Yard passe les cordes au cou de l’electro

Yard passe les cordes au cou de l’electro

L’Irlande est l’un des pays les plus riches au monde, mais aussi celui qui exporte depuis quelques années une musique d’une radicalité surprenante. Combinant expérimentations audacieuses, agressivité hors-norme et élans mélancoliques, des groupes comme Gilla Band, Chalk, Enola Gay, Gurriers révèlent – sans toujours le savoir – la face cachée de la nation du trèfle. Les nouveaux-venus de Yard, d’une puissance phénoménale lorsqu’il s’agit d’asséner leurs beats techno et leurs vocaux rageurs, mais également capables de présenter des ambiances plus atmosphériques régulièrement traversées par les jets incandescents d’une guitare noise à souhait, se situent dans cette mouvance aussi intrigante dans le fond qu’intransigeante dans la forme. Quelques heures avant leur concert aux dernières Transmusicales, et tout juste sortis d’une session KEXP, nous rencontrons Emmet White (chant, claviers, ancien bassiste de Gurriers), Dan Malone (Guitare) et George Ryan (claviers, beats), pour essayer de lever le voile de mystère qui enveloppe, peut-être plus pour très longtemps, le trio de Dublin.

C’est votre premier concert en France, profitons-en pour apprendre à vous connaître. Pouvez-vous nous présenter l’histoire du groupe ?

Emmet : Nous nous connaissons depuis l’enfance. J’ai rencontré Dan à 12 ans, et George à 15. Au lycée, nous faisions partie de groupes de rock versés dans les reprises, de Nirvana et des Foo Fighters notamment. Nous avons grandi et toujours joué de la musique ensemble. Yard a connu des changements dans sa composition, mais nous trois constituons son noyau dur depuis le début. Nous rentrons maintenant dans la trentaine et c’est assez dingue de se dire que nous menons ce projet depuis que nous sommes gamins, en jouant à présent à l’étranger. Même si nous avons beaucoup changé, que nous n’écoutons plus les mêmes choses que par le passé, nous parvenons toujours à tomber d’accord sur le son que nous voulons, sur ce qui nous inspire et sur là où nous voulons amener notre musique.

D’ailleurs, votre musique, comment la décririez-vous ?

Dan : C’est un mélange de différents genres : électronique, indus, techno, mais aussi noise. Nous ne restons pas confinés dans un son particulier, mais s’il fallait nous définir vraiment, en restant le plus large possible, je dirais que nous faisons une musique électronique avec des guitares. Quand nous avons commencé, j’avais l’habitude de décrire notre musique comme de l’électro-noise. Aujourd’hui, je dirais plus que c’est de l’électro punk, fusionnant des guitares et des voix aux sonorités typiques de la scène post-punk actuelle avec des éléments électroniques apportés par les synthétiseurs et les beats. Cette identité plurielle nous donne de la flexibilité : on peut décider d’aller davantage d’un bord ou de l’autre, ou de mélanger les deux.
George : Notre dernier single, Call, est par exemple assez différent de ce que nous avons l’habitude de faire. Quand nous composons avec la batterie comme base, nous avons tendance à utiliser un tempo assez lent mais, là nous sommes montés à 70 BPM. C’était la première fois que nous faisions cela et c’était vraiment génial parce que, à ce rythme là, le coeur bat vraiment beaucoup plus vite.

Quel est le sens du nom du groupe, Yard ?

Emmet : Quand nous l’avons choisi, il n’y avait pas vraiment de significations précises. Celles-ci nous sont apparues bien après. Et cela nous arrive aussi avec les paroles des chansons : nous ne sommes pas vraiment sûrs de savoir ce qu’elles signifient, ni pourquoi nous sentons qu’elles sont appropriées au moment où nous les écrivons. C’est en les développant avec la musique que tout cela s’éclaircit. En ce qui concerne le nom, je pense qu’il est lié au fait que la finalité du groupe, au bout du compte, c’est la création d’un espace où l’on peut s’immerger et s’évader dans la musique. Yard, c’est ça, une unité de mesure de l’espace, donc la délimitation de cet endroit où les gens pourront être eux-mêmes en oubliant leurs problèmes. Quand des personnes viennent me voir pour me dire qu’elles ont eu une dure semaine, un week-end affreux, ou simplement l’impression de passer au travers des choses sans vraiment les vivre, mais que le fait d’avoir assisté à notre concert leur a permis d’oublier leurs difficultés, que cela les a rendus heureux, là je suis pleinement satisfait, d’autant plus si cela a eu exactement le même effet sur nous.

