
07 Juil 23 You Said Strange, au bon endroit au bon moment
De l’Ouest français à son équivalent XXL américain, il y a plus de passerelles qu’on pourrait le penser. Le groupe normand You Said Strange le sait bien pour avoir franchi l’Atlantique plusieurs fois depuis ses débuts, la dernière en date remontant au mois de mars pour défendre sur scène son ‘deuxième’ deuxième album, Thousand Shadows Vol.2. En pause avant de reprendre la route pour quelques dates estivales, le chanteur guitariste Eliot Carrière a partagé avec Mowno anecdotes, références et réflexions nées d’une riche expérience musicale et humaine. Une histoire de chance provoquée et d’étoiles alignées, mais aussi de persévérance et d’intégrité artistique exemplaires.
Vous avez enregistré aux Etats-Unis, tourné là-bas à plusieurs reprises, vous y connaissez un paquet de monde… Vous êtes en voie de remplacer Phoenix comme le plus américain des groupes français ! Quelle est votre histoire avec ce pays ?
Eliot : Ça remonte à la sortie de notre premier EP, en 2015. On a eu la chance d’ouvrir pour les Dandy Warhols sur cinq dates en France. Matthieu Lechevallier du Tetris, au Havre, nous avait auparavant proposé son aide pour trouver des concerts. En voyant que les Dandy passaient là-bas, on a jeté une bouteille à la mer en lui demandant s’il y avait déjà une première partie prévue. Il est revenu vers nous en disant que le guitariste avait écouté You Said Strange, que ça lui avait plu, et qu’il avait suggéré qu’on fasse toutes les dates françaises. On était évidemment trop contents. Ça s’est super bien passé, à part la première date où les Dandy nous ont fait venir dans leur loge : là, on a vidé leur frigo rempli de bière parce qu’ils nous ont dit qu’ils n’en buvaient pas, mais on s’est fait salement engueuler le lendemain à Brest par le tour manager. Les équipes techniques auraient bien aimé boire un coup (rires). On était vraiment des gamins, on ne faisait pas les malins. Mais après le concert, le chanteur est venu nous consoler avec du champagne. Au fond, le groupe s’en foutait qu’on ait tout bu… C’est rapidement devenu un bon souvenir. Une fois les cinq dates faites, ils nous ont proposé d’ouvrir pour eux à la Cigale l’année suivante. C’est à ce moment qu’on a tenté à nouveau un truc en discutant avec Peter [Holmström]. On se penchait sur le sujet d’un premier album et on a pensé à lui pour le produire. Il était partant et en se posant la question des modalités du projet, notamment du lieu, on a d’abord pensé à le faire venir en France, mais ça s’annonçait trop compliqué, entre la location d’un studio et tout ce que ça impliquait de lui trouver où loger confortablement. Finalement, il nous a dit que ça serait plus simple de prendre un billet d’avion et de faire ça dans son studio aux Etats-Unis, d’autant plus que ça nous ferait une belle expérience. C’était en 2017. On a passé un mois dans le studio à bosser sur l’album.
Tout l’album était déjà prêt ?
On a un peu bidouillé sur place mais on est partis avec l’album terminé à 85%. Ça nous a permis de nous laisser du temps pour la production, les arrangements, pour laisser Peter apporter ses idées… Pour dormir sur place, on avait demandé à des connaissances de nous recommander des endroits à Portland. Je pense notamment aux Wooden Indian Burial Ground, groupe américain avec qui on avait joué à Toulouse quelques temps avant et qu’on avait même fait venir à Rock in the Barn. Ils nous ont parlé d’une maison tenue par les gens de chez Ear Trumpet Labs, qui fabriquent des micros dynamiques typiques pour la bluegrass à l’ancienne. On s’est retrouvés là-bas pendant un mois, et ça a été l’occasion de rencontrer plein de gens du milieu musical. C’est à partir de ce genre d’expérience qu’on a développé une attache forte avec les Etats-Unis. Dans la cave de cette maison, qui était un bar clandestin pendant la prohibition, ils organisaient fréquemment des concerts acoustiques pour une quarantaine de personnes, et c’était le contexte idéal pour échanger avec du monde régulièrement. On est rentrés des Etats-Unis avec plein de souvenirs, des contacts et une grosse envie d’y retourner.
Qu’est-ce qui a fait que vous y êtes revenus ensuite ?
