Under Ocean Boulevard

Le dernier album de Lana Del ReyDid You Know There’s A Tunnel Under Ocean Boulevard, ne convaincra pas les auditeurs encore réfractaires à l’esthétique film noir et postmoderne de la pop star américaine – trop (volontairement) décousu dans sa première partie, c’est-à-dire construit comme une œuvre cinématographique qui fait la part belle aux scènes d’ambiance, avant que l’intrigue ne démarre réellement dans sa deuxième moitié… Pour les autres auditeurs, déjà convaincus qu’Ultraviolence et Norman Fucking Rockwell resteront des disques essentiels des années 2010, ce dernier opus sera à l’inverse un chapitre incontournable, grâce à un saupoudrage habile de chansons iconiques – le morceau-titre, bien entendu, mais aussi la ballade folk-rock Let The Light In (avec Father John Misty), le délicat Paris Texas, ou encore l’épique Grandfather Please Stand On The Shoulders Of My Father While He’s Deep-Sea Fishing… Le véritable clou du spectacle restant A&W, où Lana se fantasme en escort girl fatale au cours d’une rêverie soyeuse sur le Sunset Boulevard – avant que le doux rêve ne vire en cauchemar trap suintant luxure et malaise à coup de basses vicieuses et obsessionnelles. Entre film d’auteur dérangeant et classique hollywoodien au casting quatre étoiles, Lana ne choisit pas. C’est là toute la singularité de son œuvre, encore aujourd’hui.

SYNTH POP

NATION OF LANGUAGE
Strange Disciple

Qu’il est beau, tant par sa pochette, figurant un religieux grimé et masqué, que par l’univers qu’il draine, ce Strange Disciple. Le trio so brooklynesque Nation Of Language nous projette ici dans ce que les eighties ont de meilleur, avec sa formation synthé-basse-boite à rythme. Découvert par Mowno lors d’un périple au Iceland Airwaves Festival l’an passé, le groupe nous avait accrochés par sa simplicité et le sentiment d’évidence qui se dégageait de sa musique. Des lignes claires, assurément accrocheuses, que l’on retrouve à foison dans ce dernier album, dont le retentissement critique a été peu perçu dans l’Hexagone. Les British de Rough Trade ne s’y sont pourtant pas trompés, classant tout simplement Strange Disciple en album de l’année. Consécration méritée pour ce renouveau pop, délesté de guitares, qui a étrangement un côté bien plus rock que pas mal de formations à six cordes entendues ailleurs.

POP ELECTRO PSYCHÉDÉLIQUE

FLAVIEN BERGER
Dans Cent Ans

Cinq ans après le très médiatisé Contre-Temps, Flavien Berger a sorti avec un peu plus de discrétion Dans Cent Ans à la fin de l’hiver 2023. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la fraicheur du parisien fait du bien aux oreilles et à l’esprit. Dissimulé derrière le postural cool qui lui sert de planque, Flavien cisèle ses paroles avec autant de précision que ses boucles, en faux désinvolte et vrai talentueux. La rencontre de son univers poétique – ces textes chargés de nostalgie, lancés dans un haussement d’épaule désabusé – avec des beats mémorables et autres sonorités hyper accrocheuses (même en version slow) en font assurément l’une des figures les plus singulières du paysage pop frenchie. Dans Cent Ans confirme ce statut avec autant d’aplomb que possible, sur platine comme en live, où le mélange d’humour, de joie et de mélancolie génère une énergie aussi unique qu’appréciable.

PETIT FANTÔME
Stave II

A l’aube des années 2010, Petit Fantôme (Pierre Loustaunau à l’état civil) rendait publiques ses expérimentations musicales, dont son aventureuse mixtape Stave. Quelques années plus tard, Un Mouvement Pour le Vent confirmait sous l’étiquette de premier album la créativité débridée de cet esprit libre qui préfère fuir le monde connecté, en décalage de la scène franco-française de la décennie passée. On l’a retrouvé toujours aussi inspiré cette année avec Stave II, objet musical non identifié qui s’inscrit avec éclat dans la courte discographie du Landais. Sur une échelle allant du réemploi malin d’une sonnerie de téléphone bien connue à une débauche de jeunes et vieux synthétiseurs bien calibrés, en passant par des textes drôles et touchants, les bonnes idées foisonnent et s’enchaînent sans jamais s’entrechoquer maladroitement ou emprunter des voies sans issue. Bonjour Pierre, et merci.

