Trupa Trupa, un grain de sable dans la machine

Trupa Trupa, un grain de sable dans la machine

Il y avait d’abord de la friture sur la ligne le jour où nous avons appelé Grzegorz Kwiatkowski chez lui à Gdansk pour en savoir plus sur B Flat A, excellent nouvel album de Trupa Trupa. Heureusement vite réglés, ces soucis de connexion numériques étaient de fait une illustration assez pertinente de l’esthétique aujourd’hui déployée par le quatuor polonais, entre mitraille abrasive bruitiste renvoyant aux années 90 et stases psychédéliques fleurant bon le début des seventies. Rideau de fer ou non, Trupa Trupa sait qu’il serait inutile pour lui de singer les formules indie-rock ou post-punk de ses contemporains de l’ouest, et propose à la place un syncrétisme qui ne ressemble qu’à lui : obsessionnel, imprévisible, souvent décalé. Vu que derrière ce syncrétisme, on trouve aussi une inspiration et un activisme personnel fortement marqués par l’holocauste et la guerre, il était évident que Grzegorz aurait par ailleurs beaucoup de choses à dire sur l’actuelle invasion russe chez le voisin ukrainien. Revenant sur ce sombre sujet maintes fois au cours d’une discussion à bâtons rompus, mais assumant par ailleurs le besoin de garder espoir – voire d’assumer une certaine forme de naïveté face à tous ces évènements tragiques – le chanteur-guitariste de Trupa Trupa tient là un propos qui s’accorde parfaitement à son art. Interview en clair-obscur.

L’écoute de B Flat A est une expérience très singulière. Vous avez ouvert un certain nombre de portes avec ce nouvel album, ce qui m’a beaucoup plu. Quand vous avez commencé à écrire et enregistrer ce disque, aviez-vous certaines intentions spécifiques à l’esprit, ou est-ce que tout s’est passé de manière naturelle, sans aucune préméditation de votre part ?

Grzegorz Kwiatkowski : Je crois que notre méthodologie a toujours été à peu près la même toutes ces années. Mais à mon sens, ce qui différencie B Flat A de nos autres disques est bien entendu lié à cette pandémie mondiale. Nous avons dû annuler nos tournées aux États-Unis et ailleurs, et on s’est soudain retrouvé avec énormément de temps pour enregistrer cet album, qui était déjà prévu au programme. Donc au lieu de rester assis chez nous à ne rien faire, on se voyait toutes les semaines, par session de huit heures, pour composer. Et on a enregistré 25 chansons, dont on a tiré les 11 titres qui composent cet album. C’est moi qui ai eu cette idée un peu folle. Je voulais avoir la liberté et le confort de pouvoir choisir ce qu’il y avait de mieux, la crème de la crème (Ndlr : en français dans le texte). Et on a ainsi choisi ce qui convenait le mieux par rapport au récit très sombre que l’on envisageait avec ce disque. Évidemment, cette pandémie a pesé sur notre état psychologique, on était assis dans notre studio avec des masques sur nos visages, et on ne savait pas ce que le futur allait nous réserver dans une semaine ou un mois. Mais paradoxalement, cet état paranoïaque a aussi eu un effet positif sur nos compositions, et je peux te dire que nous sommes très fiers de cet album. On aime encore tous beaucoup Headache, sorti en 2015, et évidemment, on aime aussi les albums qui l’ont suivi, Jolly New Songs et Of The Sun, mais on a toujours pensé que Headache avait quelque chose de spécial, avec cette atmosphère si directe, intense et sombre, que l’on pensait ne plus jamais pouvoir atteindre à nouveau. On croyait que c’était le genre de choses qui ne pouvait arriver qu’une fois dans une vie. Mais comme je suis un peu fou, je me suis dit que l’on devait quand même essayer d’enregistrer quelque chose d’au moins aussi bon que cet album, sans faire Headache Bis non plus. Je ne savais pas si on en était capables. Mais j’avais cette ambition en tête.

Je crois bien que vous avez réussi ! Les autres chansons que vous avez écrites, vous comptez les retravailler ?

Non. Les 11 chansons que nous avons prises ici correspondent mieux à l’atmosphère sombre et intense que je viens d’évoquer, mais cela ne veut pas forcément dire que les autres seraient moins bonnes. On compte même en sortir certaines dans un EP l’année prochaine, vu que l’on est très fiers d’elles aussi.