Notre batteur, Matthieu, y a vécu deux ans après avoir rencontré quelqu’un lorsqu’on y était. On est venus le voir plusieurs fois, et de fil en aiguille, on s’est construit une bonne assise à Portland. L’album est sorti en 2018. Un matin, on s’est réveillés avec une notification sur nos réseaux, comme quoi Kevin Cole [KEXP] avait identifié You Said Strange dans une publication. Sur le coup, on n’a pas compris ce qui se passait (rires). On a appris qu’il avait trouvé notre vinyle dans les bacs de Balades Sonores à Paris et était rentré avec. Quand on l’a contacté en tentant le tout pour le tout pour jouer dans les locaux de la radio, il nous a dit que c’était tout à fait possible, mais qu’on devait au préalable avoir une tournée américaine programmée. On lui a répondu qu’on avait justement une tournée prévue aux Etats-Unis, ce qui lui a suffi pour nous booker… Sauf que cette histoire de tournée était évidemment totalement fausse (rires). On s’est donc retrouvés avec une session KEXP à assurer, mais sans aucune date autour. Finalement, le fait qu’on ait cette session confirmée nous a permis de trouver des dates sans problème. On a réussi à faire une petite tournée de huit ou neuf concerts en expliquant qu’on venait pour jouer dans cette radio, et ça a éveillé quelque chose chez les personnes avec qui on discutait. Ils ont dû se dire que si ce petit groupe qui vient de France fait une KEXP, c’est que ça doit être bien, donc il n’y a pas de question à se poser (sourires).
Ça ne les a pas fait tiquer chez KEXP que vous ayez procédé comme ça ?
Je pense qu’ils ne se sont rendus compte de rien. Ils savent très bien que, pour un groupe européen, surtout de notre taille, c’est une galère sans nom de faire les visas, d’organiser des dates dans le pays… C’est certainement pour ça qu’ils nous ont demandé si on avait la tournée. Venir jouer aux Etats-Unis de l’étranger, c’est une grosse démarche, donc ils ne peuvent pas demander à des groupes de faire ça exclusivement pour eux.
Rares sont les groupes français à avoir eu une captation KEXP, et encore moins une deuxième. Comment ça s’est passé pour la dernière ?
Quand on est rentrés en France de cette tournée, on devait encore jouer au South by Southwest festival [SXSW, à Austin]. Du coup, on a organisé un concert à prix libre dans la cave de notre coloc à Evreux avec un public de 80 personnes pour nous aider à financer les billets d’avion. Le soir même, on a appris que le festival était annulé pour cause de Covid… Une fois les confinements et tout ce qu’on a connu passés, on a pu refaire une tournée aux Etats-Unis en octobre dernier et en mars, où on a enfin pu jouer au Southwest et faire une nouvelle session KEXP à Seattle.
Par rapport à vos autres expériences de scène tous pays confondus, il y a quel accueil là-bas pour un groupe français de votre profil ?
Il faut être au bon endroit au bon moment. Si je te parle de l’accueil purement technique, on n’est pas du tout sur ce qui existe en France, c’est vraiment roots. On écoute tellement de groupes qui viennent de là-bas qu’on ne se rend pas compte à quel point c’est une machine. Sur une même soirée, tu peux avoir huit groupes qui jouent chacun trente minutes. Même si ça n’a pas plu ou si tu n’as pas pu faire ce que tu voulais, tu prends les dollars dans le chapeau et tu dégages. Mais pour la tournée d’octobre/novembre 2022 où on a joué avec Slift sur la côte Est, ça a été différent. On se connait depuis des années avec Slift, ce sont de vrais potes, et ouvrir pour eux dans des salles où il y a 500 personnes qui les attendent, c’est hyper touchant. Là, on s’est retrouvés dans des salles avec un vrai accueil. Pour ce qui est du public, musicalement, il y a une écoute assez dingue. C’est un pays plutôt contradictoire, sans complexe, dans le meilleur comme pour le pire. A l’entrée de certains états, tu vas trouver des panneaux pro-armes ou contre l’avortement, et à l’inverse, tu peux te retrouver dans des situations où les gens sont ouverts, très accueillants et te parlent le plus facilement du monde. Tu vas dans un bar tout seul un soir et tu repars avec vingt-cinq potes (sourires). Ça se ressent dans la musique : les gens vont au concert les yeux fermés. Personne ne nous connaît là-bas mais on a croisé plein de gens à nos concerts qui nous ont souvent découverts sur place, par hasard. Alors évidemment, ça reste notre expérience. On était peut-être trop aux bons endroits. Mais les conditions sont vraiment différentes pour les artistes, à commencer par l’absence du système d’intermittence. Les musiciens doivent faire plusieurs concerts par jour pour s’en sortir. En France à 11h du matin, il n’y a pas de concert, alors que c’est souvent le cas aux Etats-Unis par exemple. Je dis peut-être des conneries et je ne suis pas bien placé pour parler sociologie américaine, mais c’est ce que j’en retiens. Il y a une certaine facilité à remplir les salles d’un concert de rock. C’est une autre culture. En France, les groupes à guitare qui font plus ou moins ce que You Said Strange fait à cette échelle ne sont pas très nombreux. S’il n’y a pas un énorme suivi avec une grosse machine derrière, les groupes ne remplissent pas les salles.
