24 Nov 23 Sarakiniko, une affaire de contrastes
Sarakiniko, c’est une affaire de contrastes. Entre la terre et le ciel ; entre la matière dense – boue ou feuillage – et les éléments éthérés – le vent et la lumière ; entre l’agressivité et le son noisy des guitares et la douceur d’un chant murmuré. Contrastes, également, entre les manières tranquilles et délicates de Yann Canevet, le musicien sur les épaules duquel reposent quasi intégralement le projet, et la nette détermination qui transparaît dans sa voix. On s’en rend très vite compte, en conversant avec lui dans un café de Rennes, un après-midi grisâtre de novembre : l’artiste sait exactement où il va et quelle signification sa musique peut avoir pour lui.
Il nous rappelle pour commencer que Sarakiniko est le nom d’une plage d’une île grecque : ‘J’y étais en 2018, et je savais que je ferai quelque chose avec ce nom. Mais ce n’est que l’année dernière qu’une personne travaillant aux Transmusicales m’a précisé que Sarakiniko signifiait sarrasin en grec, ce qui, par le plus beau des hasards, créait un lien entre cette partie ensoleillée de la Méditerranée et la Bretagne que j’habite et où je suis né (rappelons que la farine de blé noir, caractéristique de la cuisine bretonne, est en réalité de la farine de sarrasin)’. Mais ces précisions biographiques et étymologiques servent surtout à mieux préciser l’identité propre de la forme musicale de Sarakiniko : ‘J’aime le contraste entre la lande grecque, qui ressemble à celle que l’on trouve en Bretagne, et le vide des roches calcaires autour. Il y a une nette dichotomie entre deux espaces qui traduit bien ce que je voulais faire, à savoir quelque chose de très net renvoyant au côté pop de ma musique, mais sali par la broussaille que je rapproche de mes tendances noisy.‘
Ce goût pour des morceaux pop violentés par l’électricité des guitares, Yann Canevet l’enracine, entre autres, dans son écoute de ce groupe fondateur qu’est The Jesus And Mary Chain : ‘Sous les couches de guitares bien noise, on a quelque chose de lisse, de simple et de lumineux. Cela m’allait assez bien. Pourtant, quand j’ai commencé à écouter le groupe, je n’accrochais pas tellement, je trouvais ça bizarre cet usage des larsens. J’étais beaucoup plus traditionnel, à l’époque, écoutant des trucs comme Live Forever d’Oasis. Et puis je me suis demandé comment ils arrivaient à faire ce son-là, et donc je me suis mis à le décortiquer. Comme à l’époque je commençais la guitare, j’apprenais non seulement en répétant les accords simples de William Reid, mais en essayant également de comprendre comment ceux-ci acquéraient une autre dimension avec la superposition d’une autre guitare produisant tous les sons bruitistes. Ce que font les Jesus And Mary Chain, c’est immortel : des morceaux pop avec une énergie punk. Ils n’ont pas un niveau de fou, mais ils arrivent à faire un truc hyper original. Ça a été une leçon : moi non plus je n’ai pas un super niveau en guitare, mais si je peux faire quelque chose de ce type, ça me va !‘.
On tient là l’explication du shoegaze aux guitares touffues caractérisant nettement Red Forest, le premier album de Sarakiniko, mais pour comprendre l’évolution musicale vers Dehors, le second, il faut se référer à d’autres éléments, comme le goût de la différence indissociable d’une certaine conception de la liberté artistique, que Yann Canevet retrouve chez d’autres artistes : ‘Si j’écoute The Horrors, c’est parce que j’aime leur liberté. Le groupe change de direction musicale quand il le souhaite, à la différence d’autres qui creusent un même sillon. Ce sont là deux visions artistiques éloignées l’une de l’autre, de valeur équivalente toutefois, mais pour ma part j’aime voir de la continuité dans des choses différentes, faites par plusieurs personnes‘. Dans le même ordre d’idée, ‘Primal Scream, c’est un énorme groupe, qui passe de quelque chose de très dansant, baggy, à quelque chose qui envoie et qui est très rapide, comme Accelerator. Leur liberté est complète. Dans cet état d’esprit de faire ce que l’on veut, c’est une référence‘.
