
25 Mai 23 Ulrika Spacek, au bout du cauchemar
‘Ouf, ils sont encore vivants’. Voici ce qu’ont certainement lâché de joie les fans fidèles d’Ulrika Spacek quand le groupe a annoncé il y a quelques mois la sortie de Compact Trauma, son troisième album en neuf années d’existence. En hibernation forcée et semi-active depuis cinq ans, ponctuée de quelques échappées solos (Astrel K en tête), la formation a affronté plus d’une difficulté pour parvenir à présenter aujourd’hui ce qui constitue son œuvre la plus complexe et aboutie. Petite leçon de ténacité, d’engagement et d’humilité avec le chanteur/guitariste Rhys Edwards et le bassiste Syd Kemp.
Qu’est-ce que ça fait de revenir après tant d’années d’absence ?
Rhys Edwards : Ça fait du bien de revenir présenter un nouveau disque qui a nécessité plusieurs années de travail. Contrairement à nous, les gens qui pensaient que nous ne faisions rien ont peut être trouvé le temps long. Évidemment, on n’a pas passé tout ce temps sur l’album, mais ça nous a quand même occupé au moins deux ans.
À la différence de ses deux aînés, Compact Trauma est né dans des conditions compliquées étant donné que votre studio de répétition et d’enregistrement a fermé. Comment cette période s’est-elle passée ?
Rhys Edwards : Tous nos disques avaient été enregistrés dans notre maison qui faisait aussi office de studio. C’était donc un environnement assez confortable. Compact Trauma a été composé en pleine période d’incertitude pour nous car on avait effectivement perdu la maison, ce qui nous a poussés à tous déménager dans des endroits différents. Du coup, après cette interruption, on a repris le travail dans un studio plus conventionnel, et ça s’est révélé être une bonne chose. Certaines parties de l’album ont donc été enregistrées à l’ancienne, comme on avait l’habitude de le faire, tandis que les autres sonnent de façon plus professionnelle, si on peut dire. On peut mieux distinguer chaque piste enregistrée.
C’est quelque chose qui est assez frappant quand on compare la production de cet album à celle des deux autres qui ont un côté plus fuzzy, plus dense…
Syd Kemp : Je n’ai pas contribué aux deux premiers mais, quand je les écoute, j’ai cette impression qu’ils essayaient de viser quelque chose de légèrement différent. Ce qui a été fait pour les deux premiers fonctionne très bien par rapport à ça : ils ont ce son plus répétitif, plus drone d’une certaine manière, et un chant qui est un peu noyé dans le tas… Celui de Compact Trauma est plus viscéral, mais aussi plus tranchant, plus sec en termes de sonorités.
Rhys Edwards : Ce n’est pas tant qu’on se cachait derrière ces aspects-là avec les autres albums mais, avec Compact Trauma, on voulait vraiment que tout soit clairement audible. C’est comme un moment de clarté à une époque où tout ce qui nous entoure est assez flou.
Comment les choses se présentaient-elles au moment où vous avez commencé à travailler sur ce troisième LP ? Est-ce qu’il se dirigeait dans cette direction à la fois musicale et thématique ?
Rhys Edwards : Notre EP Suggestive Listening nous a permis de travailler pour la première fois dans un studio plus conventionnel. Du coup, Compact Trauma a suivi le chemin, même si on a récupéré des éléments des autres albums pour les travailler sous un nouveau jour, avec une nouvelle production. Ce nouvel opus est en quelque sorte un mélange de tout ce que nous avons fait jusque-là. Si les premiers peuvent être considérés comme frère et soeur, je pense que celui-ci restera toujours isolé, même comparé à ce que nous ferons après, dont je n’ai strictement aucune idée aujourd’hui. Le sortir nous aura quand même pris cinq ans !
Un peu comme sur The Album Paranoia et Modern English Decoration, les morceaux sonnent comme des jams qui auraient duré des heures et qui, au fil du travail de composition, se seraient affinées jusqu’à devenir complexes. Mais quelle qu’elle soit, votre façon habituelle de composer a sûrement été un peu entravée par la situation…
Rhys Edwards : Pour être honnête, nous ne fonctionnons pas ainsi. On travaille plutôt sur de brefs moments qui durent peut-être vingt secondes, puis on les assemble pour créer les morceaux. Souvent, les choses sont faites de petites idées séparées. De fait, la perte de la maison et du studio n’a pas vraiment chamboulé notre façon de faire. Nous n’étions plus dans la même pièce, c’est tout. Cela dit, cet album est sans aucun doute celui où nous avons le plus enregistré live en tant que groupe.
