Squid s’impose des limites pour voir toujours plus loin

Squid s’impose des limites pour voir toujours plus loin

Squid a parfaitement su faire monter la sauce. Arrivé discrètement en 2017 avec un premier Ep, le combo de Brighton a fait son trou peu à peu, jusqu’à intégrer une nouvelle génération de groupes anglais dont le principe est d’innover, coûte que coûte. Faire preuve d’ouverture d’esprit, laisser parler ses envies, ne jamais faire de surplace sont ainsi pour Squid – à l’instar de Black Midi, Black Country New Road et beaucoup d’autres ambassadeurs rock de l’actuelle perfide Albion – des principes auxquels on ne déroge pas, sous peine de perdre toute notion de plaisir.
En mai dernier, après avoir annoncé rejoindre le mythique label Warp Records d’ordinaire plus familier avec le public electro, le quintet a enfin sorti
Bright Green Field : un premier album précis et méticuleux, un poil intello mais jamais pompeux, un tantinet complexe mais définitivement obsédant, qui ne manquera pas de figurer parmi les meilleurs de l’année 2021. On a pu discuter de tout cela, et de bien d’autres choses aussi, avec Louis Borlase au cours d’une visio matinale, repoussée de deux jours après que le groupe soit resté bloqué à la frontière anglaise pour une histoire de visa qui ne sera malheureusement pas la dernière.

Votre évolution a été incroyable ces dernières années. Le E.P. LINO était assez ambient, puis vous avez développé un son plus post punk et krautrock dans vos chansons. On sent aussi une influence jazz, jamais très loin de vous. Pouvez-vous expliquer cette évolution et ce désir de mélanger plusieurs genres musicaux ? Pensez-vous que l’un des atouts de Squid, c’est justement de ne pas trop se préoccuper des étiquettes ?

Louis Borlase : Oui, c’est intéressant. Je crois que l’évolution musicale la plus frappante à nos yeux a été ce souci de développer des structures et de s’attarder sur les détails. LINO est issu de longues sessions durant lesquelles on jammait ensemble et, selon nos interprétations, chaque morceau avait une durée différente. On ne se mettait pas de contraintes du tout. Mais quand on s’est attelé au single The Dial – qui fut notre premier vrai enregistrement, déjà avec Dan Carey – Dan a plus ou moins insisté pour que l’on se décide sur une structure fixe, avec un nombre précis de mesures et une durée établie sur laquelle on pouvait improviser. Il a serré les boulons là-dessus. Ce choix nous a aidé à avancer par nous-mêmes pour développer la complexité des compositions et savoir ce que l’on cherchait à communiquer. Mais je suppose aussi que certaines choses sont restées les mêmes depuis le début. Tout cela est probablement lié à notre instrumentation et au fait que nous avons un batteur-chanteur. Et parmi les choses qui ne bougent pas, il y a cette rythmique motorik, souvent associée au krautrock, qui a toujours été sous-jacente dans notre musique.

Ce premier album était très attendu, suite à plusieurs E.P.s appréciés par la critique. Comment vous êtes-vous sentis après l’avoir enregistré ?

On était assez fiers. On n’arrivait pas trop à se rendre compte que l’on avait fait un album avec presque une heure de musique dessus, mais on était très contents de ce que l’on avait accompli. On tenait absolument à créer une œuvre qui soit cohérente de bout en bout, et pas seulement un catalogue de chansons. Maintenant que l’on a du recul, je pense que c’est aussi un bon marqueur qui va nous aider à comprendre où on doit aller maintenant. On a toujours tenu à se projeter dans l’avenir dans nos processus d’écriture. On a déjà accumulé beaucoup de nouvelle matière, et celle-ci est déjà assez différente de ce que l’on peut entendre dans Bright Green Field.

Aviez-vous des souhaits particuliers pour ce premier album, à part justement le fait de présenter quelque chose de cohérent et pas seulement une suite de titres ?

