28 Mar 18 The Messthetics, c’est comme le vélo…
Après avoir formé la section rythmique d’un des groupes rock les plus influents, toutes générations confondues, Joe Lally et Brendan Canty se retrouvent enfin au sein de The Messthetics. Poussés par l’enthousiasme d’Anthony Pirog, guitariste méconnu et adepte d’une musique instrumentale complexe, les deux ont immédiatement retrouvés les automatismes qu’ils ont entretenu pendant quinze ans chez Fugazi pour rendre le registre du trio plus accessible. Tous trois auteurs d’un premier album sorti le 23 mars chez Dischord, ils se confiaient récemment à Vish Kanna dans le cadre de son podcast Kreativ Kontrol. Une interview traduite ici pour vous, avec l’aimable autorisation de son auteur.
D’abord, pourriez-vous nous dire comment vous en êtes venus à jouer de vos instruments respectifs ?
Anthony Pirog : Mon père avait une guitare sous son lit, donc un jour je l’ai sortie et j’ai commencé à en jouer. Peu de temps après, j’ai intégré différents groupes et je me suis fait connaitre en tant que guitariste de jazz, même si je jouais d’un peu de tout. Au départ, quelqu’un comme Jimi Hendrix m’a vraiment donné envie de jouer, puis j’ai écouté pas mal de jazz, de musique expérimentale et improvisée. Danny Gatton a aussi été une influence dans sa façon de mélanger le blues, le jazz et la country.
Joe Lally : Je n’ai commencé la basse qu’à l’âge de 19 ans. En 1982 ou 1983, je suis allé à un concert de Minor Threat avec Peter Cortner que je connaissais du lycée et qui allait intégrer Dag Nasty quelques années plus tard. Ce jour là, il nous a pris l’envie de monter un groupe. Lui m’a dit qu’il chanterait, et moi j’ai donc choisi la basse. A l’époque, j’avais un petit boulot donc assez d’argent pour pouvoir m’en offrir une. C’est comme ça que tout a commencé, même si je n’avais aucune idée de ce que j’étais en train de faire. J’étais un peu dans le métal vu que je côtoyais des musiciens de Spirit Caravan, The Hidden Hand, ou Saint Vitus, mais j’écoutais beaucoup de choses. Etant jeune, j’étais très RnB, funk, soul… A l’âge de 10 ans, je suis allé voir The Spinners, The OJ’s, The Isley Brothers, les Jackson 5 avec mes voisins qui étaient assez cools pour prendre le gamin avec eux lors de ces concerts qui avaient lieu l’après midi. Je pense que tout cela a très certainement influencé mon jeu de basse d’ailleurs.
Brendan, si je ne me trompe pas, tu n’es pas seulement batteur… ?
Brendan Canty : Exactement. En plus de la batterie, je joue aussi de la guitare et de la basse, et je mixe tout cela notamment lorsque je compose mes bandes originales de films. Mais, au sein de The Messthetics, il ne s’agit que de batterie en ce qui me concerne et ça me procure beaucoup de plaisir. Pour répondre à ta question d’origine, je me suis mis à la batterie parce qu’il fallait que quelqu’un s’y colle. Pourtant, je ne m’y prédestinais pas du tout, j’avais la sensation de ne pas avoir le rythme. Un jour, mon frère m’a dit que tout le monde jouait de la guitare alors que tous les groupes recherchaient des batteurs. Mon père était musicien, tentait de gagner sa vie par ce biais mais n’y est jamais arrivé. Ma mère lui louait régulièrement des instruments, à l’occasion de son anniversaire ou autre. Un jour, nous nous sommes retrouvés durant un mois avec une batterie complète en plein milieu du salon, une autre fois avec un xylophone… Bref, il y avait toujours quelque chose pour jouer à la maison. C’est une bonne idée cadeau ça ! Plus récemment, elle a loué un violoncelle à mon fils mais, malheureusement, il ne l’a pas rendu (rire). Trêve de plaisanterie, le fait d’avoir eu l’occasion d’entendre la batterie chez moi, de mesurer tout le bruit que je pouvais faire avec à défaut de gagner beaucoup d’argent, j’ai commencé à en jouer. A 13 ou 14 ans, j’étais chanteur dans un groupe et quand le batteur a changé son matériel, je lui ai racheté l’ancien tout merdique pour 25 dollars. Je n’avais rien pour accrocher mes cymbales alors que je les faisais pendre au plafond. Du coup, mon père m’a acheté un set entier que j’ai toujours aujourd’hui. Tous mes potes jouaient dans des groupes punk, j’ai adoré ça, et j’adore toujours jouer.