Votre guitariste a construit sa guitare lui-même. Est-ce que vous ‘bricolez’ beaucoup, en studio ou ailleurs ? Quelle est la place de l’expérimentation sur le matériel dans votre processus créatif ?

Notre second guitariste et clavier, Rafal Wojczal, a fait cette guitare de ses propres mains effectivement, et il a inventé un nouvel instrument qui ressemble à des ondes Martenot, qui en est sa propre version d’une certaine manière. Vous pouvez entendre cet instrument sur le titre B Flat A qui conclue l’album. C’est lui qui expérimente avec le matériel dans le groupe. Nous on joue avec des instruments plus normaux.
Mais ce qu’il faut retenir de tout ça, je crois, c’est que nous sommes très différents les uns des autres, et que nous fonctionnons de manière démocratique : nous votons sur tout ce qui touche le groupe, vu que nous avons tellement d’opinions différentes sur tout. Trupa Trupa est d’une certaine manière un groupe fait de collisions permanentes. Des fois, je nous appelle ‘le grain de sable dans la machine’, un truc rempli d’erreurs et de chausse-trappes. Et je crois que c’est notre plus grande force. Nous ne sommes pas un des ces habituels groupes d’indie-rock occidentaux composés de musiciens normaux et ‘professionnels’. Nous sommes différents. Nos paroles, par exemple, abordent des sujets comme la moralité et l’éthique, avec un contenu assez abrasif. On est vraiment un groupe bizarre en fait, un petit groupe polonais psychédélique bien barré de Gdansk. Et je crois que l’on arrive à tourner la plupart de nos ‘erreurs’ à notre avantage, et que nos compositions sont le résultat d’une combinaison de quatre personnes qui pensent différemment des autres, musicalement parlant. Une chanson comme Uniforms, par exemple, sonne pour moi comme une version post-punk des Beatles, ou comme du Beach Boys totalement déglingué. On ne s’intéresse pas à l’industrie musicale, on ne veut pas être le dernier groupe à la mode, on ne cherche pas à être aimés à tout prix. On est juste des freaks issus de l’Europe Centrale.

Cette situation géographique a toute une histoire derrière elle également, et elle est à nouveau au centre de l’actualité internationale aujourd’hui…

Oui, l’Europe Centrale a été broyée par l’histoire, par la guerre et l’ère communiste. Il y a un mois ou deux, je parlais de tout cela au passé, et maintenant cela me brise le cœur de parler de tout cela au présent, malheureusement. La nature de l’être humain est parfois effrayante… Je parle ici en mon nom, ceci n’est pas une déclaration de Trupa Trupa, et mes amis auront peut-être des points de vue différents sur tout ceci… Mais la situation actuelle en Ukraine montre que nous vivons toujours une époque brutale, contrairement à ce que l’on pouvait croire auparavant. Vladimir Poutine est juste un énorme meurtrier. Il l’est depuis de longues années, rien ici n’est une surprise. Et pourtant les gouvernements occidentaux ont fait du commerce avec lui tout ce temps. Des politiciens d’extrême-droite comme votre Marine Le Pen se montraient avec lui, etc. Et malheureusement, je vois une grosse synergie entre la musique de Trupa Trupa et cette époque horrible que nous vivons. Je pense que notre musique résonne tout particulièrement en ces temps de guerre et de pandémie.

J’imagine à quel point vous vous sentez concernés par ce qui se passe en ce moment…

Je le suis. Personne n’a le droit de tuer des innocents. Poutine le fait en ce moment en Ukraine, mais il l’a fait auparavant aussi, en Tchétchénie ou en Géorgie. Et l’Europe de l’ouest a aussi du sang sur les mains, parce qu’elle a passé des contrats avec lui, échangé des marchandises. Ce n’est pas que Poutine est fou, il fait juste les même choses depuis vingt ans. Mais les politiciens de l’ouest ont eux été dingues de faire un pacte avec ce diable pour du profit. Ils ont vendu leurs âmes pour de l’argent. Honte sur eux. Mais comme je ne crois pas non plus en un monde manichéen divisé en tout noir ou tout blanc, je suis maintenant content que l’Europe se soit réveillée et qu’il y ait cet énorme mouvement de protestation contre la Russie. Je crois que les sanctions actuelles vont être un gros problème pour Poutine. On va peut-être assister aux derniers mois de son règne. Les oligarques ou l’armée russes vont certainement faire quelque chose qu’il n’a pas prévu, même si c’est d’abord pour une histoire d’argent, bien entendu.

