Year Of No Light, la lumière à tous les étages

Year Of No Light, la lumière à tous les étages

Voilà déjà près d’un quart de siècle que Year Of No Light avance au gré du vent, comme imperturbable en dépit des embûches qui se sont parfois dressées sur son chemin. Fort de sa réputation acquise dès Nord – son premier opus – puis complètement confirmée avec Tocsin, le groupe bordelais mise sur sa capacité à brouiller les frontières entre doom, psyché, post-rock, dark ambient et black metal, mais également sur ses solides prestations live comme principaux vecteurs de son ascension tout en haut d’une scène post-metal européenne plutôt dense. Même si les girondins n’ont jamais vraiment cessé de sillonner salles et festivals de France et de Navarre depuis Consolamentum en 2021, il faut bien avouer que nous n’avions rien contre l’annonce d’une nouvelle sortie de leur part… Voilà donc chose à moitié faite avec la parution de la bande originale du documentaire Les Maîtres Fous, réalisé en 1955 par l’ethnologue français Jean Rouch et qui traite d’un sujet toujours d’actualité aujourd’hui : la colonisation. La moitié du sextuor a répondu à nos questions, lâchant au passage quelques indices quant à un futur nouvel album…

Pourquoi avoir choisi de faire une B.O. sur le documentaire Les Maîtres Fous ?

Pierre (guitare) : C’est une proposition qu’on nous a faite dans le cadre d’une exposition au Quai Branly qui s’appelait L’invention du sauvage. On a donc été ‘commissionné’ pour travailler sur ce documentaire ethnographique de Jean Rouch.
Johan (claviers, basse) : On avait accès au catalogue du musée mais nous ne pouvions sortir aucun film, nous qui sommes basés à Bordeaux. Vu que c’était le seul qu’on connaissait avant, le choix s’est fait assez rapidement.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus à propos de ce documentaire ? Y avez-vous tout de suite vu une possible connexion avec votre musique et votre univers ?

Pierre : A titre personnel, Jean Rouch est quelqu’un que j’aime beaucoup, dont je suis les oeuvres depuis un petit moment. Là, il explore le mouvement qu’on appelle les Haoukas, qui est – au sens sociologique – une secte basée au Ghana. Dans ce film qui a été un peu controversé – quand il est sorti, il y a eu des petites crispations de tous les côtés – il montre sans fard les cérémonies rituelles de ce mouvement. Ce qui est assez intéressant aussi, c’est que l’on voit, dans les différents tropismes qui se dégagent du processus, une appropriation et, je dirais, une exorcisation du fait colonial. Nous, ce qui nous intéressait le plus, c’était ce rapport à la transe, à la folie, à l’interaction avec le monde sensible. L’idée était de faire une espèce de réverbération sonore à notre sauce, face à ce phénomène de transe qui a tendance à être assimilé à tort à de la folie, à de l’irrationalité. On retrouve un peu ça dans notre musique aussi, donc on s’est dit : ‘Allons-y !‘. Puis c’était la première fois qu’on travaillait sur un documentaire, donc c’était intéressant.
Mathieu (batterie) : Le film est hyper bien foutu parce qu’on suit le rituel de manière chronologique. On arrive à voir comment ils se mettent à jouer des rôles, différentes fonctions de l’État colonial ; comment ils reprennent ça et le mélangent à leur culture… Et – pour les gens qui ne l’ont pas vu – ça finit quand même salement puisqu’ils massacrent des animaux pour boire leur sang. Donc que ce soit d’un point de vue esthétique, thématique et politique, c’est un truc hyper fort.

Qu’est-ce qui change quand vous composez une B.O. plutôt qu’un album ?

