Ventre de Biche, faites entrer le cervidé

Ventre de Biche, faites entrer le cervidé

Depuis plus de dix ans maintenant, Luca Retraite conduit le projet Ventre de Biche et se nourrit des mille petits dégoûts passagers qui habitent sa musique. De ses textes en forme d’ode au bitume, comme de ses mélodies bancales et décalées, se dégage un certain sens de l’époque qu’il réinvente à chacun de ses chapitres. Son nouvel album ne fait pas exception et confirme l’étonnante propension du lyonnais à se renouveler autour d’éléments immuables et de nuances subtiles. Bercé par diverses influences allant de la trap aux feuilletons de détectives, Vaniel a été pour nous l’occasion d’évoquer une décennie de Ventre de Biche avec son géniteur. 

Pour Vaniel, tu as fait les choses de façon un peu différente en le présentant comme une bande originale inspirée par les feuilletons de détectives des années 2000. Pourquoi cette approche et cette structure avec intro, interlude et générique ?

Luca : J’ai toujours voulu faire une BO de film, ce que personne ne m’a jamais proposé. Du coup, on s’est dit qu’on allait faire le film nous-mêmes. L’impulsion, ça a été ça, après on a triché. Les morceaux avec de la voix, je les avais déjà composés et on en a choisi six qu’on a mis en scène avec deux réalisateurs, et Marion qui joue dans chaque épisode. Ce n’est qu’une fois que le film a été tourné que j’ai travaillé sur les interludes et le reste. Les chansons étaient assez bavardes, avec des textes un peu plus rap, donc j’ai trouvé cool de proposer des respirations. J’ai toujours bien kiffé les interludes, les tout petits morceaux, les jingles, ce genre de trucs que l’on trouve dans les bandes originales.

Et en quoi les feuilletons de détectives ont véritablement influencé ce nouvel album ?

On a tourné ça à Strasbourg, la ville où je suis allé à l’âge de 20 ans, où je me suis mis à fond dans la musique. On a tourné dans le quartier où je vivais à l’époque. C’est là que j’ai rencontré Tom et Elliott, les deux autres réalisateurs qui étaient mes voisins de paliers. Ça avait donc du sens de faire ça là. Ne vivant plus là-bas depuis quelques années, c’était l’occasion d’y retourner et de faire un truc avec tous les copains sur place. Tom est un gros fan de Bresson et des reconstitutions de Faites Entrer l’Accusé. C’est un peu moins cérébral, mais c’est la vérité. Il y a un truc dans cette esthétique, dans ces reconstitutions que je trouve assez génial : généralement, ils ne te montrent rien, ils mettent une musique qui fait peur sur un zoom sur une poignée de porte. J’aime cette façon qu’ils ont de créer une ambiance mystère avec que dalle. Tu sens qu’ils ont été autorisés à filmer sur les lieux du crime, mais sans pouvoir faire beaucoup d’images.

Tu es fan également donc ? 

J’aime bien. Après, autant Hondelatte que Dominique Rizet, ce ne sont pas des flèches non plus. Je ne sais pas dans quelle mesure je veux les cautionner ou les encenser, en particulier Rizet qui est super proche du syndicat de police Alliance. J’aime bien l’émission, son côté racoleur surtout. Côté idéologique, c’est un peu plus flou… Mais j’ai quand même maté tous les épisodes (rires).

Finalement, tu aimes ce côté un peu dépouillé, aux limites rapidement atteintes, qu’on retrouve aussi dans ces six épisodes… 

Je ne suis pas réalisateur, donc je ne veux pas me limiter à ça ni parler à leur place, mais on a tourné de manière autofinancée, j’ai tout mis de ma poche, du coup il a fallu trouver un moyen pour que ça coûte le moins possible, tout en n’arrivant pas à un rendu trop cheap. Aussi, certains choix ont été contraints par la forme : si on avait tenté quelque chose d’un peu plus chiadé, ça aurait eu l’air plus cheap que la solution la plus simple. Par exemple, vu qu’on n’avait pas de steady cam, il ne s’agit que de plans fixes. Ça se rapproche finalement de ma manière de faire de la musique, où les limitations de l’objet et des moyens influent sur la forme, même si cette forme est aussi un choix esthétique. C’est pas juste une question de manque de moyen. Les deux s’entremêlent.

Ce tournage et ce retour à Strasbourg fait aussi le lien avec le Grand Est que tu évoques dans un de tes morceaux. On voit d’ailleurs la croix de la Triple Alliance dans un des épisodes. Je suppose que tu as vu le documentaire de Marietta dans lequel tu es interviewé. Comment c’était de revenir ? Ça fait longtemps que tu en es parti ? 

Ça fait six ans. J’étais là-bas de mes 20 à 27 ans. Quand je reviens, j’ai l’impression de ne pas avoir vraiment déménagé, c’est un peu la maison. Je m’y suis fait des amis qui le resteront pendant très très longtemps. C’est un peu comme si je n’étais pas parti. Là, je vis provisoirement à Séville et je reviendrai à Lyon à partir de la rentrée. J’ai pas mal zigzagué depuis le COVID : j’étais un peu largué, je ne savais pas trop où aller.