ROCK PSYCHÉ 70'S

GOAT
Medecine

Plus de dix ans après la sortie de World Music, on ne connait toujours pas l’identité exacte des membres masqués de Goat. Tout juste sait-on qu’ils viennent de Gothenburg en Suède, comme cet autre mystérieux projet connu sous le nom de GÅS, dont beaucoup soupçonnent qu’il fait partie du même collectif inspiré par les rites vaudous, le rock seventies, la galaxie kraut et les musiques dites ‘du monde’. Succédant à Oh Death, et surtout à l’excellente BO de la série de la BBC The Gallows Pole (mêlant titres phares et nouvelles compos riches en textures envoutantes), Medicine bénéficie de l’élan que cette expérience cinématographique a offert au groupe – élan qui leur permet de passer avec aisance du folk anatolien de Raised By Hills à la jam boueuse et bluesy de I Became The Unemployment Office. Avec ses guitares folk ou électriques, tremblantes et hypnotiques, ses flutes hantées, ses synthés vintage en maraude, et ses voix possédées – qu’elles soient masculines ou féminines – Goat propose une ambiance de plus en plus intense et lysergique au fil des années. Ne manquer sous aucun prétexte la ‘reprise’ du Join The Resistance de… GÅS, qui résume en six petites minutes le meilleur de Jefferson Airplane, Black Sabbath et Amon Düül II. Le jour où le groupe suédois arrivera à rassembler ses plus belles pépites dans un seul album, il sera à coup sûr the Greatest Of All Time.

FOLK

MATT ELLIOTT
The End of Days

Toujours aussi tourmenté dans sa musique comme dans ses textes, nous aurions pourtant tort de ne pas nous saisir des faisceaux de lumière qui traversent The End Of Days, dernier né de Matt Elliott. En six morceaux et trois quart d’heure de musique, l’architecte de Third Eye Foundation nous comble de mélancolie avec sa voix crépusculaire, ses arpèges de guitare enivrants, la touche boisée de son saxophone et celle, plus discrète et feutrée, du piano de David Chalmin. La tempête n’est jamais loin, tout comme la désolation qui règne dans ses obscures valses célébrant la fin du monde. Pourtant, l’intime et la danse se mêlent aux sentiments les plus sombres pour nous livrer une palette de couleurs chaudes, d’inspiration hispanique, balkanique ou klezmer. Comme pour mieux nous rappeler qu’un souffle de vie pourra toujours rallumer la flamme des quêtes les plus désespérées, et ce, grâce à une musique profondément humble et sincère face à un monde pourtant sourd à toute marque d’humanité.

MF TOMLINSON
We Are Still Wild Horses

Égaré entre les fantômes de la folk anglo-saxonne des années 1960/70 et la modernité dans laquelle il évolue malgré lui, MF Tomlinson développe ici un univers qui ne ressemble à aucun autre. Dépaysante et insaisissable, la musique de l’australien établi à Londres n’en reste pas moins familière et chaleureuse. Et elle est surtout d’une richesse mélodique rare, comme en atteste The End of the Road, que l’on pourrait chanter des heures durant, happé par la beauté pure de ses chœurs mixtes. Idem pour la pièce maîtresse éponyme d’une vingtaine de minutes – qui n’en paraissent qu’une petite poignée : piano, percussions, contrebasse, flûtes et synthétiseurs battants, ce morceau de bravoure dépeint une odyssée de sons et d’émotions singulières, avant de s’éteindre à feu doux dans une jam jazzy vaporeuse. Difficile de rester insensible devant autant de maturité et de talent. Enfin obtenir une reconnaissance qui soit égale à sa juste valeur, voilà tout le mal que l’on peut souhaiter à cet artiste attachant aujourd’hui.