Mathieu : Quand on a fait la B.O. de Vampyr, qui est un long métrage, le séquençage était assez simple, on savait qu’il allait y avoir beaucoup plus de parties – une dizaine en tout. Mais là, ce n’était pas forcément la transe que l’on cherchait. Il s’agissait plutôt d’accompagner le film, de nous l’approprier nous-mêmes. Pour Les Maîtres Fous, on était plus sur une idée de performance, même s’il y avait aussi cette envie de ne faire qu’un avec l’image.  Sachant, en plus, que la salle du Quai Branly est monstrueuse, l’écran également…  On savait que ça allait être quelque chose d’assez intense en termes d’expérience pour le public. C’est quelque chose qu’on voulait vraiment expérimenter.
Johan : Par ailleurs, on avait une deadline assez courte pour composer cette B.O. Du coup, tout s’est mis en place très vite.
Mathieu : Pour ce qui est de la structure du morceau, c’était un truc tout con : on avait un riff pour le premier plan, un autre pour le deuxième. Ensuite, il s’agissait surtout d’un travail d’arrangements, de dynamique… C’est ça qui nous a plu. C’est très différent de ce qu’on fait pour les albums, et ça nous a d’ailleurs beaucoup aidé pour les morceaux qu’on a composés ensuite.

Vampyr est votre seule autre B.O., n’est-ce pas ?

Pierre : La seule qu’on a composée oui, parce que certaines de nos musiques ont été utilisées dans des films : dans le tout premier Jessica Forever de Jonathan Vinel et Caroline Poggi, mais aussi dans un film indépendant américain, Frogtown.
Johan : On avait aussi fait une performance pour laquelle on avait composé un morceau où le public était filmé en direct puisque l’intrigue s’y déroulait sans que les gens soient au courant. D’ailleurs, j’ai retrouvé l’enregistrement, je pourrais vous le faire passer, il est assez rigolo.
Pierre : Je croyais que c’était tombé dans les limbes, ce truc…

La B.O., c’est un format que vous appréciez particulièrement d’habitude ? Est-ce que certaines vous ont particulièrement marqués ?

Johan : Ces dernières années, celle de Mandy, de Jóhan Jóhannsson, m’a pas mal plu.
Mathieu : Moi, je suis un gros fan des bandes originales en général. A cet exercice, je pense que Morricone est intouchable. Il en a quand même produit entre 300 et 500, c’est assez monstrueux. Je suis aussi très fan des B.O. de John Carpenter, surtout de ses premières. J’aime beaucoup les B.O. synthétiques. Walter Carlos a également été assez important pour moi. Mais je rejoins Johan : Jóhan Jóhannsson a fait de super bandes originales. J’ai beaucoup aimé celle d’Oppenheimer aussi, mais j’ai oublié le nom du compositeur. Colin Stetson en a aussi fait de très bonnes, notamment celle d’Ari Aster ou encore celle d’Hérédité.
Pierre : C’est vrai qu’on écoute tous des B.O.. Je crois qu’on se retrouve autour de celles de Carpenter. En ce moment, je réécoute celle de Maniac de Jay Chattaway. J’ai aussi adoré les films de Dario Argento et le travail avec Goblin…
Mathieu : Et Morricone ! Il a fait les trois premiers Argento…

Les Maîtres Fous, vous ne l’avez joué que deux fois, non ?

Johan : Exact. La première fois au Quai Branly, puis trois ans plus tard à Bordeaux. C’est là qu’on l’a enregistrée. On s’était dit que ce serait bien de le refaire parce qu’on n’avait pas conservé de traces de la première.

A ce moment-là, est-ce que vous pensiez la sortir un jour ?

Pierre : On pensait en faire quelque chose, et il se trouve que Pelagic Records a trouvé ça très cool. Donc ils ont voulu la sortir. En tous cas, il n’y avait pas de plan précis pour la sortir tout de suite après. C’est pour ça que ça a mis environ dix ans.
Mathieu : Et puis on est très très lents… (rires)

Vous êtes ‘très très lents‘ parce que vous êtes nombreux, ou parce que vous êtes tous très occupés ?