Pour rester sur ces graves sujets, il y a évidemment une atmosphère très dystopique dans votre musique. Quelles sont vos dystopies ‘préférées’, si j’ose dire ? À part celle du monde dans lequel on vit…

(un peu gêné) Je pense que ce monde est effectivement… Je ne sais pas… Je suis assez réaliste, je pense, donc je n’ai pas vraiment besoin de fiction dystopique pour entrevoir de sombres horizons. Mais ce que je tiens à dire ici, c’est que je ne pense pas exclusivement à ces sombres horizons, et que je ne suis pas quelqu’un de pessimiste. Je pense qu’il y a un mélange de pessimisme et de joie en moi. Je crois vraiment qu’à travers la création, la lecture et l’écoute de formes d’art qui seraient on va dire ‘sombres’, voire même déprimantes parfois, on peut aussi arriver à produire de la lumière, de l’optimisme et de la joie. Les gens qui font l’expérience de ces arts sombres peuvent ainsi questionner le mal qui est en eux. Généralement, les gens pensent d’eux-mêmes qu’ils sont formidables. Ils ont tort. L’éveil moral commence toujours au moment où on se rend compte que l’on n’est pas seulement responsable d’actes positifs, et que l’on est aussi la cause d’actes négatifs. Voilà pourquoi je m’attache à créer un art qui soit sombre.
Et bien entendu, cela a aussi à voir avec mon histoire familiale. Mon grand-père a été prisonnier d’un camp de concentration allemand, à Stutthof, à 30 kilomètres de Gdansk. Quand j’étais petit, j’entendais beaucoup d’histoires sur ces camps de la mort et ces camps de concentration, et cela m’a énormément marqué. De plus, la seconde guerre mondiale elle-même a démarré à Gdansk, dans ma ville, avec la crise de Danzig. Mais d’un autre côté, Gdansk est aussi la ville du syndicat Solidarnosc et de son mouvement qui a défait la dictature communiste. Donc je crois également à l’art comme moyen de protestation, je pense qu’il a un grand rôle à jouer dans le fait de réveiller les gens.

En parlant d’art, et pour revenir sur la musique au sein de votre dernier album, votre page Bandcamp mentionne Can, Fugazi et Syd Barrett comme influences sur B Flat A. J’ai personnellement été très marqué par celle de Syd Barrett. On peut sentir son aura sur des titres tels que Uniforms, Lit, Sick ou Lines. Syd Barrett ne serait-il pas devenu une sorte de modèle pour vos chansons les plus lentes ?

J’adore Syd Barrett et ses albums solo. D’une certaine manière, c’est un vrai artiste post-punk, même si le terme n’a bien entendu surgi que longtemps après lui. J’aime les choses qui sont un peu bizarres, déglinguées et minimalistes. C’est pourquoi j’aime tellement Syd Barrett, parce que ce qu’il faisait était minimaliste et rempli d’erreurs et de fausses notes. Je préfère ce genre de musique à des trucs surproduits. Ce que j’aime trouver dans la musique psychédélique, c’est un certain réalisme psychologique. Pour moi, Syd Barrett représente quelque chose de réaliste sur ce que cela veut dire d’être humain. Il m’en dit plus sur la condition humaine que, je ne sais pas, 85% de toutes ces grandes productions occidentales si formatées. J’adore ce genre de personnalités, c’est vraiment un héros pour moi.

Et à propos de Can et Fugazi ? Quels sont vos albums préférés dans leurs riches discographies ?