Mais ce qu’il y a pourtant de déterminant dans l’évolution musicale de Sarakiniko, c’est le rôle prédominant de l’expérience sensible dans la composition, qui donne à la musique une dimension sensorielle particulièrement forte. ‘Ce qui me pousse, c’est ce qu’il y a sous mes yeux, je suis attaché à l’expérience directe et immédiate. Si je ne voyais que des choses tristes autour de moi, ma musique s’en ressentirait. C’est une approche très sensorielle, oui. La tempête d’avant hier (l’entretien a lieu le 03 novembre, deux jours après le passage de la tempête Ciaran, ndlr) m’a marqué. Ça va se retrouver dans un truc, c’est sûr. J’habite dans une longère que nous rénovons avec ma femme, et qui se trouve en face d’une forêt. Quand ça a soufflé, on ne faisait qu’un avec la maison, et c’était une étape très importante pour nous : est-ce qu’elle va tenir cette putain de maison ? Et, putain, elle a bien tenu ! Pourtant, on a de gros arbres près de la maison, qui pouvaient tomber à chaque instant. Moi, je veillais un peu comme un chef de tribu pendant que toute la famille dormait. C’était la pleine lune et, donc je voyais ces immenses arbres ballotés par le vent, qui s’entraidaient en se tordant tous ensemble. A chaque rafale, ils se mettaient tous en mouvement, en faisant un bruit infernal. Je n’ai jamais vu et entendu cela. Cela m’inspire, que tout fasse corps pour tenir, arbres, maison, habitants. Le vent, c’est quelque chose d’invisible qui, pourtant, est plus puissant que tout ce que l’on connaît. Cette fragilité de l’humanité, qui peut entraîner sa perte, c’est une idée que l’on retrouve par exemple dans une chanson comme Human Is Past’.
Red Forest et Dehors sont des albums très connectés à l’environnement, révélant un rapport au monde très précis dans les sensations suggérées : la densité végétale de la forêt pour le premier, la luminosité d’un espace plus ample à parcourir pour le second. ‘Cette évolution est liée à la maison autour de laquelle tout a poussé et est devenu luxuriant. Je pense et compose à partir de ça, mais avec l’idée de rendre compte d’un tout, les différents moments d’une journée ou bien le commencement et la fin d’une vie. Dehors commence avec la lumière matinale qu’évoque Golden Glows, et se termine la nuit avec Coal’. C’est pour cette raison que Yann Canevet utilise l’appellation mud pop pour qualifier sa musique : ‘J’habite à la campagne, et la terre est partout. Elle sert à recouvrir, à enduire les murs, à construire, à faire éclore la vie. La terre n’est pas sâle, elle est essentielle pour créer : pas de mud, pas de pop, pas de son’.
Si la nature est partout présente dans la musique de Sarakiniko, elle n’en reste pas moins investie d’une forte présence humaine. On peut même dire qu’elle est le milieu dans lequel l’existence de l’homme se déploie. ‘Le premier album posait les bases de Sarakiniko. Le deuxième est lié à ma vie personnelle, à la naissance de ma fille, qui est née dehors, et ‘dehors’ c’est d’ailleurs l’un des premiers mots qu’elle ait prononcé. A mon sens, il est essentiel de ne pas brider un enfant dans son environnement. L’accompagnement est nécessaire, bien sûr, mais pour montrer à l’enfant qu’il ne faut pas craindre le monde extérieur. Au sens littéral, donc, l’album parle de l’environnement dans lequel ma famille vit, et de la nécessité de vivre avec, tandis qu’au sens figuré, le dehors, c’est ce à quoi ouvre plus généralement toute naissance’. La présence des enfants se retrouve sur plusieurs chansons, et impose ce faisant la paternité comme l’un des thèmes principaux de l’album. ‘La paternité, c’est ce qui me transcende et me donne envie de faire de la musique. L’inverse peut arriver avec les enfants, on peut décider de tout arrêter. Pour moi, cela n’a pas du tout été le cas, même s’il m’a fallu trouver la bonne organisation pour concilier vie de famille et création artistique.’