Mathieu : Les deux… Ce sont deux bonnes raisons qu’on se trouve. (rires)
Pierre : Ceci dit, je vais nous défendre un peu parce que sur Les Maîtres Fous, on est allé assez vite. Après, c’est sur l’exploitation de l’enregistrement que ça a pris du temps. Mais ça n’a pas été une priorité non plus.
Johan : A un moment, on a même pensé le sortir nous-mêmes, mais personne ne s’est jamais motivé. Du coup, quand Pelagic nous a demandé si on avait de l’actualité pour relancer un peu, on a pensé à ça et ils ont aimé. Dans le même genre, on a un concert qu’on avait enregistré et filmé à six caméras pour la sortie de Tocsin, avec les membres de Bagarre Générale qui jouent les cuivres. La pochette est prête depuis cinq ans, et ça devait être la dernière sortie de Music Fear Satan. Puis ça a traîné… Mais l’objet est prêt, donc ça sortira peut-être un jour, on verra.

Et est-ce que l’envie de rejouer ce morceau ne vous a pas titillée ces dix dernières années ?

Mathieu : Quand on l’avait fait, on était tous très contents du concert. On se disait que ce serait sans doute bien de le faire plus, comme on avait fait avec Vampyr, mais effectivement, ce n’est pas la même logistique que pour des concerts ‘classiques’ : il faut que les salles nous accueillent ou qu’elles nous demandent. Et de nous-mêmes, on n’a pas poussé pour programmer ce truc-là.
Pierre : Après, j’aime bien l’idée aussi du côté un peu éphémère, d’une performance qui s’inscrit dans le temps et qui n’aura pas forcément vocation à revenir sur scène.
Johan : À la base, Vampyr était censé être un one-shot aussi. (rires) Sauf qu’on nous a proposé de le jouer en Transylvanie, en Finlande, en Estonie, au Roadburn… Du coup, on l’a joué une dizaine de fois alors que ce n’était pas prévu à la base.

Donc il y a peut-être des chances que vous jouiez de nouveau Les Maîtres Fous, d’autant plus dans ce contexte de sortie du vinyle…

Mathieu : Si on nous le propose, je ne serai pas contre…
Pierre : Il faut voir. On va déjà se replonger dedans, parce que ça fait un petit moment qu’on ne l’a pas joué. Mais oui, ça peut être intéressant.

J’avais lu que vous n’aviez pas forcément eu de très bonnes expériences avec vos précédents labels. Avec Pelagic, ça a l’air de marcher beaucoup mieux à présent…

Johan : C’est une longue histoire. Dans la carrière du groupe, on a eu un premier label américain, Crucial Blast, qui nous doit encore énormément d’argent. Mais on ne le verra jamais… Le deuxième label sur lequel on a signé était Conspiracy, mais il a fait faillite, tout comme le distributeur Overcome donc, forcément, ça a été un peu compliqué aussi… Après, Nico de Music Fear Satan nous a pas mal suivis, mais il a également décidé d’arrêter pour se consacrer à la boutique. Avec Debemur Morti, ça s’était bien passé. Puis Pelagic est arrivé au moment où on a récupéré les droits de tous nos disques. On avait ce nouvel album (Consolamentum, ndlr), et ils nous ont permis de tout represser en licence. C’était super cool qu’ils acceptent et surtout qu’ils nous permettent de faire cette box qui représente pas mal de boulot : c’est un gros objet à presser, beaucoup de disques à sortir en même temps.

De manière générale, dans le monde actuel de la musique, quelles sont les plus grosses difficultés que vous rencontrez en tant que groupe ?

Johan: C’est un univers qui a vraiment beaucoup évolué. J’ai l’impression qu’il y a toute une scène un peu DIY qui a plus ou moins disparu dans toutes les villes. Il n’y a plus de petites ou moyennes salles. Maintenant, on joue dans des salles un peu plus grosses, donc on est un peu moins impactés. Puis on ne cherche pas à jouer toutes les semaines vu qu’on est tous pas mal pris par ailleurs. Du coup, on joue quand des offres viennent à nous. Mais je pense que c’est quand même plus difficile de monter une tournée aujourd’hui. On avait d’ailleurs comme projet de jouer en Angleterre ce printemps, et ça ne s’est pas concrétisé. Mais je pense qu’on n’est pas assez dedans pour vraiment s’en rendre compte. On le ressent seulement sur les schémas de tournées et sur les propositions.
Pierre : Il y a une densité de groupes au mètre carré qui fait que ça devient assez concurrentiel quand il s’agit de bien se positionner et de booker une tournée.
Johan : C’est effectivement plus dur pour un groupe qui démarre étant donné qu’il n’y a plus tout ce réseau alternatif qui permet de tourner.