On compose de façon très collaborative, il n’y jamais eu de moment où quelqu’un a présenté une chanson toute faite, ou même quelque chose qui dépassait une simple idée de base. Vu la manière dont on écrit, une de nos priorités a été de faire un album qui soit à la fois important pour le groupe et pour chacun de ses membres pris individuellement. Et je crois que l’on a vraiment réussi à faire ça. Au niveau du style, il y a plein de références dans ce disque qui tournent autour de genres auxquels on s’intéresse tous. On partage les mêmes goûts autour de la façon de composer et d’écouter de la musique. Et avec ce nouvel album, on a exploré toutes nos différentes marottes. On est très contents d’être arrivés à faire ça.

Cet album se base sur des influences musicales qui nous paraissent assez évidentes. Et, partant de ces influences, vous créez quelque chose de très innovant. Quelles sont vos méthodes de travail ? Comment arrivez-vous à faire du neuf avec des choses si familières au départ ?

Je ne sais pas trop… On a tellement d’idées, et donc souvent on procède en ajoutant des choses les unes sur les autres. Vu comme on compose, on a ainsi tendance à additionner des influences et des idées différentes jusqu’au point où il y en a potentiellement trop et où le résultat devient chaotique. Mais là où on est assez bons, c’est que l’on arrive généralement bien à se concentrer sur les choses à enlever par la suite, et là aussi il faut remercier les influences qui ont guidé notre musique. C’est très facile de dire : ‘je suis influencé par tel ou tel style de musique, par tel artiste ou tel auteur ou tel film‘, et ça peut certes mener à un certain manque de cohérence… Mais je crois surtout qu’après avoir entendu ce que ces mêmes influences étaient capables d’accomplir en posant des limites, on finit par comprendre que se limiter offre de grandes opportunités, dont on ne parle pas assez. Savoir enlever, c’est donc tout aussi important que de savoir ajouter, et c’est quelque chose que nous avons retenu de toutes ces influences.

Les chanson sont très différentes pourtant l’album reste très homogène. Est-ce que c’était la plus grosse difficulté sur ce disque ?

Je crois qu’une des choses les plus dures à faire a été le tracklisting. Très vite, on a parlé de faire des coupes dans tout ce que l’on avait écrit. Peut-être que c’était trop long… Mais rapidement, on s’est rendu compte que chaque chanson faisait partie d’une plus large histoire, et que chaque piste avait besoin des autres autour. En conséquence, on ne pouvait plus rien enlever. Donc, ce qui fut difficile, ce fut de se creuser la cervelle pour trouver un ordre dans lequel les chansons pouvaient se succéder tout en maintenant la même énergie globale, le même flow. À chaque fois que l’on pensait trouver une solution, on se rendait compte qu’il y avait un problème. Si ce titre va en premier, ne risque-t-on pas de sentir un gros creux ensuite ? Ce genre de choses… De toute manière, je ne pense pas qu’il y ait une méthode miracle pour séquencer de la musique, tout cela est probablement très subjectif. Et quand cinq personnes ont cette conversation ensemble, ça ne vaut peut-être pas le coup de trop s’attarder là-dessus ! (rires) Donc oui, trouver l’ordre des chansons, ça a été une des plus grosses difficultés.

Tu disais tout à l’heure que Dan Carey a eu un rôle important dans votre évolution. De fait, il est très influent dans toute la scène rock anglaise actuelle. Peux-tu nous en dire plus sur lui et la relation qu’il a avec Squid ?

C’est beaucoup plus un ami maintenant, et on se sent bien plus à l’aise en sa présence par rapport à la toute première fois où on l’a rencontré. La première fois, on se disait : ‘oh la la, c’est un énorme producteur, il va nous reprocher de ne pas connaître nos gammes, de ne pas avoir assez répété, etc. etc.‘… Mais il est très vite apparu qu’il n’est pas du tout ce genre de personne, musicalement et humainement. Il est dans un équilibre parfait, entre l’énergie d’un gosse qui veut tester tout un tas de choses, et la concentration requise pour le reste de son métier. Il faut aussi pointer l’importance de sa relation de travail avec Alexis (Smith), son ingé-son. Ils ont ce rapport quasi-symbiotique, où Dan teste tous ces trucs et Alexis gère très discrètement toute la partie technique derrière, les branchements de câbles et tout le reste… C’est génial la façon dont ils s’observent et se complètent. Ils bossent vraiment bien ensemble. On a appris à bien les connaître depuis toutes ces années. C’est vraiment fun de bosser avec des gens si enthousiastes et passionnés.

