The Poison Arrows vise juste

The Poison Arrows vise juste

Grâce à des formations comme Shellac ou The Jesus Lizard notamment, comme au studio Electrical Audio de Steve Albini, Chicago fait partie de ces berceaux incontournables et intemporels de la scène noise rock des années 90 et 2000. Les membres de The Poison Arrows sont très bien placés pour en parler puisqu’ils en ont toujours fait partie, au travers d’expériences avec des groupes locaux reconnus, ou pour avoir travaillé de nombreuses années au sein du label Touch and Go, autre fierté locale d’alors. Ça tombe bien car, au-delà de leur dernier nouvel album Crime & Soda, Justin Sinkovich (chant, guitare, et fondateur du label File 13), Pat Morris (basse) et Adam Reach (batterie) avaient tous trois très envie de nous faire partager leurs souvenirs de ce microcosme Chicagoan tout à fait exceptionnel.

Dans quel état d’esprit est-on quand on a fait partie de groupes très en vue comme Don Caballero ou Atombombpocketknife et qu’on se jette dans une aventure comme The Poison Arrows ? A t-on comme objectif d’autant marquer les esprits, de décrocher un succès similaire, ou est-ce qu’on s’en remet simplement au plaisir de jouer de la musique ?

Pat Morris (basse) : Pour ma part, quand Justin m’a appelé pour me proposer de jouer avec Adam et lui, ça devait bien faire cinq, six ou peut-être même sept ans que je n’avais pas joué de basse. J’ai tout de suite accepté car c’est beaucoup plus simple de jouer avec un groupe de potes plutôt que dans d’autres contextes.
Justin Sinkovich (chant, guitare): Avec Adam, nous avions commencé à jouer un peu, et toquer à la porte de notre vieux pote Pat nous a paru évident… Il a toujours été question de prendre du plaisir avant tout, en jouant ensemble et en faisant quelques concerts par-ci par-là. On ne voulait pas se mettre la pression avec trop de dates, d’autant qu’à l’époque, Adam et moi travaillions chez Touch and Go où l’on avait pas mal de responsabilités. Et puis, Corey Rusk (co-fondateur du label, ndlr) ne voulait pas que l’on s’absente trop (rires). Donc prendre autant de plaisir que possible, oui, mais sans forcément trop tourner.

Êtes-vous parfois nostalgiques de vos aventures musicales passées ?

Pat : Nostalgique ? (rires) C’est une bonne question… Mais je n’ai pas de bonne réponse à te donner. Mis à part peut-être le nombre de personnes devant lesquelles on joue parfois… (rires) On passe beaucoup de bon temps à jouer ensemble, en particulier sur scène, donc je pense qu’on est tous les trois comblés avec ça.
Justin : Les choses évoluent, et j’aime beaucoup ma vie actuelle (rires). Mon corps et mon esprit ont changé, donc mon style de vie désormais un peu plus casanier me convient très bien ! On est vraiment comme une sorte de grande famille, très unie depuis maintenant 20 ou 30 ans. Je suis aussi resté très proche des membres de mon autre groupe, Thumbnail, dans lequel j’étais dans les années 90. Pendant la pandémie, on s’appelait souvent via Zoom avec les gars, mais aussi avec Pat et Adam. D’ailleurs, il y a environ un an, le label Numero Group m’a appelé pour lancer des rééditions de Thumbnail. On a donc commencé à bosser sur ce beau projet il n’y a pas si longtemps. Ça rend un peu nostalgique en effet… En parallèle, on est également en train de voir si on peut sortir les albums de Atombombpocketknife sur les plateformes de streaming, vu qu’il n’y sont pas encore.