Donc même pour vous, il est difficile de booker une tournée ? Parce que vous avez quand même une certaine réputation au niveau européen…

Johan : La dernière tournée s’est bien passée. Mais on n’arrive pas à se libérer assez de temps. Certains d’entre nous aimeraient jouer plus et c’est aussi pour cette raison que, les dernières fois, on a pas mal tourné avec des remplaçants. Il y a encore moyen de se débrouiller mais pour l’Angleterre, c’est toujours compliqué. Les frais de route ont aussi énormément augmenté. On a un bon tourneur, on a des offres régulières, et on en refuse pas mal, donc je pense que c’est toujours possible.
Pierre : Et puis on a de bonnes conditions la plupart du temps. On n’a pas à se plaindre, c’est royal.
Johan : D’ailleurs, on reparlait ce week-end de notre passage au Roadburn 2022… Ca a été difficile comme concert ! (rires) À la base, on devait avoir une tournée de calée l’année précédente pour la sortie de Consolamentum. Puis il y a eu le Covid, la tournée s’est décalée…. Normalement, on avait prévu deux mois sur la route, pour terminer au Roadburn. Finalement, c’est là qu’elle a débuté et, après un gros break de plusieurs années, ça a été un peu dur d’attaquer avec ça (rires)

Huit ans ont séparé Tocsin et Consolamentum, votre dernier album sorti en 2021. Avez-vous commencé à travailler sur le prochain ?

Pierre : Là, on travaille, on s’attaque à certains morceaux qui devraient normalement préfigurer sur le prochain album. Les potentielles compositions sont identifiées. On est en train de les mettre en place, de les tester, de voir ce qui fonctionne ou non. On devrait donc mettre moins de temps… (rires)

Est-ce qu’il vous arrive de tester des nouveaux morceaux en live ?

Johan : On l’a fait par le passé, oui, à l’époque du premier line-up.
Mathieu : On va peut-être le refaire, mais on a eu de mauvaises expériences avec des morceaux testés en concert. On s’est aperçu qu’on ne les maîtrisait parfois pas du tout sur scène. On préfère arriver avec un set assez massif pour le public, avec des morceaux qu’on maîtrise à fond. Personnellement, je suis assez mal à l’aise quand ce n’est pas maîtrisé.
Johan : En fait, pour les trois derniers albums, on a trois exemples complètement différents. Pour Ausserwelt, tous les morceaux ont été testés en live avant qu’on arrive en studio. Pour Tocsin, on a testé des titres sur scène qui ont été excessivement durs à terminer en studio. Il y en a même un qui a été mis de côté et qu’on n’a jamais terminé. Et pour Consulamentum, je crois qu’on n’avait rien testé avant d’enregistrer. En fait, il n’y a pas de règle.

Vous avez été invités dans pas mal de festivals vraiment réputés au niveau européen : Arctangent, Hellfest, Roadburn. Est-ce qu’il y en a un autre où vous rêveriez de jouer ?

Johan : Oui, on pourrait aller jouer à Austin, où il y a pas mal de festivals assez cools comme le Psychfest ou le Levitation. On n’a jamais joué là-bas…
Pierre : Tant qu’à faire, ça me dirait bien de jouer dans des festivals metal. Ca me ferait marrer d’aller au Wacken, par exemple. Mais ça n’arrivera pas. (rires)
Johan : Il y a l’Inferno dans le Nord, en Norvège, qui a l’air très bien aussi. Celui-là, on ne l’a jamais fait. Le Guess Who en Hollande a l’air terrible aussi… Je trouve que c’est l’un des plus intéressants au niveau de la programmation, de la prise de risque, de la carte blanche donnée à des artistes.

Photos : Nico Pulcrano, Charlotte Pneumonie, Nicolas Alban


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