Au sein de Fugazi, tu apportais régulièrement des idées qui ne te concernaient pas seulement. Là, puisque tu précises que tu ne te focalises que sur la batterie, est-ce qu’on doit comprendre que c’est quelque chose d’inhabituel chez toi ?
Avec Deathfix, je chantais et jouais de la guitare. A vrai dire, j’adore écrire des paroles mais je déteste avoir à chanter devant des gens. Je ne me sens pas vraiment chanteur. Quant à la guitare, ça me distrait seulement de la batterie. Donc après ça, j’ai eu une énorme envie de rejouer.
Joe Lally : Même si Brendan est batteur, il a toujours de super idées.
Justement Brendan, est-ce que tu interviens dans le jeu de Joe et Anthony, ou est-ce que tu ne t’occupes que des parties de batterie ?
Brendan Canty : J’amène un petit quelque chose mais ces deux là ont tellement d’idées… Presque trop s’il est possible de s’en plaindre (rire). Anthony en amène des vraiment compliquées, et tente de nous faire plonger dans son panier en jouant de façon toujours plus rapide et complexe.
Anthony, c’est un peu toi qui est à l’origine de The Messthetics, c’est bien ça ?
Anthony Pirog : Joe venait tout juste de revenir d’Europe lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois. Brendan, je l’ai connu à un concert. Tous les deux devaient se voir pour jouer la musique de Joe et m’ont proposé de me joindre à eux. Ça s’est plutôt bien passé, mais nous ne nous sommes pas revus pendant plusieurs mois ensuite. Puis j’ai eu de nouvelles idées que j’ai voulu jouer, donc je leur ai proposé de remettre ça. Vu qu’on avait pris pas mal de plaisir la première fois, ils ont accepté.
Brendan Canty : Anthony propose des choses assez difficiles. On les essaye, on les assimile, puis il en propose une autre, et ainsi de suite. Il ne s’arrête jamais.
Avais-tu déjà vu Fugazi ? Étais-tu familier de la dynamique qui existe entre Joe et Brendan ?
Anthony Pirog : Je n’ai jamais vu Fugazi en live, mais je connaissais. Puis ça devient vite une évidence dès lors que tu joues dans la même pièce qu’eux. La façon dont ils sonnent est incroyable, ils sont si justes l’un et l’autre que ça ne fait que m’offrir une totale liberté. Je suis dans une position très confortable pour faire ce que je veux, c’est une chance.
Brendan parle beaucoup de la complexité de ton jeu. Peux-tu nous en dire plus ?
Je ne sais pas, c’est seulement ma façon de faire. Depuis que nous répétons toutes les semaines tous les trois, j’ai le sentiment qu’on peut travailler des choses pour lesquelles j’ai encore à m’améliorer. J’essaye de me challenger d’une certaine manière. J’ai le sentiment que le but de ce groupe est de jouer la musique la plus complexe possible, mais tout en faisant en sorte que ça reste accessible.
Joe Lally : Brendan exagère, d’autant qu’Anthony explique très bien les choses vu qu’il donne des cours. Mais n’appelez plus, il n’est plus disponible, il a assez d’élèves (rires). C’est vrai qu’il se lance lui-même des défis et, pour revenir à cette idée de panier, c’est un peu vrai, sauf que Brendan et moi faisons en sorte que ce panier soit le plus large possible, et au plus près du sol, pour que ce soit plus facile (rires).
Joe, Anthony parlait toute à l’heure de ta musique lors de votre rencontre. Est-ce que tu en as encore sous le coude qu’on n’aurait pas encore entendu, ou est-ce que tout a été récupéré pour le compte de The Messthetics ?