Vous venez de Dublin. De quelle manière la ville vous inspire-t-elle ?

Emmet : Je suppose qu’avec les lieux dans lesquels nous grandissons, l’influence est toujours inconsciente. En revanche, nous sommes inspirés de façon tout à fait consciente par la scène indie Irlandaise du moment, notamment par des groupes comme Gilla Band, dont la reconnaissance internationale a fait prendre conscience à tous les autres qu’il était possible de rayonner en dehors du pays. C’est comme une vague qui déferle, et pouvoir se dire qu’on en fait partie procure énormément de satisfaction. Et même si l’on peut admettre qu’il y a une forme de compétition entre les groupes, il s’agit plus d’une compétition amicale. On se soutient les uns les autres, on partage nos expériences en se disant que tout ce qui arrivera de positif aux uns aura aussi des effets bénéfiques pour les autres, parce que la vague soulève et emporte tout le monde. L’inspiration vient surtout de ce milieu solidaire auquel nous appartenons.
Dan : Nous sommes, effectivement, impliqués dans la scène locale, au sens large, et concernés par ce que les autres groupes font. Cela est renforcé par le fait que nous répétons à Dublin dans un lieu qui s’appelle le Yellow Door Music Studios, qui s’avère être un centre névralgique de la création pour beaucoup de groupes. Fontaines DC, The Murder Capital, Pillow Queens, Thumper ou Gilla Band s’y sont développés, et nous y partageons actuellement un local avec Gurriers. Tous les groupes se concentrent dans un seul immeuble, et c’est là où nous écrivons et élaborons notre musique. Nos amis de Chalk, qui sont de Belfast et que vous commencez à bien connaître en France, y ont également joué l’année dernière.

Cette scène musicale indépendante irlandaise est justement assez radicale. Des groupes comme Gilla Band, Enola Gay, Chalk ou Gurriers pratiquent chacun à leur manière une forme d’agression sonore sans concession. Et cela est d’autant plus étonnant que cela ne cadre pas, de l’extérieur, avec l’image que l’on se fait habituellement de la musique irlandaise. Comment expliquez-vous cela ?

Dan : Je pense que cet aspect-là s’est développé petit à petit, parce que je me souviens que lorsque nous avons commencé, il y a dix ans, ce que l’on entendait, c’était surtout des groupes qui ne faisaient pas la musique la plus bruyante du monde, comme The Script, The Coronas ou, si on remonte encore un peu plus loin, U2. Mais comme le disait Emmet, on a commencé à voir arriver des groupes comme Gilla Band, apportant une lourdeur inhabituelle, sortant des normes à partir desquelles on considérait la musique irlandaise. Et cela a inspiré beaucoup de groupes, qui se sont mis à écrire une musique plus noisy et a jouer dans les petites salles de Dublin et des alentours. Mais le succès et l’originalité de la scène indie irlandaise s’explique aussi par un excellent travail de promotion accompli localement, incitant notamment les tourneurs et organisateurs de festivals à venir à l’Ireland Music Week, le festival consacré à la présentation d’artistes émergents, pour y trouver le prochain Fontaines DC ou The Murder Capital. Grâce à ce genre d’initiatives, beaucoup ont réalisé qu’ils pouvaient assumer leur originalité et avoir du succès sans avoir besoin, pour cela, de copier ce qui marche et donc de se normaliser. Et c’est pour cette raison que l’on trouve à présent des groupes comme Enola Gay ou Gurriers qui occupent tous le même espace, mais en faisant chacun quelque chose de différent. Il n’y a pas de limite à ce que tu peux faire en Irlande en ce moment, et c’est ce qui est fantastique. Nous avons tous conscience d’appartenir à la même scène tout en lui apportant quelque chose d’unique. Je n’aimerais de toute façon pas être comme tout le monde !
Emmet : Et c’est ce qui nous motive pour continuer d’avancer et pour imposer notre singularité. Il y a une grande histoire de la musique traditionnelle irlandaise, mais c’est un vrai défi que l’on s’impose de contrebalancer complètement cette représentation que l’on s’en fait.

Mais n’y aurait-il pas également des raisons économiques ou politiques qui expliqueraient ce caractère radical et singulier d’une partie de la scène actuelle ?