Sarakiniko n’est ainsi devenu possible que comme affaire de famille. La maison des corbeaux, c’est un lieu de vie, mais c’est aussi ‘l’association qui administre le groupe, pour faire des factures, louer quelque chose pour dormir, payer des techniciens. C’est une structure d’administration et non un label‘. C’est également l’endroit où toutes les chansons sont composées et enregistrées, ce qui rend inévitable la collaboration des autres membres de la famille : rire de la petite dernière sur Oona, écriture et chant à deux sur certains morceaux en français. Le titre Dehors montre bien la spécificité et la pertinence de cette collaboration, puisque la voix de Yann, plus personnelle dans ses évocations, se voit relayer par celle de sa femme, Morgane Caux (qui réalise également pochette et clips), évoquant quant à elle les liens immémoriaux de la filiation, ouvrant par là même le morceau sur une réflexion plus universelle au sujet de la naissance d’un enfant. Ce passage de l’intime vers l’universalité de la communauté humaine donne une ampleur à la musique permettant à l’auditeur de mieux s’y retrouver. Mais, au fond n’est-il pas évident que, toujours, ‘la musique, a un lien avec la transmission, la filiation‘ ?
La pochette de Dehors, d’ailleurs, révèle bien ce rapport à la filiation. ‘Ça me vient de l’un des rares films que j’ai de moi enfant, tourné par mon père dans le Finistère Sud, à Ploneour Lanvern. J’avais 3 ans, et je ressemble énormément à ma fille. On en a extrait une image fixe, et ma femme l’a dessinée‘. L’album parle donc de la paternité, de l’enfant qui vient de naître, mais également – et pourrait-on dire, inévitablement – de l’enfant que l’on a été et qui en dit long du parent que l’on sera. D’où l’idée de ‘l’enfant intérieur qui réveille les sens, à la découverte de toutes les possibilités que le monde révèle‘, un enfant hors de soi qui réveille le souvenir de sa propre enfance, pouvant servir de guide à une redécouverte de soi mais également à une éducation : ‘Si on est poussé par ses parents, on explore le monde. On peut se faire mal, mais on apprend. Mon fils est tombé, ma fille s’est fait piquer par cinq frelons et elle sait maintenant qu’il ne faut pas aller faire chier ces trucs là !‘.
La nouveauté du deuxième album de Sarakiniko, c’est l’apparition du chant en français, qui est venu très simplement : ‘Ce sont mes enfants qui voulaient comprendre les paroles et qui m’ont demandé de faire des chansons en français. Mais je ne savais pas au départ comment procéder, étant donné que je n’en avais jamais écrit. Il fallait trouver le ton juste. Je ne voulais pas chanter en français comme en anglais, ça aurait fait plus variété, et ce n’est pas ce que je voulais, ça ne m’aurait pas ressemblé. L’anglais entraîne davantage la mélodie, tandis que le français est plus frontal, direct, porté sur le sens. J’en suis donc venu à des chansons très simples, très courtes, avec des mots que les enfants peuvent comprendre‘.
