
15 Déc 23 Servo, un monstre à six pattes
Monsters n’en finit pas de hanter le quotidien. Régulièrement, lorsque la routine du travail s’installe, ou que les évidences creuses d’un certain nombre de relations sociales s’imposent, on pense à l’obscure et dense sauvagerie de ce troisième album redoutable de Servo qui, nous précipitant du côté de tout ce que nous refoulons, libère authentiquement. En voiture, au casque, mais peut-être pas en famille, on fait rugir Island, Days And Night Monsters ou Stadium, et nous voilà loin de notre enveloppe sociale, au plus près de ce qui palpite, transpire ou saigne en nous.
Notre premier contact avec Servo fût à l’occasion du festival Levitation, en mai 2022 (photo ci-dessous). Les Rouennais jouaient en fin d’après-midi sous la seule pluie du jour. Une pluie forte, orageuse, mais qui, plutôt que de desservir le groupe en faisant fuir le public, lui servit de décor idéal pour sa lourde, menaçante et sombre prestation. A mi-chemin entre la cold wave, le stoner et le post-punk, le trio martelait dans la tourmente des éléments riffs sauvages et rythmes tribaux. ‘Quand tu répètes les morceaux toutes les semaines pendant plusieurs mois, que tu arrives sur une scène comme celle du Lévitation, que le son est bon et que tu vois que les gens ne partent pas, qu’ils écoutent vraiment alors qu’il pleut, ça donne une autre vision des morceaux. Là, tu joues différemment … il y a ce truc qui se crée, un lien.‘ se souvient Arthur Pierre, chanteur et guitariste du groupe. Il ajoute: ‘Cela permet d’avoir une autre vision du set et cela peut même donner des idées.‘.
Monsters, donc, montre bien ce que sont ces nouvelles idées : orienter les compositions vers le maximum d’efficacité. ‘On aime dire que l’on fait des morceaux pour les performer en live derrière. On veut que ce soit gros en concert. On a cette même envie depuis le début de composer dans le but de faire du live, du live dynamique‘ précise Arthur, ce que confirme Louis Hébert, le bassiste : ‘A la base, on écoutait des choses plus lancinantes, psyché. Petit à petit, en tournant, on a eu le désir de faire des lives plus péchus, ce qui amène la transition vers des formats plus courts, plus vénères‘. Ce qui ne signifie pas pour autant que le groupe se soit senti entravé par le passé par la durée plutôt longue des morceaux de ses deux premiers LP, In The Lair Of Gods en 2016 et Alien en 2020 : ‘Que l’on fasse deux morceaux de 4mn ou un morceau de 8, ça ne change rien : nous, on ne laisse pas beaucoup de temps entre les morceaux, donc on n’a pas le temps de reprendre nos esprits‘ poursuit Louis.
D’ailleurs, tout le groupe est dans l’attente de reprendre la route (l’interview a lieu fin octobre, ndlr), le dernier concert remontant au mois de septembre 2023, dans le cadre du festival Rock In The Barn. Arthur confesse son impatience : ‘Ça fait deux ans qu’on est focalisé sur la sortie de ce nouvel album. On n’a pas eu la possibilité de le jouer alors que c’était le but. Le besoin et l’envie commencent à être forts. Toi, Louis, peut-être pas, tu es à l’autre bout du monde, en voyage (Louis nous parle depuis Hô Chi Minh, la capitale du Vietnam, ndlr)’. Pourtant c’est la même envie qui anime le bassiste, puisqu’il nous raconte qu’à Bali (une étape précédente de son voyage en Asie, ndlr) il est allé dans un bar ‘de ouf’ qui lui a carrément donné envie de jouer, au point de ne plus penser qu’à cela. Hugo Magontier, le batteur, précise les raisons de la hâte du trio de reprendre la route : ‘On avait l’intention de sortir le disque au début de l’année, et puis l’organisation et le côté un peu administratif de la sortie ont tout décalé. C’est frustrant, parce qu’on pensait faire pas mal de dates cette année‘. ‘Le tourneur nous disait de ne pas faire certains plans, de les garder pour la sortie. Il y a des dates que l’on aurait pu faire mais qu’on a laissées tomber par stratégie‘ complète Louis.