Dan : En ce qui nous concerne, nos paroles ne sont pas trop politiques, nous écrivons juste sur des choses qui nous inspirent, des choses et des événements avec lesquels nous avons été en contact. Mais il y a beaucoup de groupes qui, en Irlande – et dans de nombreux cas pour de très bonnes raisons -, sont désillusionnés vis-à-vis de l’économie ou de la politique et l’expriment dans leurs paroles et leur musique. La crise du logement, le problème des sans-abris ainsi que les inégalités économiques font partie des problèmes que nous subissons, ce qui explique l’apparition de groupes qui ne veulent pas faire des choses populaires ou conventionnelles, et s’orientent de ce fait vers une musique plus engagée. Dans les mouvances punk et post punk, c’est particulièrement évident, d’autant plus que celles-ci ont toujours été anti-establishment.

Comment la collaboration avec Yin Yang s’est-elle faite pour le morceau E-C-D-Y-S-I-S ?

Emmet : Elle a joué avec Enola Gay (Au Windmill, à Londres, le 07 avril 2022, ndlr), c’est comme ça que nous l’avons connue. Nous l’avons trouvée excellente comme artiste, mais également comme productrice. Et comme nous avions cette chanson en cours d’élaboration, nous nous sommes dits que ce serait intéressant d’avoir son point de vue à son sujet, en même temps que de pouvoir profiter de son chant. Quand tu fais de la musique depuis longtemps avec les mêmes personnes, tu as tendance à parler ton propre langage; collaborer avec quelqu’un, c’est s’obliger à combiner des langages différents, les traduire l’un dans l’autre, ici ceux de Yard et de Yin Yang. Ça nous a fait beaucoup de bien de travailler avec une autre personne, ça nous a obligé à sortir de nos habitudes à trois pour adopter un point de vue extérieur. Laisser Yin Yang prendre les décisions au sujet des paroles et du chant, la voir arriver avec le hook, E-C-D-Y-S-I-S (le processus de la mue chez les insectes, ici prononcé comme un acronyme, ndlr), après l’avoir travaillé dans sa tête, c’était vraiment enthousiasmant.
Dan : Au départ, ce morceau s’appelait Eager Neighbor, et il avait été écrit par Ben, un ancien membre du groupe (Ben O’Neill, guitariste et chanteur, qui a quitté Yard pour se consacrer à Gurriers, soit la trajectoire inverse de celle de Emmet, ndlr). Je me souviens que lorsqu’il est arrivé avec, nous avions tous une certaine idée de ce que la partie vocale devait être, mais en sachant très bien que cela ne correspondrait pas à ce que faisaient habituellement Emmet et Ben. Nous savions donc qu’il nous fallait collaborer avec quelqu’un pour pouvoir concrétiser ce à quoi nous pensions. Nous avons donc cherché et sommes tombés sur Lauren (Lauren Hannan, aka YinYang, ndlr) qui a accepté de travailler avec nous et qui, en définitive, a comblé toutes nos attentes en réalisant le plein potentiel du morceau.

Quelles sont vos principales influences, passées ou présentes, celles qui vous ont permis de construire l’identité de Yard ?

Dan : Je dirais Nine Inch Nails, Gilla Band, Gesaffelstein.
Emmet : Death Grips est une grande influence. Daft Punk également, Paula Temple, Death in Vegas…
George : Mogwai.
Emmet : Quand nous avons commencé à faire de la musique, nous nous sommes demandés quel groupe nous aimions tous. C’est difficile de trouver de tels points de convergence, puisque chacun arrive avec ses propres goûts. Et c’est Suuns qui nous a mis tous les trois d’accord. Nous reconnaissions là une base à partir de laquelle nous pouvions partir. Pourtant, quand on m’a fait écouter le morceau 2020 pour la première fois, je n’étais pas spécialement emballé. Petit à petit, il s’est immiscé en moi et le plaisir de l’écouter a grandi, et c’est devenu finalement pour le groupe comme une sorte de colle capable de lier et de faire tenir ensemble nos différentes inspirations. C’est à ce moment-là que nous avons vraiment pris conscience de ce que nous voulions tous faire.
Dan : Suuns a joué le rôle de guide, c’est vrai. Je ne dirais pas cela de tous les groupes que nous avons mentionnés tout à l’heure, mais Suuns, effectivement, est le seul que nous avons vraiment considéré en nous demandant ce que nous pouvions faire de l’impact qu’il avait sur nous. Il ne s’agissait pas de copier sa musique, mais plutôt de s’inspirer de sa façon de structurer ses morceaux ainsi que de sa manière de se concevoir en tant que groupe. Nous nous sommes éloignés de cette influence avec nos nouveaux titres mais, à nos débuts, c’était important d’avoir cette référence commune sur laquelle se concentrer et qui incarnait les exigences que nous voulions avoir. C’était une bonne chose de commencer comme cela, focalisés sur un modèle à partir duquel nous avons essayé d’apprendre le plus de choses possibles et qui nous a permis de devenir meilleurs dans la pratique de nos instruments.