Si cette manière de faire résulte bien d’une expérience ainsi que d’une réflexion personnelles, il n’en reste pas moins que celles-ci ont été alimentées par la nouveauté apportée par les Liminanas. ‘Ils ont trouvé une manière de faire du pyschédélisme que je ne sais pas faire, en collaborant avec des chanteurs comme Bertrand Belin. J’avais écouté ça il y a quatre ans et ça m’avait marqué. Je me suis dit alors : on peut chanter avec peu de paroles, sans dire beaucoup de choses, sans passer par des textes engagés. Ça m’a décomplexé. Ils sont vraiment bons‘. L’enjeu, dès lors, était de faire cohabiter de façon harmonieuse morceaux en français et morceaux en anglais : ‘C’est ça le plus dur. C’est une chose de se dire : celle là se fait en français, celle là en anglais. C’en est une autre d’agencer le tout, sans briser la cohérence‘. C’est ainsi que le choix s’impose de structurer l’album autour des deux pôles que constituent Dehors et L’Avenir La Fin. ‘Dehors est plus lumineux, c’est la naissance. Puis on enchaîne avec Oona, et Strange Breeze et un son baggy beat plus heureux. Ensuite, ça se distend, et peut-être est-ce la vision des parents, plus inquiète, qui prend le pas‘. Le tournant se fait avec Human Is Past qui, sous des dehors enjoués, propose tout de même un constat assez sombre. Pourtant, c’est vraiment avec L’Avenir La Fin que l’album bascule. ‘Le narrateur, c’est moi, mais en plus fataliste‘. On sent alors comme un bilan avant de passer à autre chose : ‘On se dit alors : qu’est-ce qu’on va faire ? On envisage le moment où l’avenir, ce sera l’absence de refrain, c’est-à-dire la mort. Le refrain, pour moi, symbolise ce qui est cool dans la chanson, alors le supprimer, c’est passer à autre chose‘. Are We Dead, un peu plus loin sur l’album, et prolonge également cette hantise de la fin.
Le constat de l’homme peut être pessimiste, mais il n’en reste pas moins qu’en tant qu’artiste, Sarakiniko se projette toujours avec une certaine précision dans l’avenir : ‘Si je ne le fais pas, je ne suis pas bien. J’ai besoin de savoir comment va se tramer l’avenir. Tant que je ne l’ai pas trouvé, je suis chiant‘. C’est ce qui permet de gérer les lendemains de moments particulièrement excitants et euphorisants, comme les Transmusicales 2022, pour lesquelles Sarakaniko avait bénéficié d’un accompagnement en amont et au cours du festival, qui l’a vu participer à une session KEXP et jouer devant un public nombreux. ‘Je ne voulais surtout pas faire les Trans et ensuite dire : bon les gars qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Les choses ont suivi leur cours, naturellement, avec un nouveau projet, de nouvelles chansons‘.
Pour beaucoup, cela serait resté lettre morte ; pour Yann Canevet, la manière de composer permet de mettre en pratique ce genre de décision : ‘Je suis ce que j’ai en tête, et ce que j’ai en tête, c’est la chanson dans son ensemble. Après il faut faire au mieux avec les instruments et essayer d’extérioriser. Et parfois ça foire. La chanson, pourtant, peut revenir trois ans après. Ce n’est jamais perdu en fait. Il ne faut pas avoir peur de ne pas pouvoir enregistrer ce que l’on entend dans sa tête, et c’est ce que j’essayais d’expliquer à mon petit de 4 ans : inutile de se précipiter pour enregistrer tout de suite ce que l’on entend intérieurement, puisque rien ne se perd. La mélodie, si elle est a de la valeur, va vivre et ressortir un jour ou l’autre. On peut la siffloter le matin en allant au boulot et la voir ressurgir à l’identique deux mois plus tard. Jamais je ne me mets à l’instrument en me disant ‘qu’est-ce que je vais faire maintenant, quel accord ?‘. De l’intérieur, au fond, vers l’extérieur ; des limbes féconds de la psyché individuelle vers le dehors de l’expression sonore, à la recherche de la communauté de goûts qui voudra bien la recueillir et la faire vivre d’une nouvelle vie, telle est le parcours mystérieux de cet objet profondément singulier qu’est la chanson.
Photos : Stéphane Perraux
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