Comment cette façon de voir et de faire les choses vous a influencé ?
Je te parlais des Wooden Indian Burial Ground, c’est la première accroche qu’on a eue avec les Etats-Unis qui nous a vraiment intriguée. Le soir où on jouait avec eux à Toulouse, ils n’ont fait aucune balance et sont arrivés à l’arrache à plus de 23h, en retard par rapport à leur horaire de passage. Ils ont simplement posé leur matos sur scène et ont tout déchiré. Et nous, à l’opposé, on a pu faire deux heures de balances, à se triturer la tête sur des détails… C’était vraiment à l’américaine. C’est ce qu’on retrouve là-bas : il n’y a pas de temps à perdre, tu dois faire avec ce que tu as. Cette façon de vivre a de très mauvais côtés : l’idée que le temps c’est de l’argent, le fait de ne pas avoir d’assurance vie… Mais c’est dans leur mode de vie. Il y a une espèce d’intensité qui fait peur mais qui crée des monstres musicalement, qui se révèlent bien souvent être une grosse claque. Inconsciemment, c’est sûr que ça nous a influencé. On n’aura jamais la prétention d’arriver à un niveau aussi costaud que ce qu’on a vu sur la route, mais ça fait relativiser tellement de choses et ça donne envie de faire tout à fond, d’aller à l’essentiel, de faire ce qui est efficace… Même si évidemment, on gardera toujours de la balance dans tout ça.
Quel est le concept derrière Thousand Shadows, avec ces deux volumes ? Les aléas de ces dernières années ont-ils modifié le projet initial ?
On voulait à l’origine sortir un deuxième album, qu’on avait vaguement commencé à écrire avant le Covid. Pendant les confinements, on vivait tous dans des villes différentes. Avec mon frère Martin [basse], on était à Giverny, on écrivait de notre côté à la guitare dans le jardin sans enregistrer quoi que ce soit, vu qu’on est mauvais dans tout ce qui est maquettage et enregistrement. Par contre, le reste de l’équipe à Évreux – Matthieu, Riggi et notre ingé son Théo – a fait masterclass d’enregistrement sur masterclass. Le premier confinement est passé, puis le deuxième, et à l’époque on ne savait pas combien de temps encore cette alternance allait durer. On a donc fixé une date de sortie pour les morceaux déjà écrits. L’idée, c’était que s’ils sortaient en plein confinement et qu’on ne pouvait pas défendre l’album en live, on en gardait sous le coude avec une deuxième sortie pour plus tard, mais qui ne soit pas un troisième album. On a créé les deux volumes en les composant en live et en les enregistrant dans notre studio, donc on voulait vraiment pouvoir les jouer sur scène et ne pas en faire des sorties studio uniquement. On a eu la chance de pouvoir jouer un peu pour le volume 1, en organisant notamment un concert à la Maroquinerie, mais un mois après on était à nouveau confinés. C’est là qu’on s’est penchés sur la sortie du deuxième volet. C’était finalement plus une histoire de timing par rapport à la situation à l’époque qu’une démarche artistique.
Malgré les circonstances qui ont conditionné cette double sortie, est-ce que vous avez cherché à lier les thématiques et l’esthétique globale du deuxième volume à celles du premier ?