On compare souvent votre son à celui de Girls Against Boys, et j’ai d’ailleurs cru comprendre que vous êtes bien potes avec eux…

Adam Reach (batterie) : En effet, j’ai pas mal bossé avec ces mecs. J’ai été en charge de la mise en production chez Touch and Go pendant des années. Et, en termes de groupe avec qui travailler, on peut difficilement trouver plus gentil et cool. Alexis (Fleisig, batteur de Girls Against Boys, ndlr) a d’ailleurs réalisé des illustrations pour nous et nous a prêté quelques-unes de ses photos pour certaines de nos pochettes d’albums. Ça fait tellement d’années qu’on se connaît…
Pat : Je vois Scott (McCloud, chanteur-guitariste de Girls Against Boys, ndlr) tous les jours… J’ai une photo de lui sur mon frigo ! (rires)

Justin, en parlant de Scott, on compare souvent ton chant au sien… Je l’avais interviewé l’an dernier et il m’avait cité Mark E. Smith (The Fall) mais aussi Lou Reed comme deux de ses grosses influences au chant. Qu’en est-il de ton côté ?

Justin : Lou Reed, oui carrément… Il s’agit probablement de mon influence principale ! Scott a aussi eu une grande influence sur moi au temps de Thumbnail. Sur les deux premiers albums, je hurlais beaucoup mais, après plusieurs mois de tournée, ça devenait très difficile de faire ça tous les soirs. J’ai donc voulu évoluer, et c’est à ce moment-là que je me suis inspiré de Scott. Idem concernant Thurston Moore, à qui j’ai aussi souvent été comparé. D’autres artistes actuels sont aussi dans cette lignée, notamment Protomartyr qui est, pour moi, l’un des meilleurs groupes du monde actuellement et l’une de mes grosses influences également. Aussi, notre local de répétition est très proche de celui de FACS, ce qui crée pas mal d’émulation… Au final, on s’est tous un peu influencés les uns les autres à divers degrés.

Quels sont les principaux thèmes traités dans votre nouvel album, Crime and Soda ?

Justin : Il s’agit probablement du moins abstrait de tous nos albums. Depuis War Regards, je me sens de plus en plus capable de raconter des histoires très spécifiques, du coup il y en a une derrière chaque chanson. Par exemple, on a recueilli un chien il n’y a pas très longtemps, sans qu’on sache que c’était un chien de berger. Il est donc devenu vraiment grand, avec des dents bien pointues (rires). Le dernier morceau du disque s’appelle Sharp Young Teeth, et il est inspiré de ces moments où il jouait avec moi en me mordillant le bras. Mais cette chanson est également liée à Imminently Accompanied by Dragonflies, inspirée de mon précédent chien, Staler, qui est décédé l’année dernière à l’âge de 17 ans. Quand c’est arrivé, nous étions avec le vétérinaire et d’un coup, il y a eu toutes ces libellules qui se sont mises à voler autour de lui… (Justin, très ému, éclate en sanglots, ndlr) Alors, j’ai fait des recherches pour essayer de comprendre pourquoi ces libellules s’étaient posées sur lui alors qu’il était en train de partir et, dans de nombreuses cultures, il se trouve que c’est un signe de renaissance, de réincarnation. C’était un très beau moment, aussi puissant que tu puisses l’imaginer. Cela dit, cet album parle plus largement d’humanité et de mortalité. Elles sont en quelque sorte liées de cette manière-là, à ce que j’ai vécu au travers de mes expériences. C’est bien de pouvoir analyser un peu ses émotions et de les intégrer à sa musique. Raconter des histoires vraies avec de réelles émotions, c’est probablement ce qui contribue à rendre la musique si puissante. Pendant la création de cet album, j’ai perdu plusieurs membres de ma famille et amis, à cause du Covid entre autres. Quelque part, ça explique aussi cette thématique omniprésente sur le disque.

Et de quoi parle le morceau The Joy Amber Scam ? S’agit-il d’une histoire vraie également ?