Je ne suis pas un grand expert en ce qui concerne Can, mais Holger Czukay est né à Gdansk, il a passé son enfance ici, dans le quartier où se trouve notre studio et d’où nous venons tous. Can est un super groupe, bien sûr, mais Fugazi est lui un vrai miracle, et tous leurs disques sont absolument énormes ! J’adore tout particulièrement The Argument qui a un son très pop, en fait. Mais tous les albums sont bons. Ce genre de groupe ne devrait même pas pouvoir exister, si tu vois ce que je veux dire, ils ont trop de talent. C’est comme s’il venaient d’une autre planète… Et que ce soit au niveau éthique ou à un niveau esthétique et artistique, ce sont des gens incroyables. Leurs albums étaient supers, leurs concerts étaient supers. Tout était parfait.

Tu es aussi poète. La traduction française de ton dernier recueil est sortie le 2 avril chez nous d’ailleurs (Joies, préfacé par Claude Mouchard, traduit par Zbigniew Naliwajek, collection ‘Centrale/Poésie’, La Rumeur Libre). Quelles sont tes influences littéraires dans ce domaine ?

J’aime la poésie américaine, des auteurs comme Walt Whitman ou Edgar Lee Masters et son anthologie Spoon River. Et sinon, j’aime aussi Thomas Mann, Robert Musil ou Hannah Arendt. Comme j’ai étudié la philosophie, j’apprécie aussi énormément Schopenhauer et Nietzsche… Mais la plus grosse influence sur mon écriture vient du cinéma, particulièrement du grand réalisateur français Claude Lanzmann et de son documentaire sur la Shoah qui reste une des plus grandes œuvres artistiques jamais faites pour moi. Donc il y a beaucoup de choses qui m’ont influencé, de la littérature allemande à la littérature russe, avec par exemple Dostoïevski, ce grand maître de la psychologie…

Est-ce que cette activité de poète influe sur l’écriture de tes chansons ? Ou est-ce que ces deux activités sont clairement séparées dans ton esprit ?

Auparavant je le pensais, mais au fur et à mesure des années, je me suis rendu compte que ma poésie était assez similaire à mes paroles pour Trupa Trupa. Mes poèmes sont très minimalistes, ils consistent souvent en trois ou quatre lignes à propos de génocides, tels des haïkus. J’y aborde des thèmes comme le néant, le manque de lumière ou d’amour, et je crois que je fais à peu près pareil pour mes paroles. Évidemment, ma poésie se concentre plus sur des évènements historiques. L’holocauste, en particulier… Mais l’atmosphère y est similaire à celle de notre musique.
Ceci dit, je ne suis pas l’unique parolier dans le groupe. Woltek Juchniewicz l’est également, et il chante aussi. Par exemple, moi je chante sur Uniforms et lui il chante sur Twitch. Et on a tous des activités annexes au groupe, qui ont une grande influence sur notre musique. Woltek est par exemple peintre, il est diplômé des Beaux-Arts de Gdansk, et notre batteur Tomek Pawluczuk est graphiste, et lui aussi est diplômé des Beaux-Arts. Quant à Rafal Wojczal, notre claviériste et guitariste, il est aussi photoreporter, et il se trouve en Ukraine en ce moment, il est en train de documenter toutes ces atrocités.

J’ai effectivement vu que vous étiez aussi impliqués dans certaines formes de militantisme. Tu viens d’ailleurs d’évoquer l’histoire de ta famille, ainsi que celle de la Pologne et des camps de concentration qui s’y trouvaient. Or, je suis tombé sur quelques articles expliquant la façon dont toi et d’autres militants de ton entourage remettez en cause l’actuelle politique officielle de votre gouvernement sur ces questions mémorielles. Et il y a cette histoire à propos d’une découverte que vous avez faite près du site d’un ancien camp de concentration. Une histoire de chaussures laissées à l’abandon… Peux-tu nous en dire plus ?