STEPHEN STEINBRINK
Disappearing Coin

Mélodieux comme un Elliott Smith et bricoleur comme un Chris Cohen, Stephen Steinbrink égrène les pépites en toute discrétion depuis une bonne décennie maintenant. Avec Disappearing Coin, inspiré par la vidéo anecdotique d’un magicien bluffant un adolescent à l’aide d’une simple pièce de monnaie, le brillant songwriter en est à la sixième démonstration de sa facilité à façonner des morceaux à l’armature pop aérée, biberonnés à la mélancolie mais digérés avec une bonne dose d’ingéniosité et de douceur. Dans un registre aussi bien tout-acoustique (Addicted to a Dream) que semi-électrique (Nowhere Real (Reprise)), l’américain exprime à la perfection son don pour alléger les questions existentielles et éclairer les petits riens de la vie, selon un tour de magie musicale qui ne rate jamais.

INDIE ROCK

WEDNESDAY
Rat Saw Dog

Rat Saw God de Wednesday est une plongée en plein cœur de l’Amérique profonde des états du sud, gothique et redneck, entre guitares saturées en mode très crado – comme branchées directement sur la console – arrangements de lap steel lorgnant vers la country, et clins d’oeil plus pop. Groupe phare de la scène indie-rock explosant actuellement en Caroline Du Nord (incluant son guitariste MJ Lenderman, dont la carrière solo a également le vent en poupe), Wednesday profite donc d’une hype certaine outre-Atlantique. Porté par ce contexte favorable, Rat Saw God vaut surtout le détour pour une bonne poignée de titres mémorables en son sein (le long et épique Bull Believer, Quarry, Chosen To Deserve, TV In The Gas Pump…) Le charisme de la meneuse de tout ce petit monde, Karly Hartzman, est indéniable, tout comme l’est son talent pour des paroles dépeignant par l’intermédiaire de vignettes pittoresques le quotidien sordide du Deep South en 2023, sur une voix oscillant entre les accents d’une Cat Power des tous débuts et des séquences plus outrancières – soit hurlées, soit au bord de la rupture. Certaines oreilles délicates risquent de se crisper, mais qu’importe. Le mot trash dans ‘white trash’ a un certain pouvoir évocateur, Wednesday l’a bien pigé.

METAL

DEATH ENGINE
Ocean

En partie enregistré à The Apiary (par Joris Saïdani, batteur de Birds In Row), le bien-nommé Ocean des lorientais de Death Engine n’est pas du genre à s’attarder le long des golfes clairs. On est plutôt là au cœur d’une grosse mer que le plus résistant des marins bretons n’irait pas affronter sans nette appréhension, avec la peur au ventre de jamais revenir. Une mer hostile qui est également celle que les migrants affrontent pour espérer rejoindre une vie meilleure, comme semblent le rappeler les notes de pochette du disque. Chant hurlé, basse saturée et martiale, accents lourds et implacables aux guitares… Tout y est pour évoquer l’effroi et la mort. Là où Ocean sort du lot, toutefois, c’est dans la manière dont il réussit aussi à s’affranchir de cette esthétique générale pour des ambiances relativement moins chargées, disséminées avec la précision d’un GPS, et relançant l’intérêt sans jamais dénaturer le propos de départ. Séquences planantes à la Isis – voire reverbées à la The Cure ! – éphémères mais épiques envolées noise, chant clair du frontman/guitariste Mikaël Le Diraison sur le tournoyant Dying Alone… Dans l’œil de chaque cyclone, on peut trouver une zone de répit, voire quelques rayons de soleil.  Ce qui n’empêche pas la tempête de faire rage autour.