Justin : L’an dernier, ma femme et moi étions en vacances au Mexique pour son anniversaire. Un jour, nous sommes sortis acheter des provisions, et des mecs nous ont proposé une dégustation de téquila dans leur magasin. En l’occurrence, il s’agissait d’une bijouterie… J’étais moyennement chaud, d’autant que je ne bois pas, mais ça avait l’air de tenter ma femme, alors on y est allé. Il y avait d’autres gens comme nous sur place. Les gars du magasin étaient super gentils. Ils m’ont demandé si je voulais acheter de la tequila pour l’anniversaire de ma femme, et j’ai accepté. Ça faisait 57 pesos, donc je leur ai passé ma carte bancaire. Sauf que, quand ils sont revenus, je me suis aperçu qu’ils avaient débité 5700 pesos, soit 330 dollars. Leur truc, c’était de saouler les gens, de faire tourner des joints pour défoncer les clients. Sauf que moi, j’étais totalement sobre. Ils n’ont rien voulu savoir, et mon banquier m’a prévenu que ce n’était pas la première fois qu’ils agissaient ainsi. Par la suite, la banque a réussi à faire fermer leur compte bancaire, donc j’ai pu me venger. Ce morceau parle de ça : Joy Amber était le nom qui figurait pour ce débit sur mon relevé.

War Regards le laissait déjà pressentir, et ce nouvel album le confirme : The Poison Arrows semble désormais préférer l’écriture et le groove à l’énergie qui a longtemps fait partie de votre registre à la fois post rock et math rock. On le ressent à l’écoute de morceaux toujours assez complexes mais plus aérés comme Crime & Soda par exemple. Même si vous êtes des musiciens très expérimentés et donc qu’il n’est plus question de notion de maturité, est-ce un signe de ‘vieillissement’ de se tourner vers une musique plus écrite ?

Adam : Depuis War Regards, ma famille et moi-même avons déménagé en Caroline du Nord. On a fait ça en octobre 2020, donc en pleine pandémie, ce que je ne recommande à personne… (rires) Il a donc fallu qu’on change notre manière de jouer et de composer. Avant cela, on avait l’habitude de se retrouver chaque semaine, ce qui nous permettait de peaufiner pas mal de détails. Maintenant que je passe dans le coin seulement une ou deux fois par mois, ça change la donne : on a dû rationaliser un peu ce que nous faisions avant afin de réussir à malgré tout obtenir un résultat satisfaisant. Le truc marrant avec notre groupe, c’est que nous arrivions rarement avec une idée totalement aboutie. Il y avait une première version qui évoluait énormément pour arriver à quelque chose de parfois assez différent à la fin. Ceux qui connaissent Pat savent que, dès qu’il prend une basse en main, il joue, danse en jouant, même pendant que nous discutons ou nous échauffons. Du coup, ça me donnait envie de jouer également, et on finissait par jouer dans tous les sens pendant trente minutes, puis on faisait le tri, on gardait ce qui nous plaisait, et ça devenait un morceau. Mais après mon déménagement, il nous a fallu arriver au même résultat, dans un laps de temps plus limité. On a donc choisi de vraiment jouer sur nos points forts, et d’arriver avec des idées plus précises.

Ce mode de collaboration à distance semble d’ailleurs monnaie courante, pour les groupes américains en particulier…

Justin : Oui, absolument… On essayait de se voir une fois par semaine pour jouer, mais aussi parfois pour sortir ensemble, discuter de nos boulots, de nos vies. Ces sessions n’étaient donc pas toujours aussi productives qu’aujourd’hui.
Adam : J’ai demandé à des groupes comme Shellac quelle était leur expérience avec la collaboration à distance, et ils ont tous dit la même chose : ‘Vous allez être tellement plus efficaces !‘. Avec le temps, nos vies, nos corps, notre façon de voir les choses, nos envies évoluent… Au lieu de nous voir tous les mardis, on essaie désormais de se prévoir régulièrement quelques jours d’affilée, en essayant de nous focaliser uniquement sur notre musique. Avant, il arrivait que je ne sois pas à 100% dans ce que nous faisions, parce que j’avais encore la tête dans le boulot ou autre. Là, en nous fixant deux ou trois jours pendant lesquels répéter à fond, on a retrouvé encore plus qu’avant ce genre de moments vraiment excitants que tu recherches quand tu joues dans un groupe.
Pat : Crime and Soda aurait été un disque très différent si nous avions continué à répéter ensemble chaque semaine. Les chansons seraient devenues beaucoup plus complexes, plus bruyantes. Celles-ci sont un peu plus ‘dépouillées’, sûrement à cause du nombre limité de répétitions.
Justin : Le contenu et la musique sont effectivement un peu plus légers, et ça a peut-être aussi un rapport avec le fait que je vis désormais loin de la ville, et que j’écris maintenant en pleine nature. D’ailleurs, j’avais lu un article dans lequel Chris Clark, qui est sur le label Warp, disait qu’il avait arrêté de composer la nuit, en buvant du vin, pour passer à un mode matinal beaucoup plus productif, en se levant à 7h avec une tasse de café. C’est comme ça que je fonctionne aujourd’hui : je bosse dès le matin sur mes enregistrements et démos, et ça change tout au niveau de l’état d’esprit. Je suis beaucoup plus du matin qu’avant. De toute façon, quand il fait nuit noire ici, il n’y a pas grand-chose à faire, donc tu apprécies d’autant plus la lumière du matin.

