12 Mai 17 Fugazi, et sinon ?
Pendant ses 15 ans d’existence, Fugazi a changé la face du rock à jamais. Né sur les cendres du monument hardcore qu’est toujours Minor Threat, et de Rites of Spring qui donna ses premières lettres de noblesse au post-hardcore, mais aussi à l’émo avant que le terme soit sérieusement malmené, le groupe a non seulement offert une toute nouvelle branche à un arbre vieux de quarante ans, mais à aussi ouvert la voie à une nouvelle génération de musiciens qui, comme les quatre de Washington DC avant eux, s’est appliquée à souligner l’éthique qui pouvait aller de paire. Habité par la volonté d’oeuvrer sans cesse par ses propres moyens, de contrôler l’intégralité de son oeuvre (du prix des places de concert jusqu’au prix de vente de ses disques), le plus souvent pour se rendre les choses plus faciles plutôt que de réellement s’opposer à une industrie toute entière, Fugazi a non seulement laissé derrière lui une poignée d’albums intemporels car singuliers, mais aussi dicté à son insu un positionnement Do It Yourself jamais aussi prononcé jusqu’alors.
Pris dans le tourbillon des reformations depuis maintenant plusieurs années, les fans nostalgiques du groupe, comme ceux plus généralement épris de l’indie rock des années 90, attendent toujours de pied ferme que Fugazi sorte du hiatus qu’il a prononcé en 2002, à la sortie d’un dernier album plus accessible mais pourtant plein de promesses quant à un avenir toujours aussi avant gardiste. Le contexte politique dans lequel se sont plongés les Etats Unis suite à l’élection de l’infâme Trump aurait pu être l’occasion pour le quatuor de remettre le pied à l’étrier et venir remettre un peu d’ordre dans les idées. Manifestement, et malgré les alléchantes propositions dont le groupe doit faire l’objet, il semble que trop de temps soit passé pour que le rêve de beaucoup devienne réalité.
15 ans après le dernier larsen que le quatuor a laissé traîner à Londres en avril 2002, il ne nous reste plus donc qu’à se replonger le passé, cette fois en occultant Fugazi pour mieux s’attarder sur ce que Ian McKaye, Guy Picciotto, Brendan Canty et Joe Lally ont aussi accompli avant et après cette parenthèse unique, parfois même pendant pour les plus actifs d’entre eux. Parce que les bougres n’en étaient pas à leur coup d’essai. Aussi parce qu’on ne tourne pas le dos si facilement à la musique quand on a tant contribué à la façonner. Ainsi, à des degrés médiatiques très différents, chacun est resté bien occupé dès lors que Fugazi s’est tu. Retour donc sur quatre trajectoires restées longtemps parallèles, avant de sensiblement s’écarter.
C’est quand il a découvert le punk rock en 1979 que la vie de Ian McKaye a pris un tournant irréversible. Bad Brains et Black Flag sévissaient alors, poussant le gamin de Washington DC à suivre les traces de ses ainés. Il débute avec The Slinkees, tient la basse un an plus tard chez The Teen Idles, avant de rapidement se faire la main en 1981 et 1982 chez Skewbald. Débute ensuite l’aventure Minor Threat, restée à ce jour comme une des plus influentes du mouvement hardcore straight edge bien qu’elle n’est pas duré plus de trois ans. Fort d’une réputation nouvelle et quelque peu lassé par les dérives d’une scène qu’il a contribué à rendre plus populaire encore, McKaye opte pour une approche nouvelle de 1985 à 1988 – successivement au sein de Embrace, Egg Hunt et Pailhead – qui se concrétisera à la fin de la décennie lorsque Fugazi verra le jour, puis tout au long de ses 15 années d’existence ou, non content d’aligner des albums chaque fois meilleurs que les précédents, il se distinguera aussi en tant que producteur d’autres albums tout aussi singuliers (Lungfish, Q And Not U, John Frusciante…). L’après 2002 le verra plus discret en revanche. Si ce n’est quelques lignes de guitare déposées chez Joe Lally, et le parcours tranquille de The Evens (duo qu’il forme avec sa femme Amy Farina, déjà auteur de trois albums), son quotidien se résume essentiellement à l’activité de Dischord Records, son label créé en 1980 avec Jeff Nelson qui comptera bientôt 200 références à son catalogue. A l’occasion, il contribue également à quelques documentaires et livres rendus plus perspicaces encore par son expérience et ses opinions bien tranchées.