Une grande partie a fini chez The Messthetics, oui. En fait, je n’étais pas réellement satisfait de mes paroles. J’ai sorti trois albums sur lesquels je chantais et j’ai eu le sentiment que c’était assez pour moi. J’ai fini par avoir l’impression de me répéter. Avant que je reparte d’Italie, je composais mais je ne faisais plus de concerts depuis déjà trois ans. Ma musique était concue pour être instrumentale, des gens passaient chez moi pour ajouter quelques parties, ou m’envoyaient des pistes de batterie par exemple. J’enregistrais le matin dans une salle près de chez moi, mais je ne savais pas ou tout cela allait. Quelque chose me manquait. Donc quand on s’est rencontré, c’était vraiment un pretexte pour jouer. Je chantais, et tout sonnait tellement différent avec Brendan et Anthony que ça allait jusqu’à modifier mon chant. Ca aurait pu très bien sonner, mais ça m’a amené à me poser des questions, à me demander pourquoi on jouait finalement ma propre musique. Donc on a ouvert les vannes et c’est devenu un véritable groupe.
Vous êtes donc tous les deux en train de me dire que vous n’êtes pas tant attachés que ça au fait de chanter, alors que la période est plutôt à l’expression à outrance…
Brendan Canty : A vrai dire, je ne me place pas dans le contexte actuel. Pour nous, c’est un challenge de présenter une musique totalement instrumentale puisqu’on ne l’avait jamais fait jusqu’à maintenant. Il ne s’agit donc pas d’apporter une réponse à autre chose que notre propre plaisir d’affronter de nouveaux défis qui nous excitent. Nous communiquons très bien tous les trois, tout se fait assez facilement, donc il n’est pas nécessaire de s’enfermer dans un songwriting qui nous empêcherait aussi d’improviser et de rendre nos morceaux fluides. Ce qui nous importe, c’est de maintenir cette communication, cette rapidité de création entre nous.
Fugazi représentait quelque chose, portait un message à travers ses incroyables instrumentations. Joe, tu partages le point de vue de Brendan ? En tant que membres de Fugazi, est-ce que jouer une musique instrumentale à l’heure ou on aimerait vous entendre est un positionnement voulu ?
Joe Lally : Pour avoir écrit pas mal de chansons, je peux affirmer qu’il est assez difficile de s’exprimer en musique et d’assumer tes paroles, du moment ou tu les chantes jusqu’à ta mort. En fait, personne ne souhaite que ce qu’il écrive soit accolé à une période spécifique. Parfois, tu te retrouves cinq ans plus tard à chanter des choses qui ne sont plus du tout d’actualité. Il y a tellement de trucs à maîtriser en termes de langage qu’il est très dur de s’exprimer soi même. Tu vois, j’écoute beaucoup Sleaford Mods. Ils ont beaucoup de paroles pour exprimer beaucoup de choses qui emmerdent peut être pas mal les gens par leurs côtés politiques ou même sexistes parfois. Mais malgré tout, réussir à faire cela n’est pas à la portée de tout le monde. Et je pars du principe que si je ne suis pas bon dans ce domaine, je ne dois pas forcément persister. Puis, ce que tu mets dans tes chansons vient de ce que tu fais tous les jours : de ce que tu lis, de ce que tu penses et auquel tu crois profondément. C’est ça être un musicien pour moi. A quoi bon forcément chanter mot pour mot ce dont tu parles tout le temps entre potes quand tu es saoulé par certaines choses ou d’autres ? J’aime beaucoup de différentes musiques instrumentales, que ce soit du jazz ou autres puisque ça concerne beaucoup de genres. Elles sont finalement très expressives, et c’est ce que nous essayons de faire aussi.
Brendan Canty : Je comprends que tu te questionnes beaucoup à ce sujet mais jouer de la musique instrumentale permet aussi aux gens d’entretenir des dialogues intérieurs, de se rassembler dans une salle, de partager une part d’eux-mêmes avec toi parce qu’ils développent leur propre imaginaire en t’écoutant. Les meilleurs morceaux ne sont pas toujours les plus explicites, ils ont ce genre de paroles qui laissent la porte ouverte à l’imagination. C’est ce que fait la musique instrumentale également.
Il y a une reprise sur cet album, Once Upon a Time. Pourquoi avoir choisi celle-ci ?