Syd Kemp : Et pourtant, il ne sonne pas comme une jam. Mais je vois ce que tu veux dire. Il y a beaucoup de petits trucs répartis en quelques mesures, puis on passe à quelque chose d’autre. Mais ce n’est pas une évolution, plutôt des changements soudains et des détails qui modifient complètement l’ambiance tout en l’enrichissant. En ce sens, le processus a beau être resté quasiment le même, l’écriture est différente.
Rhys Edwards : On a commencé de la même manière que d’habitude mais, au fil du temps, on a eu accès à du meilleur matériel, on a réfléchi, on a beaucoup travaillé puis, après une longue pause, on y est revenu pour enfin nous débarrasser des morceaux qu’on n’aimait pas, et ne garder que les autres. Il y a donc eu un processus d’édition sur cet album qu’on n’avait peut-être pas eu sur les autres. Ça n’a pas été le disque le plus facile à terminer. On aurait pu s’arrêter à plusieurs reprises, notamment lorsque nous étions bloqués sur des idées, mais maintenant on peut souffler… Cet opus, on ne l’a même pas tellement écouté. On le fera une seule fois, le jour de sa sortie. L’enregistrement a été un traumatisme, un cauchemar absolu (rires), mais nous en sommes très fiers.
Comment avez-vous contribué tous les cinq à la composition et à l’enregistrement de l’album ?
Rhys Edwards : On a eu plusieurs cas de figure. Parfois, on était dans la même pièce, d’autres fois dans des pièces séparées. Il est aussi arrivé qu’on travaille chacun de notre côté, puis qu’on s’envoie nos parties car on est tous capables d’enregistrer, de mixer, etc. Heureusement car, pendant la pandémie, nous n’avions pas vraiment d’autres solutions que de travailler à distance. Avant qu’on traverse tout ça, je me disais que fonctionner ainsi ne pouvait pas donner un aussi bon résultat. Mais le monde change, et plus vite tu peux changer et t’adapter, moins il y a de raison de ne pas faire un bon album de cette manière.
Le tracklisting semble suivre un fil directeur, qui part de quelque chose de très négatif avec la mention de votre vie à Homerton qui disparaît, pour finir sur une note peut-être plus optimiste avec No Design. Quel agencement avez-vous voulu donner aux morceaux ?
Rhys Edwards : On aime le format album. On a grandi à une époque où il était vraiment important… Enfin, je ne pense pas que ce soit lié à l’âge, je suis sûr que les jeunes d’aujourd’hui l’aiment aussi. Ce format nous permet de raconter une histoire, et c’est pour cette raison qu’on y reste fidèle. Loin de nous l’idée de créer des chansons isolées les unes des autres. Découvrir une voie et s’y engager, c’est ce qu’il y a de plus drôle dans le fait de faire des disques. Pour la dernière chanson, la plus optimiste, on a presque joué sur ce vieux procédé des années 90 qui ajoutait une piste secrète aux CDs. Ça instaurait une sorte d’ambiance qui endormait et détendait les gens puis, surgissant de nulle part, un nouveau morceau apparaissait. De la même manière que les chansons de la Motown peuvent te rendre heureux et plein d’espoir, c’est ce que nous essayions de faire. Air a aussi été une grosse référence, comme toute cette pop leftfield française assez classe qu’on n’avait jamais explorée encore, je pense.
En parlant d’influences, quelles ont été vos inspirations ?
Rhys Edwards : C’est difficile de s’en souvenir car la plupart des morceaux ont été écrits en 2018, mais je me souviens que nous écoutions beaucoup Broadcast, Stereolab et Helvetia. Aussi, en être à son troisième album, c’est se rendre compte que tu as créé un son qui t’est propre. C’est presque comme si ta principale référence était tout ton travail effectué jusque-là. Il n’est plus nécessaire de regarder ailleurs, il s’agit plutôt de trouver un moyen d’innover en partant de tes propres chansons. C’est de plus en plus difficile et, pour cette raison, il est évident que le prochain disque sera plus intimidant à faire… Mais pour l’instant, profitons de la sortie de celui-ci et des occasions de le jouer.
Comment vous sentez-vous à l’idée de revenir sur scène ? J’ai lu que la dernière tournée avait été éprouvante…
Rhys Edwards : Oui, la tournée en Amérique était géniale, il y avait vraiment du monde, mais elle a été longue.
Syd Kemp : On s’est beaucoup amusé sur scène et ça s’est très bien passé, mais c’était plus une question de fatigue oui…
Rhys Edwards : Et d’addictions.
Syd Kemp : Sur nous cinq, quatre ne boivent plus désormais.
