Snapped Ankles sait toujours sur quel pied danser

Snapped Ankles sait toujours sur quel pied danser

C’est au terme d’une soirée mouvementée, juste après leur concert donné sur la petite scène du club de l’Aéronef, que nous sommes parvenus à intercepter les quatre créatures de Snapped Ankles dont la performance aux allures de carnaval aura mis, ce soir-là, tout le monde d’accord. Après une course contre la montre qui nous aura au moins permis d’explorer les coulisses de la salle lilloise, puis une quête de reconnaissance d’individus (presque) démasqués, nous avons pu nous entretenir avec le groupe londonien avant qu’il ne plie bagages et reprenne la route vers Paris. D’une seule voix, comme pour ne pas trahir l’essence profondément collective du projet, Austin, Chestnutt, Parry et Long nous ont livré les clefs de leur approche à la fois hédoniste et cathartique d’une musique aussi excitante qu’iconoclaste, une nouvelle fois déclinée tout au long de Hard Times Furious Dancing, leur nouvel album.

Comment sont nés les morceaux de ce nouveau disque ?

Snapped Ankles : On a vraiment pris notre temps. C’était un peu comme si nous nous lancions dans un nouveau groupe, en cherchant à comprendre comment nous allions pouvoir fonctionner ensemble. Il y a eu de longues jams, que nous avons enregistrées puis ré-écoutées avant d’en rediscuter. Mais nous sommes aussi partis d’idées ramenées par chacun d’entre nous, à différents moments, toujours avec l’idée d’explorer et de développer de nouvelles voies.

Fonctionnez-vous de manière démocratique ou avez-vous une façon bien à vous de vous répartir les rôles ?

Il y a des moments où tout est très direct, comme dans une sorte de démocratie parfaite, et d’autres où certains membres vont prendre les devants. Mais tout est toujours resté très fluide entre nous. Même lorsqu’il se dessinait une forme de hiérarchie au sein du groupe, cela restait très naturel.

Vous avez lancé une campagne de crowdfunding pour financer cette nouvelle tournée européenne. C’était la seule solution pour concrétiser ce projet ?

Oui, nous n’aurions vraiment pas pu sans cela. C’était déjà très compliqué avant le Brexit mais, depuis, tout a encore beaucoup augmenté.

Vos morceaux prennent une autre dimension sur scène, avec des parties plus développées et une grande part d’improvisation. Comment gérez-vous tout ça ?

On se débrouille souvent pour avoir, dans nos morceaux, au moins une section ouverte qu’on peut faire tourner autant que nécessaire. Cela ne nous empêche pas d’avoir des structures assez classiques, où nous enchaînons des couplets et des refrains, mais on aime garder cette alternance entre des parties très contrôlées et d’autres beaucoup plus libres. Nous avons des repères, des signaux qui nous permettent de jouer entre ces deux aspects.

D’où la dimension très dansante et organique de votre musique…

Oui ! C’était vraiment le but, même si ce n’est pas toujours facile de la conserver sur scène, ne serait-ce que par la frontière qui existe entre la scène et la fosse. Nous avons voulu préserver la notion de morceaux et de structures, mais nous considérons aussi tout cela comme des danses. D’ailleurs, le titre provisoire du disque a longtemps été Dancing In Transit, qui est devenu le titre d’un des morceaux, ou encore 12 Dances With Snapped Ankles, une idée un peu bête inspirée du 20 Jazz Funk Greats de Throbbing Gristle (rires). Mais cela montre bien que, dès le début, la question de la danse était omniprésente, tout comme l’idée de fusionner ensemble des influences qui n’étaient pas amenées à se rencontrer.

A ce propos, le nom de l’album, Hard Times Furious Dancing, fait référence à un recueil de poèmes d’Alice Walker. Qu’est-ce qui vous a touché dans celui-ci ?

A l’origine, nous avons lu cette inscription sur une pancarte dans une manifestation. Ça nous avait beaucoup marqué, avant même de découvrir le travail d’Alice Walker. Elle raconte dans la préface de ce recueil l’anecdote d’un enterrement où, unis dans la douleur, les gens se sont mis à danser, comprenant qu’il était ainsi plus facile de gérer cette situation. Avec le thème de la danse, nous voulions bâtir une sorte de fil conducteur entre les différents morceaux. Créer une sorte d’unité autour de laquelle se rassembler pour affronter les difficultés actuelles et potentiellement futures. L’idée était que cela puisse fonctionner dans n’importe quel contexte, à n’importe quel moment. Beaucoup de gens vivent une période très compliquée en ce moment, y compris les groupes ou les salles de concerts qui ferment les unes après les autres en Angleterre. Et pendant ce temps-là, les oligarques continuent de s’enrichir. Cela se reflète aussi dans l’industrie musicale avec des plateformes comme Spotify : une infime minorité d’artistes gagnent le pactole pendant que tous les autres se partagent les miettes. Après, il ne faut pas oublier que cela fait des milliers d’années que les gens ne parviennent pas à se faire de l’argent avec la musique, alors que ça reste une des premières langues de l’humanité. L’idée était donc de continuer à danser malgré ces temps difficiles, en attendant la mort du libéralisme ou la chute des empires occidentaux. Tout est friable désormais, malgré la diversité des écosystèmes auxquels nous appartenons. Il y a bien sûr de la tristesse et une part de désespoir dans nos chansons, mais nous avons voulu aussi nous amuser de ces situations misérables, même si nous n’avons pas de réponses à ces maux. La résolution des grands problèmes nécessitent de grands changements, loin d’être toujours agréables ou faciles à traverser. L’idée était donc, à travers la perspective de la danse, de chercher à mieux nous connecter les uns aux autres.

Comme une sorte de rituel ?

Exactement. Emma Warren disait en parlant des CVR (Commission de Vérité et de Réconciliation, ou TRC pour Truth and Reconciliation Commission en anglais, ndlr) qu’il était fondamental que les gens puissent se réunir dans des endroits sombres pour danser et évacuer leurs frustrations. C’est inscrit dans l’histoire de l’humanité. Pourtant, nous vivons une période où les conditions de réunion et de manifestation sont de plus en plus restrictives, alors qu’il se passe tant de choses… Mais peut-être allons nous vivre un nouveau mai 68 dans les prochains mois, qui sait ? Ou ce sera de pire en pire, même si on a du mal à imaginer que ça puisse continuer comme ça. Que ce soit pour Gaza, pour la fin de l’industrie pétrolière ou pour une autre cause, tout cela participe à un seul et même mouvement. Et la musique est un bon moyen de sortir un peu de ce système en voie d’extinction pour devenir le reflet de ses dysfonctionnements. Il y a dans notre musique cette énergie très directe, cette envie de jouer vite et fort, de sauter de joie, de quitter les sentiers battus. Mais cela ne l’empêche pas de contenir aussi une certaine forme de mélancolie. C’est une sorte de rituel, comme tu dis, pour mieux accepter la situation telle qu’elle est, sans émettre forcément un jugement positif ou négatif. Un peu comme cette histoire de carnaval, de bouffons ou de Joker ; impossible d’être trop sombre ou sérieux. Soit on rit, soit on pleure, alors autant se déguiser en clown de la forêt (rires).

Photos : Titouan Massé, Emmanuel Poteau

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