KING GIZZARD & THE LIZARD WIZARD
Petrodragonic Apocalypse

Il faudra pardonner à Mowno de ne pas tenir le rythme face à la frénésie créative de King Gizzard And The Lizard Wizard. Si l’électronique The Silver Cord a bien été chroniqué sur notre site, son prédécesseur bourrin (et jumeau conceptuel) Petrodragonic Apocalypse est passé à la trappe cette année. Il faut dire que le style utilisé pour ce disque-ci n’est pas forcément le choix de prédilection de la boutique – on parle ici de thrash metal un peu kitsch, déjà exploré par les australiens sur Infest The Rat’s Nest entre un album de bourrée irlandaise et un LP de relaxation sophrologique. Nan, on déconne, hein. Quoique… Tout sarcasme facile sur la productivité hétéroclite du Roi Gésier et le style employé au cours de Petrodragonic Apocalypse mis à part, il faut reconnaître que l’album tient la route. Deux raisons à cela : les hooks mémorables de titres comme Motor Spirit, Supercell ou Gila Monster, et la patte reconnaissable de Stu et ses acolytes qui s’affirme sur la deuxième partie du disque, entre détails microtonaux et passages moins balisés par le genre de départ. Le programme restant néanmoins chargé, on conseillera juste à ceux et celles qui ne sont pas des adeptes forcenés du gizzverse de faire des pauses en milieu de parcours.

TAR POND
Petrol

Tar Pond‘, ‘Petrol’… Il est des termes qui ne trompent pas sur la marchandise : l’univers musical des Helvètes s’ancre, en effet, complètement en terres doom metal. Mais ceux qui ont goûté à l’excellent Protocol of Constant Sadness (2020) le savent déjà : le groupe fondé par Marky Edelmann (Coroner) et feu Martin Ain (Celtic Frost) tisse sa toile bien au-delà de ce courant héritier de Black Sabbath. Et sur ce nouvel opus, le quintet pousse même la chose quelques crans plus loin : les passages pachydermiques et hypnotiques – classiques du genre – sont ainsi brillamment entrecoupés d’accalmies salvatrices prenant la forme de riffs de guitare aériens ou de lignes mélodiques proprement planantes. Et l’utilisation habile d’effets de modulation, tant pour la six-cordes que pour le chant, vient tout bonnement enfoncer le clou en ce sens… Le morceau Something, point d’orgue de l’album, en est d’ailleurs une parfaite illustration. Ajoutez à cela un final qui embrasse littéralement les penchants psychédéliques tendance ‘clair-obscur’ de la bande de feu Layne Stayley et Jerry Cantrell, et qui – ô hasard – se prénomme Dirt, et vous n’aurez décidément plus aucune raison valable de ne pas donner sa chance au produit…

POST PUNK MÉLODIQUE

MOTORAMA
Sleep And I Will Sing

En huit morceaux et moins de trente minutes, Sleep And I Will Sing de Motorama respecte à l’intention près des standards déjà éprouvés au cours d’une discographie de belle taille : guitares au clean brillant et épuré, section rythmique au carré incluant une basse sachant se faire aussi mélodique que vrombissante, discrets apports de claviers qui font respirer l’ensemble, sur lequel se pose le timbre grave de Vladislav Parshin… À l’Est, rien de nouveau, donc – et c’est une bonne nouvelle, renforcée par l’apport de textes empreints d’une sérénité poétique rarement aussi assumée dans l’histoire du groupe. Sans doute le plus beau de tous, cet album forme ainsi le faisceau le plus clair et lumineux de l’arc-en-ciel monochrome qu’enrichissent les Russes sortie après sortie.