Pour revenir à Strasbourg et à La Triple Alliance, ça rejoint un peu ce que disait Marietta dans ce documentaire : ce mouvement appartient un peu à qui veut s’en emparer. Quel regard portes-tu cette période ? Est-ce que tu as la sensation de faire perdurer ça à travers ta musique ? 

Pour moi, à l’époque, ça a été hyper libérateur de découvrir ces gens-là. J’ai quelques années de moins donc j’étais encore adolescent. Je vivais à Lyon, et je cherchais quelque chose qui me parle vraiment musicalement au sein de la scène underground. Eux avaient le cul entre plusieurs chaises, faisaient les choses de façon punk sans forcément en jouer. C’est plus une démarche qu’une esthétique ou un style de musique en particulier. Ce sont les premiers groupes que j’ai entendu chanter en français, et autre chose que des paroles très keupons ou plus politisées. Ils avaient ce truc d’écriture automatique qui m’a botté à fond, direct. Ça a été une vraie libération musicale. Ils m’ont réellement fait me rendre compte que tu pouvais faire ce que tu voulais et qu’au final, on s’en foutait.

Oui, c’est vraiment charnière dans ton projet… 

À fond. Et puis quand je suis allé à Strasbourg pour d’autres raisons, je suis allé à des concerts et je suis vite devenu pote avec toutes ces personnes. J’organisais aussi beaucoup de concerts, et j’avais pris l’habitude de mettre une petite croix de la Triple Alliance quand c’était un groupe affilié qui jouait. Chacun peut se servir du truc, ce n’est pas quelque chose pour lequel tu dois avoir l’autorisation d’entrer ou de sortir, c’est très organique. Il y avait donc ce truc très libérateur qui a infusé parce que, quand Noir Boy George a commencé en 2010, il y avait vraiment très peu de groupes à chanter en français par exemple. Si tu compares avec ce qui se fait aujourd’hui, c’est presque devenu la norme. Je trouve ça trop bien, pas pour le français en tant que tel, mais parce que chanter dans sa propre langue permet une finesse et un jeu avec les degrés. Les textes de la musique underground ont gagné en qualité grâce à ça. Les gens chantent dans une langue qu’ils maîtrisent, du coup, c’est dix fois plus intéressant.

Ton chant a beaucoup évolué. Il y a notamment un morceau sans beat sur lequel tu chantes en italien (Cane Perso), qui est assez éloigné de ce que tu faisais à tes débuts. Armure en Shit sonne aussi comme un petit tube. Je trouve que ces deux titres soulignent vraiment ton évolution, pour des raisons très différentes…

Cane Perso s’est fait sur un temps très long. C’est un texte que j’avais écrit pour un autre projet et qui est resté inutilisé. L’instru était l’intro de la toute première démo que j’avais faite. Je me suis retrouvé à la jouer quelques fois en concert et, un soir, sans trop réfléchir, j’ai mis ce texte dessus. Contrairement au français, je ne suis pas trop à l’aise quand il s’agit d’écrire en italien, mais ce morceau parle de trucs familiaux, donc ça avait du sens de le faire comme ça. À l’inverse, concernant Armure en Shit, j’ai fait beaucoup de rap en parallèle ces dernières années. J’ai fait des prods pour des gens, j’ai mixé, on a fait beaucoup de trap avec les copains en mode défouloir, et ça a réinfusé dans ma musique. Ventre de Biche, c’est vraiment le truc que je fais sans réfléchir. Je ne me dis pas qu’il faut que ce soit plus rap ou plus post punk : ça sort comme ça sort, je ne me prends pas la tête. Même pour les titres qui sonnent bien trap, j’ai gardé cette touche de vieux synthé Yamaha, de vieille boite à rythme. Presque tout est joué à la main, rien n’est automatisé, les lignes de basse sont faites à la main en trois minutes.

Quand tu as terminé Armure en Shit, as-tu trouvé qu’il avait une autre dimension par rapport à d’autres ? 

La forme que prend un morceau, ce n’est jamais trop réfléchi. Un morceau avec un beat et une mélodie sur trois notes avec une phrase répétée en boucle reste beaucoup plus en tête qu’un morceau sans rythmique, chanté dans une autre langue, et sans accroche mélodique. Mais je m’amuse autant avec les deux. J’ai écrit Armure en Shit fin 2020, entre un couvre feu et un confinement. Du coup, il y a un feeling un peu claustro et des évasions chimiques (rires).

