SUUNS, la confiance en soie

SUUNS, la confiance en soie

Bien qu’ils ne se soient jamais réellement reposés sur leurs lauriers, il semblerait que le temps soit venu pour les canadiens de sonner l’heure de la métamorphose. Si l’expérimentation sonore a toujours été une ligne de conduite pour SUUNS, et qu’elle a su au fil des années explorer de manière jusqu’au-boutiste son sens du minimalisme, c’est désormais en trio qu’elle entame sa nouvelle mue, soyeuse et subtile. Son nouvel album The Witness met en lumière un groupe plus épanoui, spontané, libéré, et plus en phase avec ses désirs. Autant de perches tendues qui nous ont donnés envie de questionner longuement son leader Ben Shemie sur sa nouvelle vie à Paris, la distance qui le sépare désormais des autres membres de SUUNS, ses inspirations, le changement radical affiché par ce nouvel album, l’impact de la pandémie comme du départ de Max Henry sur la musique du groupe…

INTERVIEW INTÉGRALE

The Witness, votre nouvel album, sort aujourd’hui. Dans quel état d’esprit es-tu ?

Ben Shemie : Je ne suis vraiment pas anxieux. On attend cette sortie depuis longtemps étant donné qu’on a prolongé le processus de création et de production. On ne voulait pas qu’il sorte trop tôt, non seulement parce qu’on ne pouvait pas tourner, mais aussi parce qu’on voulait qu’il reste récent pour nous. Je pense qu’on a bien géré ça, il est encore frais à mes oreilles quand je l’écoute. J’en suis très fier, et très heureux que tout le monde puisse enfin le découvrir. C’est une sorte de gros évènement à la fois pour le groupe et le label mais, en même temps, il ne s’agit que de la musique qu’on a composé très naturellement. Si on le sortait d’une autre façon, rien ne changerait en termes artistiques. C’est ma manière de relativiser.

Tu vis désormais à Paris. Depuis combien de temps ? Quelles sont les raisons qui t’ont poussé à quitter Montréal ?

L’amour ! Je suis venu avant tout pour ma femme. Je suis là depuis un an demi, mais je suis aussi venu pour moi : je suis montréalais depuis toujours, et j’ai senti le besoin de vivre un peu de changement dans ma vie, même si j’ai déjà passé beaucoup de temps à Paris, par le biais des tournées ou autres. Evidemment, quand je suis arrivé, on ne savait pas ce qui nous attendait avec cette pandémie. Franchement, la première année a été un peu gâchée, on aurait été n’importe ou, ça aurait été pareil. On n’est pas vraiment sorti de chez nous, comme tout le monde. Ca a quand même été agréable en tant que couple, ça a été un bon moment passé ensemble. Les choses vont donc plus lentement que je le pensais. Je n’ai pas vu beaucoup de concerts, ni croisé ou rencontré beaucoup de nouvelles personnes, mais ça vient tranquillement.

Qu’est-ce que la ville t’apporte artistiquement ? Selon toi, Paris pousse t-elle à la créativité ?

Paris est très différent de Montréal. C’est beaucoup plus cher ici déjà, donc le contexte de création n’est pas évident. Il faut louer un local pour répéter alors que là-bas, j’ai un espace pour le groupe, mon appart n’est pas cher… On n’a pas cette pression de l’argent à Montréal ou on peut travailler à temps partiel dans un café et vivre correctement. Par contre, il y a un côté culturel beaucoup plus dense à Paris, il s’y passe toujours plein de choses tout le temps, dans tous les milieux. Paris n’est pas vraiment mon style : moi, je suis plus chill, tranquille, à prendre mon temps, à prendre moins de risques mais c’est très stimulant. La scène musicale est très différente ici aussi : à Montréal, ce sont surtout des groupes qui jouent, alors qu’ici, ce sont plutôt des producteurs, la musique électronique. Franchement, je pense que c’est mieux à Montréal, pour être honnête, même si les autres pratiques artistiques (arts visuels, danse…) sont beaucoup plus développées à Paris et apportent beaucoup comparé à ce à quoi je suis habitué.

Les autres membres du groupe sont restés à Montréal. Comment avez-vous réussi à travailler ce nouvel album ?

En fait, les grandes lignes de cet album ont été écrites avant la pandémie et mon arrivée à Paris. J’ai quand même fait plusieurs allers-retours pour la production, pour le mix, pour répéter… Je pensais y retourner plus souvent mais ça a été épisodique au final. De toute façon, il n’y avait pas de concert, donc pas vraiment de raison d’être présent. On était un peu au ralenti. On se voit moins souvent, donc la dynamique est un peu différente entre nous. En même temps, on joue ensemble depuis 15 ans alors c’est bien aussi de ne pas se voir tous les jours. Quand on va commencer à tourner, on pourra penser à la façon de créer différemment en vue d’un prochain album.