Votre musique est totalement imprégnée de l’héritage musical de Chicago. C’est quelque chose que vous avez naturellement dans votre ADN du fait de votre culture musicale, ou est-ce quelque chose que vous faites volontairement perdurer quand vous composez ?

Pat : Pour moi, c’est complètement naturel, c’est dans mon ADN. Peut-être que cela découle simplement des albums que tu écoutes quand tu es plus jeune. C’est ce qui sort quand je joue, surtout avec ce groupe, dans ce format : ça a tendance à donner ce son très Chicago période années 90.
Adam : 90 Day Men, Disappears, FACS… sont tous des amis. Quand j’ai commencé à travailler chez Touch and Go, j’avais trop de travail et j’ai dû embaucher un stagiaire qui s’appelait… Brian Case. Il a donc été l’une des premières personnes que j’ai rencontrées là-bas. Il y a ces connexions avec tous ces gars dont j’adorais les albums et que j’allais voir très souvent en concert. Il n’y probablement pas un seul des disques que j’ai faits qui n’ait pas été influencés par eux. Je trouve ça juste incroyable que Chicago ait un si large éventail d’artistes tellement talentueux.
Justin : Avec mon premier groupe, nous avions vraiment ce son très 90s, c’est clair… Puis, à l’époque où je suis sorti d’Atombombpocketknife, j’ai voulu changer la donne. C’est notamment pour cette raison qu’il y a pas mal de clavier sur les premiers disques de The Poison Arrows. Puis au bout d’un moment, nous avons fait une pause, et quand nous avons redémarré le groupe, nous nous sommes mis à jouer de manière plus simple, plus organique, et on est retourné vers quelque chose plus marqué 90s.
Adam : On a tous les trois tellement d’influences communes. Moi, j’ai grandi dans l’Alabama, et j’étais vraiment un gros nerd niveau disques, je m’intéressais à toutes les nouveautés qui sortaient. Au début des années 90, au moment où tout ça a en quelque sorte démarré, je me suis senti pousser des ailes simplement parce que j’étais à Chicago où il y avait le plus grand nombre de magasins de disques par habitant, un milliard d’endroits où jouer, des tonnes de studios et des centaines et des centaines de personnes faisant de la musique régulièrement, que ce soit du jazz, de la country, du rock, du metal, du hip hop ou de l’électronique. Ca se passait presque à chaque coin de rue dans la ville.

Est-ce une volonté de faire des albums chaque fois made in Chicago – c’est à dire enregistrés, mixés et masterisés dans votre ville – ou alors est-ce un choix que vous faites seulement pour une question pratique ?

Adam : Cette ville regorge de tellement de musiciens et d’ingénieurs du son, dont certains de classe mondiale… ! Et ce sont tous des gens que nous avons appris à connaître au fil du temps.
Justin : Greg Norman, Brian Deck… Leur niveau de qualité et de professionnalisme va largement au-delà de ce que tu peux espérer. Idem pour Bob Weston pour le mastering… C’est d’ailleurs un très bon ami aussi. Sa femme et lui viennent parfois passer le week-end ici, à la maison. On bosse avec tous ces gens car il y a un haut niveau de confiance entre nous, mais aussi parce qu’on essaie de se soutenir mutuellement. C’est comme ça qu’ils gagnent leur vie, donc pas besoin d’aller voir ailleurs, et vu leur niveau d’excellence, bosser avec eux est pour nous un luxe avant tout !

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