JAZZ PUNK

JAIMIE BRANCH
Fly Or Die Fly Or Die Fly Or Die

Jaimie Branch ne soufflera plus sur les braises de sa passion viscérale pour les bœufs dantesques et les jazz-clubs new-yorkais à l’ambiance survoltée. Une overdose d’opioïde a en effet emporté cette année la trompettiste américaine à l’âge de 39 ans, stoppant net une ascension qui, si elle a été trop courte, aura déjà été spectaculaire à bien des égards. Nul plan de carrière ne semblait guider Jaimie pourtant. En atteste la spontanéité qui anime les compositions de cet album posthume, dernier volet d’une trilogie qui laissera le souvenir ému d’une personnalité hors norme, loin des clichés guindés et des postures performatives trop souvent associées au jazz. La virtuosité gratuite n’intéressait visiblement pas cet électron libre, qui lâchait d’ailleurs souvent sa trompette pour chantonner de sa voix frêle, non ‘professionnelle’ – écouter sa touchante reprise du Comin’ Down (The Mountain) des Meat Puppets pour s’en faire une petite idée. Ce qui portait Jaimie, c’était donc l’émotion, mais aussi la dynamique de groupe, les grooves implacables, ou encore le goût des harmonies saisissantes – oscillant entre jams festives et soudains accès de tension. Accompagnée par un backing band à l’imagination débordante, empruntant autant au jazz qu’au rock psyché et à la world music (voire au punk et au post-rock), Jaimie Branch semblait aimer la musique sous toutes ses formes. Et si la trompettiste est partie trop tôt, il ne sera jamais trop tard pour découvrir celle qu’elle a laissé derrière elle. Fly, not Die.

HIP HOP

BILLY WOODS & KENNY SEGALL
Maps

Vétéran de la scène hip hop new yorkaise, Billy Woods est depuis environ une décennie l’auteur d’œuvres cultes marquées par la paranoïa et les narrations conceptuelles. En s’associant avec le producteur californien Kenny Segall pour les textures plus laidback et aérées de Maps, Woods délaisse ici les high concepts pour raconter son éternelle errance en tant que rappeur underground donnant des concerts d’un bout à l’autre de la planète. Ce faisant, il laisse entrer un peu de soleil dans son univers charbonneux, éclairant d’un jour cruel l’état de jet lag qu’il subit en permanence. Les instrumentaux de Segall sont subtils et cinématiques, l’imagerie déployée dans les lyrics est dense comme le nuage de weed qui suit Billy d’un aéroport à l’autre, et les featurings sont dignes d’un billet de première classe, entre Danny Brown, Aesop Rock, Samuel T. Herring (de Future Islands), et ELUCID – avec qui Woods forme parallèlement le duo Armand Hammer (responsable de We Buy Diabetic Test Strips, également sorti cette année). Dans une année 2023 un peu chiche en albums hip hop qui valent véritablement le détour, il serait dommage de ne pas réserver ce vol low-cost mais cozy-as-fuck à destination de sommets rapologiques parfois exigeants, mais jamais inaccessibles.

PARIS TEXAS
Mid Air

Beaucoup plus braillard, le Mid Air des californiens de Paris Texas s’engouffre dans une interprétation très linéaire des délires psychotiques de JPEGMAFIA (qui apparaît dans un de leurs clips), mâtinée d’une nette influence rock et post-punk – voir par exemple ce clin d’œil à King Krule délivré dans un court titre rendant un hommage décalé à la perfide Albion. Les mauvaises langues auront beau dire que les talents de rappeurs de Louis et Felix ne sont pas à la hauteur, l’essentiel est ailleurs. Par exemple dans les prods aux basses profondes, ou encore dans ces refrains vocaux s’incrustant dans votre crâne comme une tâche de lean sur votre hoodie. On ne demande pas forcément aux indie-rockers de chanter juste. Pourquoi demander à des rappeurs d’être des killers absolus sur le mic quand cela s’avère subsidiaire pour marquer les esprits ? Mid Air déroule un vrai propos, en plus, qui dépasse ses gimmicks les plus voyants : au cours de ses aventures potaches à la Clerks, Paris Texas se projette en effet dans des horizons toujours plus lointains, qu’ils soient stylistiques ou géographiques – de l’Europe, si différente, si ‘exotique’, à la planète Mars, d’où proviennent les OVNIS hallucinés à plusieurs reprises par Louis et Felix. Comme Sun Ra et Parliament l’ont fait avant eux, les nouveaux rejetés du rêve américain et de son racisme systémique subliment toujours leurs souffrances en embarquant dans des soucoupes volantes imaginaires, faites de bric et de broc. Et si celle de Paris Texas filait vers le futur du rap ?