Comment expliques-tu l’extraordinaire vitalité de la scène anglaise actuelle ?

Beaucoup de musiciens se connaissent, ils jouent dans des groupes multiples, ils jamment ensemble constamment… Il y a aussi plein de lieux de concerts d’un bout à l’autre de ce pays où, plus qu’un public se retrouvant dans une salle, on a affaire à de véritables communautés. Les gens qui bossent au bar ou à l’entrée connaissent personnellement les personnes qui jouent sur scène, par exemple. Il semble que de plus en plus de lieux comme ça se font connaître, ce qui est génial ! Et puis, suite à tous les problèmes que ce pays a connu, avec ce gouvernement de conservateurs, le manque de subventions pour les arts et la culture, et le Brexit aussi, je crois que les gens se sont serré les coudes. Ils comptent plus sur leur art et leur communauté maintenant. Le résultat de tout ça, c’est une scène résiliente, un truc puissant, où les gens se rassemblent et essaient de subvertir tous ces domaines politiques et sociaux, et où on trouve un peu de résistance face à tout ça.

Quel est l’impact du Brexit, concrètement, sur un groupe anglais aujourd’hui ?

On joue de manière beaucoup plus irrégulière en Europe, et on en vient à annuler des dates parce que l’on ne peut pas se payer de visas. Cela donne l’impression de laisser tomber des fans qui ont envie de te voir jouer. C’est assez intéressant de parler de tout ça aujourd’hui… Jusqu’ici, on a eu une expérience indirecte de tous ces sujets, vu que l’on était de toute manière en pleine pandémie. D’un seul coup, cela semble assez bizarre de se dire que toutes ces tournées européennes prévues de longue date vont effectivement démarrer. Reste qu’un bon nombre de ces dates sont finalement annulées, et que toute cette logistique devient souvent absurde. Il est trop tôt pour nous de parler de tout ça, vu que l’on n’a pas encore réussi à monter de tournées en Europe. Mais ce que j’imagine déjà, c’est toute cette paperasse bureaucratique, une instabilité financière croissante pour le groupe, ainsi que ce sentiment dont je parlais à l’instant. Pourquoi donc des fans anglais pourraient-ils nous voir sans aucun problème, alors que des fans européens auront beaucoup moins d’opportunités de le faire ? C’est injuste.

Vous semblez fonctionner de manière très démocratique dans le groupe. Tout le monde contribue aux chansons. Tout le monde joue de tous les instruments. Vous n’avez jamais de problèmes d’ego ?

Jusqu’ici non, et c’est une chance. Notre devise, c’est que si on ne s’amuse pas à écrire de la musique, cela n’en vaut pas la peine. Et on s’amuse encore beaucoup aujourd’hui, sans jamais se prendre trop au sérieux, que ce soit à l’intérieur du groupe ou vis-à-vis de notre image à l’extérieur. Donc tout va bien pour nous, on a de la veine !

Les questions environnementales, politiques et sociétales semblent avoir nourri l’écriture de Bright Green Field. Quels seraient les thèmes qui vous inspireraient de nouvelles chansons aujourd’hui, en 2021 ?

C’est une bonne question… J’ai remarqué que les questions environnementales sont de plus en plus mises en avant chez nous. Elle sont particulièrement présentes, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la musique, dans et autour des paroles. Quand on tourne et que l’on découvre tous ces endroits, il y a une prise de conscience de notre impact sur l’environnement. C’est dû au fait que l’on voyage de ville en ville pour jouer, et on parle beaucoup de tout ça entre nous. J’entends aussi beaucoup de sujets assez existentiels dans certaines des nouvelles choses qu’Ollie (Judge) écrit en ce moment… C’est un peu trop tôt pour en parler, vu que quand on se concentre sur une idée particulière, on a tendance à démarrer un cycle qui peut nous emmener ailleurs. Mais je pense que l’on peut prévoir de manière assez réaliste que les thèmes qui seront abordés seront les mêmes que ceux ayant inspiré Bright Green Field. Ce seront toutes ces choses qui nous entourent : la consommation de masse dans le capitalisme, des observations sur l’avidité et les excès de la société, tous ces trucs dont on parle ensemble et dont nous sommes très conscients… Et j’imagine que ces sujets continueront à se retrouver dans notre musique, comme c’était le cas avant.