Parlons de l’album maintenant… The Witness sera certainement le plus surprenant pour les fans étant donné qu’il y a beaucoup de douceur, ce qui n’était pas forcément le cas par le passé. Est-ce qu’il y avait cette volonté de surprendre ?

L’intention n’était pas de penser à la manière dont il allait être reçu. C’était simplement ce qu’on voulait faire. Je savais que ça allait surprendre car c’est musicalement un peu différent, mais la composition et la production sont sorties comme ça, avec une vision un peu plus lyrique, un peu plus douce. C’est une belle réflection de là ou nous sommes maintenant en tant que groupe et individus. Pour moi, c’est une évolution très naturelle, donc ce n’est finalement pas si étonnant. On avait des idées globales un peu différentes, qui avaient du sens pour un album, mais il ne s’agissait pas de breaker avec le passé. L’identité du groupe n’a pas changé pour autant. Les compositions et les arrangements sont plus complexes musicalement et harmoniquement. Peut être que tout ça a toujours été en nous mais on est jamais allé dans cette direction, peut être par manque de confiance. Aujourd’hui, on se sent plus libres d’essayer des choses plus ambitieuses. Ce n’est pas que nous n’en étions pas capables avant, je pense que c’est une question de confiance pour moi en tant que chanteur. Au début, mon écriture et les mélodies n’étaient pas si pointues, nous sonnions plus punk et plus dansant donc l’intention n’était pas la même. Nous sommes désormais plus libres, plus matures…

Il y a quand même un élément assez surprenant : les rythmiques, qui contribuaient à la transe et à l’esprit répétitif de votre musique, sont passées au second plan alors qu’elles étaient un peu le pilier de Suuns jusque là. Ce changement est-il venu aussi naturellement, ou y avait-il une vrai volonté de donner comme l’impression de boites à rythmes ?

Non, ce n’était pas intentionnel non plus. A l’écoute des démos, il est apparu plus logique de sonner comme ça. La plupart des chansons sont pop, beaucoup plus posées sur les voix, les mélodies que sur les rythmes, donc la production s’est adaptée. Nous ne sommes pas ici dans cette vibe transe et krautrock qui était la nôtre jusque là. Pour être honnête, je ne me suis jamais posé toutes ces questions.

Il y a des morceaux plus classiques, avec les codes habituels de Suuns, comme Timebender ou The Fix. Ce sont plutôt des titres comme Third Stream, Clarity ou Go To My Head qui marquent ce virage flagrant. Ces trois là, par exemple, ont-il dicté l’orientation musicale de The Witness ?

Oui bien sûr, notamment Third Stream qui est très long, ou Clarity. C’est un son nouveau pour nous, et il est apparu très clairement que le ton de ces morceaux-là devait être celui de l’album, que le reste allait s’accrocher à ce noyau. On a donc priorisé cette ambiance plus douce pour en faire l’identité de ce disque, et on a pris le parti de faire des compositions plus classiques des exceptions.

Vous avez l’habitude de beaucoup expérimenter en live avant d’entrer en studio. Comment avez-vous procédé étant donné qu’il n’y avait plus de concerts possibles ?

Vu qu’on a commencé à composer il y a longtemps, on a quand même eu le temps de jouer un ou deux morceaux en live. Tous les autres n’ont jamais tourné. On a donc enregistré, pris une pause pour étaler le temps et prendre du recul, réécouté après quelques mois comme si c’était la première fois… On avait jamais eu la chance de faire ça auparavant en raison des deadlines. Avant, on écoutait les albums que quand ils sortaient, même s’ils étaient quand même bons… Je retourne dans quelques semaines à Montréal pour la tournée, et ce sera véritablement la première fois qu’on jouera certains titres. On a répété, on sait comment les jouer, mais on ne sait pas ce qu’ils donnent face à un public.

Tu sembles avoir apprécié prendre du recul. Est-ce que c’est une habitude que vous prendrez à l’avenir ?

En théorie, j’aimerais prendre plus de temps pour digérer, m’inspirer de la vie et injecter tout ça dans la musique. Mais en réalité, ce n’est pas vraiment possible pour nous de sortir des albums si éloignés. Les tournées, c’est notre job donc plus on joue, plus ça roule, plus on travaille. Si on prend trois ans pour composer un nouvel album, il sortira quatre ans après le précédent (en comptant la période de promotion, de fabrication, etc. ndr) et nos vies auront complètement changé parce que nous serions dans l’obligation de trouver un travail entre temps. Ce serait impossible de tous retrouver notre vie de musicien au même moment. Suuns n’est pas un groupe qui gagne beaucoup d’argent.