Après s’être longtemps montré le plus charismatique et expressif du groupe, en devant de scène aux côtés de Ian McKaye, Guy Picciotto est certainement devenu le plus effacé des quatre une fois le stand by de Fugazi officiellement prononcé. En effet, les apparitions discographiques et live du désormais résident de Brooklyn (ou il possède désormais son propre studio) se sont faites rares, se réservant aux deux premiers albums de son compère Joe Lally et aux deux derniers du regretté Vic Chesnutt pour lesquels il était entouré du collectif Thee Silver Mt Zion. C’est plutôt aux manettes qu’on l’a retrouvé le plus régulièrement. Après avoir déjà remarquablement produit les albums de The Make Up, Blonde Redhead dans les années 90, il est resté fidèle à la bande de Kazu Makino tout au long de la décennie suivante, tout en élargissant sa palette aux travaux de Gossip (‘Standing In The Way of Control’) et The Blood Brothers (‘Young Machetes’) pour les plus connus. En tant que musicien, Picciotto – qui avoue lui même ne pas vraiment comprendre pourquoi Fugazi s’est arrêté, et confie que la transition a été plutôt rude pour lui – a essentiellement dévoué son talent à son ami Jem Cohen (réalisateur du documentaire ‘Instrument’) en composant la bande originale de certains de ses courts métrages, et en intégrant ‘un groupe à la composition changeante qui accompagne la projection de ses films’. Cette considération pour le moins assagie de la musique contraste pleinement avec ses débuts, alors que – sous l’influence des Bad Brains et de Minor Threat – il concrétisait lui aussi son engagement dans le hardcore en multipliant les groupes avec plus ou moins de succès entre 15 et 22 ans, avant que l’ère Fugazi débute. Rites of Spring, One Last Wish, Happy Go Licky, et Brief Weeds sont de ceux qui lui auront permis de devenir chaque jour meilleur musicien, et de sceller une amitié éternelle avec le batteur Brendan Canty, son inséparable au sein de la plupart de ces projets.
Et les points communs entre Brendan Canty et Guy Picciotto ne s’arrêtent pas seulement aux expériences musicales communes (Rites of Spring, One Last Wish, Happy Go Licky) que le batteur avait entamé un peu avant son compère en rejoignant les rangs de Deadline à l’âge de 15 ans. En effet, tous deux sont passionnés par l’image et le cinéma, un domaine ou Canty s’est lui aussi beaucoup illustré depuis le hiatus de Fugazi. Ainsi, au delà de prêter brièvement ses talents à quelques groupes (Girls Against Boys, Bob Mould, Ted Leo pour les plus connus) ou d’empiler de nouveaux projets restés assez discrets (Garland of Hours, et Deathfix au sein duquel il tient toujours la guitare), le bonhomme a essentiellement composé pour les bandes sons de documentaires, le plus souvent pour National Geographic et Discovery Channel. En compagnie de Christoph Green, il a aussi créé Trixie, boite de production qui a notamment signé la série ‘Burn To Shine’ dont le principe était d’aller filmer des sessions live de groupes d’une ville (une par épisode) dans une maison appelée à être détruite à la fin du tournage. C’est dans cet élan qu’il a travaillé sur plusieurs films live, dont ceux de Bob Mould (‘Circle of Friends’), Jeff Tweedy (‘Sunken Treasure: Live in the Pacific Northwest’), Wilco (‘Ashes of American Flags’) et Eddie Vedder (‘Water on the Road’).
De par sa présence scénique pour le moins statique et appliquée tout en contraste avec celle des deux chiens fous devant lui accaparant tous les regards, ou de par ses goûts musicaux très personnels qu’il affichait dans les années 90 via son label Tolotta Records, Joe Lally a toujours cultivé une personnalité à part au sein du groupe. Néanmoins, il restera celui qui s’est montré le plus productif musicalement après 2002. Surement parce que, à la différence de ses compères, Fugazi fut sa première véritable expérience musicale. Il fut d’ailleurs le premier à rebondir en rejoignant d’anciens membres de Frodus pour monter The Black Sea, devenu plus tard Decahedron, puis en ralliant Ataxia, groupe fondé avec John Frusciante et Josh Klinghoffer avec lequel il sortit deux albums. Ce n’est qu’ensuite qu’il s’est lancé en solo, signant trois albums chez Dischord, dont le dernier en 2011. Plus de nouvelle depuis.
Pas de commentaire