Warp a un background très électronique, mais il surprend souvent en signant des groupes auxquels on ne s’attend pas. Est-ce la raison pour laquelle vous avez signé chez eux ?

Pas de manière explicite, je pense… Non, c’était plus la façon dont on a rencontré Steve (Christian), qui est devenu par la suite notre A&R chez eux. On est assez rapidement devenus amis, et il est venu voir beaucoup de nos concerts. L’élément déclencheur, ce fut nos conversations à propos de musique et nos goûts en commun, au-delà de tout genre en particulier. Warp est un label sur lequel nous sommes tous revenus à un moment ou un autre, et qui possède une atmosphère et une culture bien à lui, avec des artistes comme Aphex Twin, Boards of Canada, Broadcast… Ces artistes ont tous des styles radicalement différents et, pendant des années, ils ont sorti des albums qui ne se ressemblent pas du tout. Ce qui a guidé notre choix, je pense, c’était cette combinaison entre l’équipe que nous avions rencontrée, avec laquelle on se sentait en confiance et avec qui on avait très envie de bosser, et l’histoire même de ce label, connu pour produire de la musique qui ne se cantonne pas à un seul genre.

Les concerts vont donc reprendre. Comment vous sentez-vous à l’idée d’enfin défendre Bright Green Field sur scène ? Doit-on s’attendre à de nouveaux morceaux pendant cette tournée ?

Tu peux définitivement t’attendre à entendre de nouvelles choses. On a beaucoup écrit depuis l’album. En ce qui concerne Bright Green Field, il y a un truc super – et qui revient à ta question de tout à l’heure sur ce que l’on trouvait difficile de faire sur cet album – c’est que l’on peut enfin jouer l’album dans l’ordre qui nous chante maintenant. C’est cool (rires). Mais ce qui nous excite le plus, c’est de jouer de nouvelles versions et de nouveaux arrangements de ces morceaux, qui se démarquent de ce que l’on devait faire en studio, ou plutôt de ce que nous pensions devoir faire à l’époque pour cet enregistrement. C’était assez fun de jouer à nouveau en concert; on en a eu quelques uns au Royaume-Uni, ainsi que des festivals, End Of The Road ou Green Man ayant été les plus marquants pour nous… C’est étrange pour nous de se rendre compte que le public connaît déjà notre musique par cœur. Les gens chantent les paroles, ils en connaissent le moindre mot. C’est extraordinaire à entendre ! Certains de ces titres, on les jouait sur scène pour la première fois. Peel St., par exemple, on ne l’avait jamais joué auparavant je crois… Et tout le monde connaissait les paroles. Avec nos anciennes compos, ça avait pris des années pour que les gens ne retiennent peut-être que deux ou trois mots ! C’est marrant… (rires)

Le nouvel album a t-il déjà commencé à prendre forme ? Avez-vous des envies particulières le concernant ?

C’est en cours, oui. On a commencé à lancer des trucs dans une dynamique qui est bien à elle, et à travers ça, on voit l’album montrer le bout de son nez, très probablement. On est en pleine réflexion sur la manière dont ce que l’on est en train d’écrire exprimera au final une légère dichotomie par rapport à avant. Il y a une trame particulière qui est en train d’émerger dans ces nouvelles compositions, et elle ne ressemble pas du tout à la précédente. En tant que groupe, nous ne sommes pas très doués pour revenir sur un vieux truc dans l’idée de le dépoussiérer et de lui donner une seconde vie. Si on essayait de recycler telle ou telle approche, si on essayait de rester dans le style de Bright Green Field, cela ne fonctionnerait pas pour nous, et on s’ennuierait. Ce qui nous intéresse, c’est de trouver de nouvelles manières de capturer de la musique, de nouvelles manières de capturer une certaine intensité, et une certaine structure. Donc je crois bien que l’on aura affaire à une créature qui sera très différente de Bright Green Field.

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