C’est indéniable que le rap est partout chez toi, que son influence te suit depuis tes débuts. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, le genre est constitué de plein de micro scènes. Que ce soit en France ou aux Etats Unis, il n’y a plus vraiment un style qui domine les autres, c’est hyper débridé…

Il y a ce truc du rap qui a toujours réussi à prendre et à vampiriser d’autres musiques, à ne jamais avoir peur d’utiliser de nouveaux outils. Ça n’a jamais été un style conservateur, donc il avance constamment. Le rap peut être tout et n’importe quoi et en réalité, je dirais même que c’est désormais toute la pop qui va désormais piocher dans ses codes. Tu appelles ton assurance, tu as des jingles, des 808 et des hats de trap sur la musique d’attente. Ça a vraiment tout infusé, il y a une telle surproduction que ça se déverse partout. Je me souviens que, quand j’avais 12 ans, mes parents avaient des potes qui faisaient de la musique, et un de leurs fils avait la vingtaine, faisait du rap. C’était le mec le plus cool de l’univers pour moi. Au collège, j’écoutais Skyrock comme tout le monde, avant d’aller vers une musique plus bizarre. J’ai un peu dévissé du rap mainstream, je me suis pris la trap dans la gueule, mais ce qui m’a fasciné, c’est la lenteur des tempos. Il y avait quelque chose qui me parlait là-dedans. Quand c’est arrivé, je trouvais ça tellement plus groovy que d’autres trucs de l’époque ! Cette musique me fascine. Elle est hypnotique, faite avec pas grand chose. Souvent, les gars n’avaient même pas de 808, seulement une Boss qui l’imitait, un 4 pistes cassette, le même matériel que moi, et c’est une coïncidence. C’est juste du matos pas cher qui, 20 ans après, l’est resté.

Pour l’album précédent, tu avais un peu pioché dans les instruments de ton oncle. As-tu réédité pour Vaniel, ou as-tu abordé la composition d’une autre manière ? 

Ça a été un peu plus décousu. J’ai fait un peu plus de tri parmi les trucs à utiliser, j’ai pas mal samplé aussi, notamment pour Armure en Shit qui n’est fait qu’avec des synthés Yamaha et d’autres trucs qui trainaient chez mon oncle.

Ce n’est pas la première fois que tu proposes un autre format avec ta musique. Sur Viens Mourir, il y avait un livret avec tes dessins; là, tu offres un feuilleton en plusieurs épisodes. Qu’est ce qui te plait dans le fait d’aller au-delà du simple format album ? 

Depuis gamin, j’ai toujours aimé le livret, tourner ses pages jusqu’à la quatrième de couverture où tu trouvais des infos sur ou, comment et avec quoi ça avait été enregistré. J’ai toujours tenu à conserver ça. Concernant le feuilleton, ça ne me serait pas venu à l’idée si je n’avais pas eu Tom et Elliott, deux potes à qui je fais totalement confiance esthétiquement parlant, et que je connais assez bien pour savoir qu’on peut bosser ensemble. Ça a été très fluide, pas très réfléchi. C’était vraiment le plaisir de faire des trucs avec ses potes, rien de plus. Après, ce sont des images que tu as dans la tête et que tu essayes de retranscrire autrement que par le son, comme quand tu vois un clip et que certains plans vont te rester dans la tête. Ce sont des choses sur lesquelles je suis sensible aussi.

Ça fait dix ans que tu tournes au sein d’un même milieu, avec l’aide du même label. C’est une histoire qui dure. Comment les choses ont évolué pour toi depuis tout ce temps ?

J’ai sorti la première démo en français en 2012. Depuis, j’ai tourné à fond et aujourd’hui, à chaque concert, il y a toujours quelques personnes qui connaissent au moins deux ou trois de mes morceaux. Ça fait trop plaisir. Mais au-delà de ça, je pense qu’il y a un plafond de verre : les paroles sont très antisociales, et il arrive que des gens viennent me parler après les concerts et me disent que c’est pas mal, mais glauque. Je me dis qu’il doit y avoir un décalage parce que moi, je ne l’interprète pas comme ça. J’essaye d’y mettre pas mal d’humour, même si ça peut être un peu frontal voire agressif. Mais ce n’est pas assez démago pour franchir une certaine limite de notoriété. C’est comme ça, tant mieux. Après, est-ce que j’aurai toujours envie de chanter des chansons sur la merde et les vigiles dans 15 ans ? Je ne sais pas.

C’est intéressant qu’il y ait encore des gens heurtés par certaines paroles. Après là, dès le début du premier morceau, tu demandes si quelqu’un a déjà chié dans la rue : ce n’est pas ce qui va casser le plafond de verre (rire)…

(Rires) Oui, c’est vrai qu’en concert, Je Suis Lent met les gens bien mal à l’aise. C’est marrant, il y a un gros silence après. Moi, ça me fait bien marrer.

Quels sont tes projets pour les mois à venir ? 

Je repars en tournée fin septembre vers la Suisse et on va faire des ciné concerts avec le feuilleton. On est en train d’organiser ça. Il faut que je réfléchisse à la formule et en discuter avec quelques cinémas à droite à gauche, mais on a des plans. On verra bien ce que ça donne de jouer devant des gens assis, en configuration salle de cinéma. Je n’ai encore jamais fait ça donc on verra bien.

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