Un autre élément, essentiel, qui caractérise Monsters, c’est, on l’a dit, sa brutalité. Dès le premier morceau, Island, on reçoit un uppercut rythmique tout en étant saisi à la gorge par un chant viscéral, presque tribal. Selon Hugo, ‘Cela vient des guitares. Sur les précédents, il y avait moins de sons un peu noise, comme on a pu en faire sur le nouveau. Sur un morceau comme Glitch, tu as des sons plus vénères (..). En général, notre manière de procéder est la suivante : Arthur vient avec un truc de guitare et ensuite Louis et moi nous calons dessus. Donc, de base, la basse et la batterie découlent de la guitare. Mais nous nous efforçons de lutter contre nos habitudes, en trouvant des manières de jouer qui ne nous viennent pas naturellement‘.
Le son plus brut provient donc des amorces à la guitare, mais également de l’humeur du moment. ‘On était peut-être en colère à l’époque de l’enregistrement, et ça se ressent‘ nous dit Arthur, qui continue : ‘Quand on a commencé à travailler sur l’album, j’ai voulu, dès le départ, travailler avec des Fuzz vachement bruts, à fond la caisse. Des trucs qui cassent les oreilles ! En travaillant ces sons, la voix a suivi, et on est parti dans cette direction‘. ‘C’est strident, un peu perçant, comparé à ce que l’on jouait avant, qui était plus nappé de reverb‘ développe Louis. Ce son-là peut-il avoir été inspiré par des morceaux écoutés au moment de la composition ? Arthur réfléchit : ‘J’étais dans Queens Of The Stone Age, que je redécouvrais à cette époque. Et System Of a Down‘. ‘Metz, aussi‘ lui rappelle le bassiste. ‘Oui, Metz et Ditz également ! Ditz, c’est arrivé un peu après mais comme à l’époque de l’enregistrement il n’y avait pas encore les voix, il se peut que ça m’ait un peu influencé‘.
Concernant les thèmes abordés, il y a toujours eu chez Servo une fascination pour l’autre, l’étranger : In The Lair Of Gods parlait des dieux, c’est-à-dire de l’autre hors du Monde ; Alien envisageait l’autre dans le Monde ; Monsters clôt le cycle en ciblant l’autre en soi. Pour les membres du groupe, le choix des titres des albums est, pourtant, surtout esthétique, même s’ils reconnaissent une forme de continuité entre les deux derniers disques. Les monstres dont il est question ici ne sont pas à identifier précisément, selon Louis, ‘C’est la monstruosité en général qui est concernée. Dans ma tête, le monstre, c’est celui qui n’a pas de forme. Sur la pochette, c’est un chat tout mignon qui mange une souris‘, mais ce pourrait très bien être n’importe quel autre animal ou être humain, puisque finalement ‘Chacun est le monstre de l’autre‘ développe Arthur, ce qui signifie que derrière ce jugement se cache la difficulté d’accepter la différence. Aussi ‘Day And Night Monsters parle des monstres qui évoluent la nuit, dans l’ombre. Mais on peut aussi être un monstre en journée. Quand tu fais la fête avec tes potes, tu te relâches, tu t’autorises à te comporter d’une autre façon que celle qui te caractérise en journée. Être monstrueux, c’est finalement agir différemment, et cela peut arriver de jour comme de nuit‘.
Le monstre, au bout du compte, définit un écart par rapport à la norme, et c’est bien là la raison pour laquelle on le rejette. Les autres autour de nous sont visés, bien sûr, mais il peut tout aussi bien s’agir de ce que l’on rejette ou tient à distance en soi, parce qu’il ne correspondrait pas à l’image idéale que l’on a de sa propre personne ou au respect des normes extérieures que l’on s’impose. C’est peut-être alors ‘la part de folie en soi‘, résume Louis. Le très beau clip qui accompagne Day And Night Monsters peut illustrer cette dualité intérieure mais, prévient Hugo, ‘C’est une interprétation de la réalisatrice. Le titre est assez vague et offre une pluralité d’interprétations. Même entre nous, on l’interprète différemment‘.