Je tiens à tout de suite préciser que Trupa Trupa ne suit pas une idéologie unique. Comme je le disais tout à l’heure, nous sommes quatre individus très différents les uns des autres. Je peux parler pour moi-même à propos de la façon dont j’interprète ce que l’on fait, mais je ne suis pas la voix représentant le groupe tout entier. En tant que groupe, nous ne faisons pas de déclarations idéologiques ou politiques. Et ce n’est pas non plus à moi de dire comment les gens doivent se comporter ou ce que les polonais devraient faire. Je ne suis ni politicien, ni prêcheur.
Mais sinon oui, en 2015, Rafal et moi avons effectivement trouvé presque un demi-million de paires de chaussures abandonnées aux alentours de l’ancien camp de concentration de Stutthof. Elles venaient de toute l’Europe. Stutthof était entre autres un gigantesque atelier de cordonnerie et de maroquinerie. Et comme je l’ai dit tout à l’heure, mon grand-père a été prisonnier de ce camp de concentration, c’est donc un sujet familial sensible pour moi. C’est pourquoi nous nous battons pour préserver la mémoire de ces évènements. Stutthof est depuis devenu un musée, mais ses responsables refusaient de préserver ces artefacts du génocide. Ça a été plusieurs années de bataille médiatique entre nous et eux… Vous connaissez des situations similaires en France, d’une certaine manière. Vous avez eu le gouvernement de Vichy, qui a soutenu et collaboré avec Hitler, qui a aidé à déporter des juifs vers Auschwitz. Il y a eu des collabos en Pologne aussi. C’est une tragédie. Et dans les deux cas, il faut regarder la vérité en face, en souvenir des victimes. C’est la seule façon de devenir des gens meilleurs.

J’ai lu que ce genre de prises de position posaient un problème au parti ‘Droit et Justice’ au pouvoir en ce moment, qu’ils cherchaient à interdire l’usage du terme ‘camp de la mort polonais’ pour minimiser la vérité historique au sujet de ces polonais qui ont collaboré avec les nazis…

Il n’y a jamais eu d’altercation directe entre moi et le gouvernement. Je faisais juste mon truc. Je crains fort que la plus grande partie du peuple polonais soit restée antisémite. Ce n’est pas seulement une histoire de gauche ou de droite, d’ailleurs. L’important, c’est de creuser un peu pour connaître la vérité sur ces sujets. Comme je le disais plus tôt, je ne suis pas là pour juger ou prêcher. C’est important de se souvenir des victimes, de dire la vérité, mais c’est tout aussi important que la gauche et la droite communiquent sur ces sujets. La guerre survient d’un manque de communication. Les politiciens veulent que nous soyons de plus en plus polarisés, que nous nous détestions les uns les autres, d’une certaine manière. C’est la raison pour laquelle je fais attention à ne pas juger. J’essaie toujours de trouver une solution pacifique.
Par exemple, il y a quelques mois, nous avons vécu une grosse crise à la frontière biélorusse, et j’ai été très déçu par la réaction de la société polonaise. Mais aujourd’hui, cette même société polonaise aide le peuple ukrainien d’une manière qui n’est pas seulement admirable, mais aussi absolument incroyable. Je suis heureux de ce changement. Bien entendu, je pourrais toujours grogner sur le fait que les gens n’aient rien voulu faire il y a quelques mois, et dénoncer leurs raisons à ce moment-là. Il y aura toujours un moment pour discuter de cela. Mais il faut se battre pour la lumière, pour aider les gens et les emmener vers l’optimisme. Si tu dis à quelqu’un qu’il est juste trop con pour comprendre, cela coupera net toute communication entre lui et toi. (rires) Tu vois ce que je veux dire ? Je sais bien que c’est dur. Je me retrouve souvent à m’engueuler avec des gens. Je me dis toujours que je dois rester sympa et bienveillant, et deux secondes après, je commence à me fâcher, et je m’en veux après. Toutefois, j’essaie vraiment de trouver une manière pacifique de faire les choses, et de laisser tous ces canaux de communication les plus ouverts possible.

En même temps, et sans non plus nier tout ce que tu viens de dire, les concepts de tension et d’abrasivité me paraissent tout aussi essentiels chez vous. Ce qui me renvoie au titre de ce nouvel album, B Flat A, qui fait référence à un écart d’un demi-ton entre deux notes successives. Au-delà de la tension qu’un tel écart provoque, le titre de cet album possède-t-il un sens particulier pour toi, un sens secret que tu serais prêt à nous révéler maintenant ?