Finalement, la réalité de la vie du musicien nuit à la créativité…

Non parce que, en tant que musicien, la chose la plus importante pour moi reste la deadline. Si je devais choisir entre 6 mois ou 6 ans pour faire un nouvel album, je préférerais avoir 6 mois. En fait, c’est bullshit de penser qu’avoir beaucoup de temps va forcément améliorer tes oeuvres. Ce n’est pas vrai. Tu peux faire quelque chose en cinq minutes qui soit plus cool que ce que tu as mis cinq ans à faire. Pour moi, la production, l’énergie du moment, c’est aussi un travail. Ce qui m’intéresse le plus dans la musique, c’est l’artisanat plutôt que l’art en tant que tel. Donc, dans ces circonstances, le temps nous a aidé parce qu’on n’avait pas vraiment le choix, et ça a marché; mais sans pandémie, l’album serait peut être différent, peut être encore meilleur aussi. On ne saura jamais. Toujours est-il que je préfère être le plus productif possible donc je ne pense pas que j’aimerais travaillé comme ça systématiquement.

Max Henry a quitté le groupe après la tournée de Felt. Quel a été l’impact de son départ sur le groupe, à la fois humainement et artistiquement parlant ?

Ça a été très difficile mais on savait que ça allait arriver, donc nous n’avons pas été surpris. C’était triste parce qu’avec les années, on a tellement joué ensemble qu’on a beaucoup approfondi ce que j’appelais justement notre artisanat. Ça a été dommage de perdre ça, mais il ne voulait plus tourner. Sa décision a été juste car il est plus heureux aujourd’hui, et nous aussi. Sur le moment, ce n’était pas ce que je voulais mais on est tous mieux maintenant : on est plus ami du fait qu’il n’y ait plus cette pression professionnelle, ce rythme de vie difficile à maintenir. De notre côté, ça nous a permis de prendre du recul, d’analyser et d’apprécier tout ce qu’on a fait ensemble. On s’est senti chanceux et fiers du travail réalisé comme de ce qu’on a vécu. Tout cela restera toujours en nous. Peut être que son départ a aussi permis à The Witness d’adopter une ambiance plus réflective, plus douce, plus introspective. Max a joué sur quelques morceaux de l’album, il n’y a donc pas eu de rupture totale. C’est un gars très talentueux qui apportait beaucoup en tant que collaborateur. C’est la vie, les changements sont difficiles mais constructifs aussi.

En tant que chanteur, on te sent beaucoup plus libéré, Clarity en atteste notamment. C’est le cas ?

Comme je te le disais, c’est une question de confiance. Si je n’avais pas accumulé toute cette expérience, je n’aurais pas pu en arriver là. Avant, je passais moins de temps à écrire les paroles, je ne me concentrais pas autant sur les mélodies, j’axais plutôt sur le rythme. Ces dernières années, j’ai aussi sorti des productions solo qui m’ont encouragé à me focaliser sur ce que je pouvais personnellement apporter à une chanson. Ça a certainement contribué à ce gain de confiance, à cette volonté de chercher dans cette nouvelle direction.

Pourquoi ce titre, The Witness ?

Le morceau Witness Protection a un peu déclenché le concept de cet album. Il y a cette idée de témoin, cette idée qu’on est à la fois tous ensemble, et seuls. Surtout avec cette pandémie justement ou tout le monde était chez lui tout en regardant ce qui se passait dans le monde. Ce témoignage de ce qui se passe, c’est quelque chose que nous avons tous en commun, même si on ne se connait pas. J’aime cette thématique, il y a beaucoup à y puiser en termes de création.

Justement, qu’est-ce qui t’inspire généralement ?

La littérature, mais surtout la musique. Pas forcément la nouvelle. Le plus dur dans cette pandémie a été de ne pas aller voir de concerts. Je me suis rendu compte que c’est là vraiment que ça se passait pour moi. Parfois, tu vis des expériences profondes en voyant un groupe ou un musicien, puis tu emportes ça avec toi et ça peut changer ta manière de créer. Sans ça pendant un an ou deux, sans voir ce que les autres faisaient, je me suis rendu compte que c’est là que je trouvais mes inspirations, mes idées.

Quelles sont tes prochaines envies, tes prochains projets en solo comme avec Suuns ?

Je ne sais pas… Je viens de finir un nouvel opus solo avec un quatuor à cordes que j’aimerais éventuellement sortir. Ça évoluera au fil du temps, tout comme le groupe. J’ai déjà quelques idées qui commencent à bouillir. Au delà de ça, j’aimerais écrire plus pour la danse contemporaine, le théâtre ou le cinéma. J’aime beaucoup ça parce que cela signifie collaborer avec des artistes sur un projet qui va plus loin que la musique. Ça rend la musique moins précieuse, et ça te libère un peu de ta propre expression, c’est moins narcissique.

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