S’il y a une forme de sauvagerie dans Monsters, et s’il y a de la noirceur dans les thèmes abordés, il ne faut pas négliger le sens de la nuance qui caractérise Servo. L’album est très compact, mais il présente également des références au chant sacré. Selon Louis, ces moments de beauté, en particulier l’interlude, permettent ‘d’avoir un petit souffle dans le disque. Celui-ci n’a pas de première ou de deuxième partie, l’interlude est juste là pour que l’on puisse respirer. Il n’y a pas de sens caché derrière ça‘. Hugo renchérit : ‘Ça nous intéresse (les sujets religieux, ndlr), mais là encore on aime bien que cela puisse être interprété de plein de façons différentes. A la base, la réflexion est plutôt musicale. On a composé Monsters d’un point de vue de musiciens. L’interlude est là pour faire un break , le côté mystique n’a pas été recherché explicitement‘.
Cette alternance de moments de grande amplitude, contemplatifs même, et de passages plus resserrés et agressifs structure les morceaux du groupe et s’impose comme un élément déterminant de son style, ce qui revient à combiner des ambiances plutôt cold wave ou psyché avec l’attaque sonore plus frontale du punk. ‘C’est notre façon de faire des nuances‘ nous dit Arthur, ‘On a rarement des moments calmes dans notre musique, donc on trouve la nuance en ajoutant des moments plus amples, avec plus de choeurs‘. Louis rajoute que ‘Cela donne beaucoup plus d’impact à la musique. Quand on fait précéder un passage agressif, plutôt rentre-dedans, d’un moment de plus grande ampleur, ça lui donne beaucoup plus de force‘. Et il est vrai que, psychologiquement et physiologiquement, l’effet est garanti, puisque la possibilité de reprendre son souffle en s’absorbant dans des ambiances plus vastes et éthérées ne rend que plus jouissif le lâcher-prise que provoquent les brusques accélérations des morceaux.
On imagine bien Servo jouant dans des lieux à la majesté gothique, où son potentiel musical pourrait se déployer, et ses membres ont d’ailleurs un souvenir précis sur ce point. ‘Le concert que l’on a donné dans la salle de banquet du château de Chillon, en Suisse, au bord du lac Léman, était vraiment très cool‘ se rappelle Louis, vite rejoint par les souvenirs d’Arthur, ‘Jouer dans cette salle de château, là où il n’y a pas vraiment de concert d’habitude, devant un public super intéressé par ce qui se faisait, avec un son super bon… ça avait bien fonctionné. On était loin de chez nous, on n’avait pas joué depuis longtemps, et c’était l’une des premières fois que l’on interprétait les nouveaux morceaux. C’était également la première fois que l’on partait avec notre nouvel ingé son, qui nous suit depuis quelques dates et avec lequel ça s’est super bien passé. On était très à l’aise, et voir que les gens réagissaient carrément bien aux nouveaux morceaux, ça nous a fait vraiment plaisir‘. On imagine aisément la scène, étant donné que la musique de Servo génère facilement des images de fêtes païennes dans de vieilles demeures au mystère moyenâgeux.
Le caractère très visuel de la musique des Rouennais amène d’ailleurs, naturellement, à se poser la question de leurs références culturelles. Hugo nous livre son goût pour la littérature de science fiction, plus particulièrement des auteurs comme Philip K Dick et La Planète des Singes de Pierre Boulle. Louis, lui, parle de son penchant pour les films coréens, comme les excellents Dernier Train pour Busan ou Parasite, tandis qu’Arthur avoue être inspiré par les scènes d’actions de grande ampleur, comme les batailles du Seigneur des Anneaux, ce que Hugo met en relation avec Giants, le dernier titre de Monsters, qui se termine avec des choeurs dont l’ensemble du groupe voulait qu’ils aient une dimension épique comparable. C’est, finalement, encore et toujours, l’univers des monstres qui, manifestant l’universelle fascination pour les marges, permet en retour de questionner notre rapport aux convenances. Quoi de plus libérateur ?
Photos : Julie Jarosz, Le Chabada, Erwan Iliou, Carine Mansire
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