Oui complètement. Il y a même des morceaux initialement prévus pour le volume 1 qui se sont retrouvés dans le deuxième. Aujourd’hui encore, on a en stock des titres qu’on n’a pas encore sortis. On voit ces deux volumes comme un seul et unique album. Mais il y a quand même une évolution sur le 2, du fait du temps qui est passé naturellement et de nos évolutions personnelles respectives. On a aussi passé beaucoup de temps à travailler dessus. Comme le studio dans la cave de notre coloc à Évreux était accessible en permanence, on ne s’est jamais arrêtés, avec les avantages et les inconvénients de pouvoir bosser sa musique non-stop : il faut savoir s’arrêter et ne pas s’obstiner à refaire sans cesse un même morceau pour qu’il soit parfait, sachant que deux semaines plus tard tu changeras d’avis…
On parle souvent du cap du deuxième album. Vous avez fait fort avec le vôtre en deux volumes… Là où votre tout premier est très marqué par vos influences, on a vraiment l’impression que vous êtes montés d’un cran avec les Thousand Shadows, dans lesquels on entend des influences au-delà du rock psyché. Qu’est-ce qui a inspiré cette évolution ?
Inconsciemment, il y a eu plein de choses qu’on écoutait à ce moment-là qui se sont diffusées dans notre musique. Je pense à Radiohead, qui a été une grosse inspiration, mais aussi à d’autres musiques très différentes. On écoutait aussi beaucoup Wand, et du néo psyché, du noise et du shoegaze. De mon côté, je me suis penché sur Nick Cave, S. Howard et The Birthday Party, toute cette scène australienne très axée sur les textes et le côté chanson… D’où nos arrangements qui viennent de plus loin qu’à l’origine, comme le saxophone et l’accordéon.
Même si ça reste des noms de genres musicaux surtout utilisés par les journalistes, comment vous situez-vous dans la scène rock d’aujourd’hui ? Dans le paysage musical actuel, c’est surtout l’étiquette post punk qui prédomine et plus tellement le rock psyché auquel on peut vous rattacher…
C’est marrant, j’ai mis très longtemps à découvrir ce qu’est le post punk aujourd’hui. Je pensais que c’était de la musique inspirée des années 1980 un peu new wave, avec des synthés à la Rendez-Vous et Lebanon Hanover. Puis j’ai vu que ce n’était pas que ça, surtout quand Idles est arrivé et que tout le monde s’est mis à parler de post punk à tout va. Maintenant, quand tu écoutes une playlist orientée post punk, tu as l’impression d’entendre dix fois le même groupe. Mais c’est comme ça et ça a été la même chose avec le psyché. Quand on écoute le premier album de You Said Strange, nos influences se ressentent encore clairement et ça sort à une époque où il y a plein de groupes et d’événements comme les Psych Fest et les Levitation qui débarquent. Aujourd’hui, je suis assez content de la voie qu’on a suivie, en particulier avec ces deux volumes. On a pu continuer à faire ce qu’on a toujours fait sans renier nos origines, tout en partant sur autre chose.
Le groupe existe depuis quasiment dix ans. Ça doit être une fierté et un accomplissement de voir que vous vous portez aussi bien, en termes de visibilité, de qualité et de réputation. Qu’est-ce que ça fait d’en être arrivé là ?
C’est certain qu’on est hyper contents. Je dirais qu’on est très conscients de la raison pour laquelle on en est arrivés à ce stade. Bien sûr, on a eu de très belles opportunités, comme celles dont je te parlais plus tôt, mais on sait aussi qu’on a charbonné à côté pour faire évoluer le projet. C’est avec le temps que ça s’est construit. L’optique de monter un groupe pour qu’il marche dans les deux ans et de tout arrêter si ça ne marche pas n’a jamais été la nôtre. Je pourrais envisager de faire un autre projet de mon côté avec cet objectif, mais à l’origine de You Said Strange, on était seulement des potes qui voulaient faire de la musique ensemble. Je pense qu’on a vraiment la tête sur les épaules et que le groupe n’est pas une grosse machine qui recherche le succès à tout prix. Il reste en développement permanent, mais ce n’est pas pour autant qu’on est un groupe émergent. Ça nous est arrivé de jouer avec des groupes qui nous parlent comme si on était des anciens, alors que personnellement, j’ai seulement 25 ans (rires). On sait pourquoi on est là, et on a encore la patate pour continuer comme on l’a toujours fait, sans se faire d’illusions.
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