Anthony Pirog : Je crois que c’est le dernier morceau du dernier disque que Sonny Sharrock a sorti. J’ai toujours trouvé que c’était un morceau magnifique. C’est quelque chose que je voulais essayer. Ca me semblait une bonne idée, je suis un grand fan de Sharrock et quand j’en ai parlé à Joe, il s’est avéré qu’il aimait beaucoup lui aussi.
Joe Lally : Oui, j’adore cet album. Un jour, j’ai essayé de rejouer quelques titres et j’en étais incapable. Le fait de pouvoir le faire grâce à Anthony, de l’apprendre et le répéter, je crois que c’est aussi pour ça qu’on a fait cette reprise.
Anthony Pirog : En fait, la première fois que j’ai joué en mon nom, ca a été pour reprendre tout cet album en live.
Joe Lally : Maintenant, je peux dire que je sais le jouer (rire).
L’album transpire le plaisir que vous avez à jouer ensemble. Est-ce vraiment le cas ?
Oui, c’est le cas. C’est pour cette raison que des gens d’âges très différents viennent nous voir. Ca me surprend que tant de personnes puissent apprécier, et c’est surement du au fait qu’ils nous voient nous amuser.
Brendan Canty : Puis il y a beaucoup d’interaction entre nous sur scène. C’est assez fou et frénétique, ce qui fait aussi que ca reste parfois perfectible. En tous les cas, on fait en sorte de créer et de se soutenir les uns les autres quand les choses deviennent de plus en plus improvisées.
Fugazi s’est arrêté en 2002 et vous formiez tous les deux une section rythmique de légende. Qu’est ce que ça vous fait de rejouer ensemble après toutes ces années ?
Joe Lally : Lorsqu’on a fait notre premier concert en mai 2017, on a remarqué qu’on n’avait plus joué ensemble depuis autant d’années que toutes celles qui ont fait la carrière de Fugazi. Cela faisait donc quinze ans que nous n’avions plus fait de concert ensemble. Brendan était très pris par ses bandes originales, par sa famille, ses enfants, moi je suis parti en Europe. C’est assez dingue d’avoir attendu tout ce temps. J’ai joué avec pas mal de gens différents dans le cadre de mes albums solo, et c’est incroyable de voir à quel point c’est facile avec Brendan.
Brendan Canty : Même chose, j’ai joué avec pas mal de musiciens ces dernières années mais c’est comme s’il restait pas mal d’automatismes entre nous deux. On a commencé à jouer vite et fort, et tout s’est soudainement mis en ordre. Ca m’a soulagé parce que j’étais assez nerveux, je me demandais si j’étais encore capable de jouer avec cette intensité après tout ce temps. Il y a ce truc entre lui et moi qui permet de construire des fondations de morceaux très solides. Il est hyper carré. Bref, on a pris beaucoup de plaisir à se retrouver, à faire remonter des choses dont on n’avait même plus conscience, qu’on avait peut être volontairement oublié parce qu’elles étaient un peu douloureuses.
Si ca faisait quinze ans que vous n’aviez plus donné de concerts, est-ce qu’il vous est quand même arrivé de vous retrouver avec Ian MacKaye et Guy Picciotto pour le simple plaisir de jouer ensemble ?
Joe Lally : Nous n’avons pas le droit de parler de ça (rire). Oui bien sûr, quand nous sommes tous au même moment à Washington DC, on se voit, on discute, on rigole, on va diner, et on joue aussi de la musique. Mais c’est très différent de jouer pour le fun, et de jouer avec la pression de devoir écrire de nouveaux morceaux, de préparer une tournée… On apprécie, mais nous n’avons pas le temps de donner à Fugazi tout le respect qu’il mérite. Donc malheureusement, les choses en sont là. Fais ce que tu veux avec ça (rire).
Pour en revenir à The Messthetics, quel est l’avenir du groupe ?
Anthony Pyrog : Nous avons quelques concerts qui arrivent, donc on va un peu voyager cette année. On travaille aussi sur de nouveaux morceaux, donc tout a l’air de bien se profiler.
Brendan Canty : On va tâcher de s’investir le plus possible dans The Messthetics. On loge à trois dans un mini van donc logiquement, on devrait être capable de jouer n’importe ou. Et il se trouve que les gens ont envie de nous voir, donc c’est ce qu’on va faire jusqu’à ce qu’ils nous disent de rester chez nous.
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