C’est quelque chose de plus en plus courant dans le milieu, la sobriété…
Rhys Edwards : En effet. D’ailleurs, il m’arrive d’être nostalgique de ces premières tournées. Il y a des photos super drôles où on a les pieds sur un tas de canettes de bière (rires). Ça a été génial de vivre ça tant qu’on a pu, mais ça a fini par ne plus fonctionner.
À quoi peut-on s’attendre pour vos prochains concerts ? Lors de vos précédentes tournées, vous aviez développé un univers visuel particulier…
Syd Kemp : Nous avons des lumières déclenchées par certains instruments, notamment le kick et la caisse claire. Tout est venu de l’idée du battement de cœur que nous avons adapté à notre musique comme au jeu de lumières.
Rhys Edwards : La chose la plus importante concernant les visuels est qu’on a toujours fait en sorte d’être autosuffisants. L’idée a toujours été d’aller jouer dans une salle, de demander à tout éteindre pour qu’on s’occupe de tout… Pour nous, c’est une façon de nous approprier le lieu. Si tu as l’habitude d’aller voir des concerts dans une certaine salle à Paris et que tu viens nous écouter, tu verras l’endroit d’une façon un peu différente de d’habitude.
Syd Kemp : C’est comme un concert des Flaming Lips mais avec un petit budget (rires).
Les paroles traitent de sujets tels que l’anxiété, la frustration, d’effets de laisser-aller induits par la drogue… Rhys, souhaitais-tu traduire en mots toute la palette d’émotions que tu ressentais à cette période ?
Rhys Edwards : Le thème principal de l’album est le traumatisme et tout ce que signifie perdre sa maison, sa petite amie qui déménage dans un autre pays… D’en ressentir la douleur, mais aussi de se sentir perdu et coupable, de savoir que ce que tu dois affronter n’est rien comparé à ce que vivent d’autres personnes. J’essaie juste de voir la douleur sous une autre perspective. Au sein de la société actuelle, les gens parlent facilement et rapidement de ‘traumatisme’. Moi, je me sens presque gêné d’utiliser ce terme de cette manière. On vit dans une société individualiste, on est très centrés sur nous-mêmes… Lorsqu’on ne se sent pas heureux ou qu’on n’est pas satisfait de quelque chose, on a tendance à se demander si ce n’est pas la société qui est merdique et qui est la cause de tout ça, plutôt que nous en prendre à nous-mêmes. En ce sens, je suis content que le titre contienne le mot ‘trauma’, parce que c’est une sorte de marqueur significatif de ce que les gens aiment utiliser aujourd’hui. J’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de dire ‘oh je suis tellement triste que tel truc me soit arrivé‘, mais plutôt ‘je me sens si mal, mais peut-être que j’exagère et que tout ira bien très vite‘. En somme, il s’agit d’essayer de prendre du recul, de regarder en arrière et de te dire que la perte de ta maison n’était peut-être pas la fin du monde. Même si à l’époque, c’était horrible à vivre.
Maintenant que vous avez pris du recul, qu’est-ce que vous retenez de positif de tout ce qui s’est passé ?
Rhys Edwards : Le fait que nous ayons survécu, vraiment, et que nous n’ayons pas abandonné. Ça aurait été plus facile d’arrêter et de ne pas affronter les problèmes. J’ajouterais aussi le fait de finir un album qui a été difficile à faire. On a aussi compris pourquoi de nombreux groupes font souvent un troisième disque plutôt moyen.
Syd Kemp : Ce qui est positif également, c’est que Compact Trauma peut désormais être partagé tout en étant très fidèle à ce que nous avons ressenti face à ce qui s’est passé. Tout a été préservé.
Rhys Edwards : Beaucoup de gens apprécient notre groupe. Du coup, quand nous étions dans le dur, on se disait qu’ils nous attendaient. C’était presque comme un devoir pour nous de terminer ce disque. Si tu en es à 75% d’un album, alors ne t’arrête pas maintenant.
Syd Kemp : Au final, ce n’est pas parce que nous avions besoin de faire un disque que nous en sommes arrivés là. Il y avait vraiment quelque chose que nous devions réaliser, pour nous, par rapport à tout ce qui s’est passé.
C’est prématuré, mais avez-vous déjà une idée de la direction que vous allez prendre ensuite ?
Rhys Edwards : Non, je pense qu’on doit d’abord jouer sur scène. On ne fonctionne pas comme un groupe qui écrit une chanson, la répète et l’enregistre. On écrit l’album et on l’enregistre en même temps, puis c’est via le live qu’il évolue, au fil des tournées. C’est en procédant ainsi que tu nourris ta créativité et trouves de nouveaux moyens de t’exprimer. Pas en prêtant attention à ce que les gens aiment ou n’aiment pas.
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