Votre musique présente des ambiances très variées, agressives à certains moments, relâchées, plus flottantes et méditatives à d’autres. Quand vous l’élaborez et l’enregistrez, pensez-vous aux effets que vous voulez qu’elle suscite chez les auditeurs ? Vous dites-vous : ‘là il faut les faire danser, là réfléchir et se poser‘ ?

Dan : Nous nous concentrons beaucoup sur les changements entre les différentes sections. Quand nous écrivons une chanson, nous réfléchissons aux meilleurs transitions possibles entre les différents moments, et nous expérimentons beaucoup pour trouver le meilleur drop. Nous voulons que les gens soient surpris mais satisfaits, qu’ils remarquent que nos morceaux s’acheminent vers une conclusion cohérente. Les musiques de film m’intéressent beaucoup pour cela : j’essaye de comprendre comment leurs progressions d’accords peuvent générer, à tel ou tel moment, certains types d’émotions. Quand, par exemple, nous travaillions sur notre dernier single, Call, George et moi étions un jour dans notre local de répétition, attendant l’arrivée d’Emmet, et pour patienter nous répétions le morceau. Nous remarquions qu’il y avait cette section finale pour laquelle George jouait des cordes au synthé, et nous avons alors décidé de les doubler avec la guitare, ce qui ajoutait au morceau une dimension triste et sombre qu’il n’avait pas à l’origine mais qui lui allait finalement bien. Ce petit ajout, je pense, avait une telle puissance qu’il pouvait modifier la perception que l’on se faisait du titre jusqu’alors. Nous sommes toujours à la recherche de ces petites choses qui peuvent avoir la capacité de transformer la vibration et l’émotion du morceau. C’est comme la cerise sur le gâteau, cela sublime l’identité et le caractère du morceau.

Comment abordez-vous vos performances live ? Le fait de jouer avec des machines vous oblige sans doute à y réfléchir beaucoup ? Il y a un espace pour une expression plus naturelle ?

Dan : Il y a beaucoup de préparations, je ne vais pas mentir. Les concerts, aujourd’hui, sont les choses les plus importantes pour nous, étant donné que nous n’avons pas encore suffisamment d’enregistrements pour nous faire connaître. Pour que cela se passe au mieux, nous passons beaucoup de temps à soigner nos beats, nos kicks, les tonalités de la basse, des voix ou des guitares, mais aussi nos éclairages. Tout est préparé en avance pour que quelqu’un arrivant à notre concert sans nous avoir jamais écouté se dise : ‘Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? C’est de la folie !‘. C’est ça le but : faire en sorte que celles et ceux qui ne nous connaissent pas deviennent des fidèles de notre musique. Mais pour arriver à ce résultat, il faut avoir de la consistance et un live show très efficace, capable de marquer les esprits, ce qui suppose beaucoup d’années de travail. Une fois arrivés sur scène, c’est évidemment naturel. Il s’agit donc tout d’abord d’assurer et de conforter les fondations afin que tout sonne du mieux possible, pour ensuite se reposer dessus et jouer de façon plus naturelle. Les préparatifs représentent moins un filet de secours qu’un savoir-faire patiemment élaboré qui permet, pendant le concert, de s’exprimer encore mieux, la spontanéité dépendant alors de la maîtrise.

Quels sont vos prochains objectifs ? Poursuivre sur un EP ou envisager un LP ?

Dan : L’objectif de cette année, ça a été de tourner le plus possible en dehors de l’Irlande, afin de se faire connaître de nouveaux publics, comme aux Pays-Bas, en Allemagne, en Suisse ou en France, ce soir, pour la première fois. Nous avons donné pas mal de concerts ces derniers mois, mais sans négliger l’enregistrement, puisque nous avons dans le même temps sorti trois singles. Alors au début de l’année 2025, nous allons continuer sur cette lancée : tourner le plus possible – en espérant que le concert de ce soir nous permettra d’avoir de nouvelles opportunités – et réaliser un EP de quatre morceaux qui intégrera quelques uns des vieux titres présents dans notre set. Par la suite, on sortira peut être un ou deux singles supplémentaires avant de commencer à travailler sur le premier album, probablement pour 2026.

Qu’aimeriez-vous que le public se dise à la fin de vos concerts ?

Dan : ‘C’est quand le prochain ?

Photos live : Stéphane Perraux

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