Je crois que ce titre est un mystère, qu’il peut vouloir dire plein de choses. À mon sens, B Flat A est un album sur la désintégration de la personnalité. Dans la première chanson, Moving, les paroles passent de ‘searching, dying, moving’ à ‘not searching, not dying, not moving’, pour ensuite revenir à la première version. C’est l’histoire de quelqu’un qui tourne en rond, qui ne sait pas comment agir sur son environnement. Et chanson après chanson, cette désintégration de la personnalité devient de plus en plus conséquente, jusqu’à atteindre son stade ultime dans le dernier titre, B Flat A, où la réalité s’effondre devant nos yeux et dans nos oreilles et perd absolument tout sens. D’où cette sombre atmosphère… Mais tout cela ne reste que mon interprétation. En fait, je ne connais pas véritablement le sens du titre de cet album. Je crois même que c’est une force du groupe que nous restions si sensibles au mystère, et que ce que nous faisons puisse être interprété de plein de manières.

La plupart des sujets que nous venons d’évoquer sont graves, tout comme vos disques, même si on peut toujours y trouver de subtiles touches d’humour ici ou là. C’est un peu comme cette interview, où tu as employé plusieurs fois le mot ‘optimisme’ en dépit de la gravité de ces sujets. Est-ce facile pour toi de rester optimiste ? En d’autres mots, est-ce que tu crois encore aux miracles, Grzegorz ?

Oui, énormément. Quand j’avais six ou sept ans, je me souviens que j’y croyais déjà beaucoup, et je suis maintenant en train de revenir à cet état d’innocence, paradoxalement. Je sais que les temps que nous vivons sont très sombres, peut-être même les plus sombres de mon existence. Mais je suis aussi aujourd’hui père d’un enfant de trois ans et demi, et il est lui-même un sacré miracle, qui m’a ouvert le cœur sur ce que ce terme veut vraiment dire, sur cette idée de bonté et d’optimisme. Ceci dit, quand je parle de miracles, de bonté et d’optimisme, je ne dis pas que nous devrions fermer les yeux sur la réalité, ou que nous devrions refuser de réfléchir aux grands évènements de l’histoire. Ce que je dis, c’est que le plus grand miracle qui soit, c’est l’amour. C’est comme ce leitmotiv dans la vieille chanson des Beatles, All You Need Is Love. J’ai longtemps pensé que ce leitmotiv était bien trop naïf, mais maintenant je trouve que c’est le meilleur refrain qui soit. Je pense que si quelqu’un aime les autres et s’aime assez lui-même, il arrivera à laisser de la bonté jaillir tout autour de lui, et que celle-ci ira ensuite irradier sur le monde, même si cela n’était pas son intention de départ. Il n’y a rien qui ne puisse remplacer une communication pleine d’amitié et d’amour. Bien entendu, la vie nous montre souvent que les choses sont plus compliquées que cela, je le sais. C’est pourquoi mon esthétique est si sombre. Parce que la réalité l’est aussi.
Ce qui se passe en Ukraine est tragique, par exemple. Mais d’un autre côté, cela s’apparente aussi à un miracle, en quelque sorte. L’ouest s’est enfin réveillé. Cela aurait dû arriver plus tôt, certes, mais aujourd’hui la plus grande partie du monde veut protéger l’Ukraine et lutter contre Poutine. C’est une position morale de principe. Nous nous trouvons donc dans une situation très rare, qui n’a rien d’évident au cours de cette époque post-Trump si cynique. Et aujourd’hui cela arrive d’un coup. Même en Allemagne…
J’ai récemment été très déçu par l’Allemagne. Pendant des années, je me suis pourtant souvent engueulé avec des gens qui attaquaient leurs politiques. Je leur disais qu’ils avaient tort, qu’il était faux de dire qu’ils étaient corrompus, que tout ce qu’ils cherchaient à obtenir, c’est la paix entre les peuples. Mais en fait, c’est moi qui avait tort, malheureusement, je m’en rends compte maintenant. Leurs politiciens étaient totalement corrompus par Poutine. Donc j’ai été déçu, c’est vrai. Mais maintenant je suis content de voir qu’eux aussi se réveillent, qu’on les a poussés à se réveiller. Ce genre de choses est nécessaire parfois. Donc oui, je crois aux miracles. Pour moi, quand on se confronte à de la poésie sombre ou à notre style de musique, cela ne veut pas dire que l’on a envie de se suicider. Au contraire, même… Cela vous procure certes des sentiments sombres et intenses, mais cela peut aussi vous aider à communiquer et à avoir une meilleure prise sur la réalité de ce monde. Cela vous amène vers la lumière, aussi.

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