DARK SYNTHWAVE / ELECTRONIC AMBIENT

WARRINGTON-RUNCORN NEW TOWN DEVELOPMENT PLAN
The Nation’s Most Central Location

Gordon Chapman-Fox est un personnage fort étrange. Quand il démarre son projet Warrington-Runcorn New Town Development Plan en 2021, il essaie d’abord de faire croire que sa musique ambient est la bande-son d’un documentaire de la fin des années 70 faisant la promotion d’un projet immobilier à la Le Corbusier. Depuis, Gordon décline ce concept rétro-futuriste d’album en album, avec un sous-texte de plus en plus dystopique. Son quatrième LP, The Nation’s Most Central Location, a ainsi pour thématique les inégalités structurelles entre le Nord et le Sud de l’Angleterre, de l’époque de Maggie Thatcher à celle de Boris Johnson. Nul pensum ne viendra toutefois perturber votre écoute, la musique de Gordon étant intégralement instrumentale. Si l’alternance entre architecture minimale et chapes de béton brutalistes évoque le monde d’après dépeint dans le Tomorrow’s Harvest de Boards Of Canada, il faut remonter beaucoup plus loin pour trouver les véritables sources d’inspiration de ce disque (Cluster, Brian Eno, Tangerine Dream, le Vangelis de Blade Runner…). Avec une telle prédisposition pour serrer les gorges et poser des atmosphères à la fois référencées et intemporelles – soit fascinantes, soit oppressantes – parions que le monde du cinéma ne tardera pas à remarquer les talents de Mr. Chapman-Fox.

FOLKTRONICA / AMBIENT

BENOIT POULIARD
Eidetic

Il parait que l’américain Thomas Meluch a trouvé son nom d’artiste aux sonorités francophones, ‘Benoît Pioulard‘, au cours d’un rêve intense. À l’écoute de ce dernier album, soyeuse plongée dans des eaux tout à tour apaisantes, mélancoliques et lumineuses, on se dit que les rêves de Thomas doivent donner des sensations que peu d’entre nous ont la chance de vivre au moment de dormir. Depuis Précis, sorti en 2006, Meluch alterne entre albums à la facture 100% ambient – à la croisée des halos vaporeux de Fennesz, des drones cinématiques de Tim Hecker, et des boucles lo-fi de William Basinski – et LPs plus ‘hybrides’ avec une ossature folk impressionniste, portée par des accords délicats à la guitare et des refrains enjôleurs. Eidetic fait partie de ce dernier groupe, et sa première vraie chanson, Crux, est une des plus belles cartes de visites laissées par l’américain. Le talent de Benoît Pioulard ne saurait toutefois se résumer à ce genre de carte réductrice, grâce à des titres évoquant des paysages plus exotiques ou enlevés (Thursday Night ou The Void), même si noyés dans la même brume poétique et synthétique que le reste. De sa voix discrète mais toujours assurée, Meluch vous guide dans son monde avec un calme olympien et une douceur inaltérable. Et Where To conclue le disque sur un des plus beaux instrumentaux de 2023. Comme une invitation au prochain rêve.

CLASSIC FOLK ROCK

NEIL YOUNG
Chrome Dreams

Et sinon, qui a pris note du fait que Neil Young a enfin sorti Chrome Dreams cette année, plus de quatre décennies après avoir annulé le projet à la dernière minute ? Pas tant de monde que ça, il est vrai. Tous les fans hardcore du loner connaissaient de toute façon déjà les titres de ce disque maudit par cœur, soit dans ces versions, soit par l’intermédiaire d’enregistrements ultérieurs. Pourtant, redécouvrir la tracklist originale de cet opus majoritairement intimiste – si ce n’est le tempétueux Like A Hurricane – reste un joli moment d’émotion. Ces chansons-là étant presque toutes les pièces majeures des LPs dans lesquels elles ont fini par se retrouver, on vous laisse imaginer le monument que cet album-fantôme aurait pu devenir dans un monde parallèle… Cette sortie valait donc bien un dernier petit paragraphe de cette session de rattrapage 2023. On se donne rendez-vous l’année prochaine ?

Ont contribué à cet article : Bill van Cutten, Gabrielle de Saint Leger, Cyril Servain, Camille Tardieu, Sébastien Zinck

PLAYLIST


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