Rank-O, l’esprit du jeu

Rank-O, l’esprit du jeu

L’homme est libre parce qu’il est un commencement‘ écrivait Hannah Arendt dans La crise de la culture, et elle attachait à cette capacité de commencer quelque chose le surgissement, dans le monde, de la nouveauté. Au fil de l’entretien avec les membres de Rank O, à la brasserie Nautile à Nantes, cette idée est apparue comme un fil rouge, esquissée tout d’abord, puis approfondie et finalement revendiquée dans toute son ampleur. L’épatant second album des tourangeaux, Monument Movement, qui a marqué avec force le début du printemps, s’est avéré, comme la saison qu’il inaugura, un véritable renouveau. Plein d’influences, mais en les combinant avec suffisamment d’intelligence, de sensibilité et de maîtrise technique, pour créer une œuvre originale, enthousiasmante de bout en bout, n’oubliant jamais d’être intrigante. Depuis leur remarqué et encensé De Novo en 2022, le groupe a quelque peu évolué dans sa composition : on retrouve toujours les frères Rosenfeld – Boris (guitare, chant, claviers) et François (guitare, basse, chant) – Gabriel Lemasson (claviers, guitare, basse, chant) arrivé au moment de la tournée ayant suivi la parution de ce premier album, auxquels vient s’ajouter à présent Léo Elluard, remplaçant d’Antoine Hefti à la batterie. Cette évolution de la formation n’a pas ébranlé son assise, ce que démontre avec brio le live, puisque Rank O y manifeste une cohésion sans failles lui permettant d’assurer un set au dynamisme et à l’efficacité particulièrement impressionnantes. Mais avant d’assister à ces réjouissances sur scène, nous retrouvons le groupe au complet, rejoint par son ingénieur-son Baptiste Mésange, pour parler de Monument Movement, ce nouvel album aussi inspiré qu’inspirant.

Quels ont été les principaux changements dans votre manière d’aborder l’élaboration d’un album entre le premier – De Novo en 2022 – et le nouveau, Monument Movement ?

François : Nous étions nettement plus satisfaits au terme de l’enregistrement de Monument Movement. Nous y avons passé moins de temps, en gérant mieux notre énergie.
Boris : Nous avions enregistré et mixé De Novo avec Baptiste Mésange, notre pote ingé son qui nous suit d’ailleurs en tournée. Nous sommes sans doute tombés dans l’écueil de bosser avec un ami avec lequel nous nous sommes permis de prendre des largeurs, dans la mesure où il bossait plus ou moins gratuitement et que cela nous permettait d’aller toujours plus loin dans le travail. L’enregistrement s’est étalé sur cinq mois, et nous étions très fatigués à la fin, incapables d’avoir du recul pour déterminer la qualité de ce que nous faisions. Le nouvel album, nous l’avons réalisé au studio Black Box, comme pour le premier, avec Peter Deimel qui en est le boss et avec lequel nous avions des références musicales en commun. Travailler avec lui garantissait d’avoir un point de vue extérieur, capable d’être plus contraignant avec nous au niveau de l’organisation du temps. Nous avons tout fait en deux mois : enregistrement, mix et master. Le mix, on l’a terminé le dernier jour à 4 h du matin avec Paul Rannaud, au studio Claudio, en forêt de Rambouillet, où il travaille.

On insiste souvent sur la dimension ludique de votre musique. D’où cela vient-il ?

François : Les références que nous avons sont assez décalées et révèlent cette part de jeu, comme Devo ou Captain Beefheart…
Camille : … Mais elles ne sont pas purement humoristiques pour autant. Nous essayons de rester sérieux.
François : J’ai surtout l’impression que le côté ludique de notre musique vient des synthés. Nous avons des mélodies qui peuvent être assez simples sous certains aspects, mais elles sont jouées en utilisant des distorsions de guitares et des effet électroniques, ce qui, au niveau du son, permet de créer une atmosphère plus sombre.
Boris : Les voix y contribuent aussi. Cette manière de chanter scandée, qui peut sembler un peu perchée, c’est quelque chose qu’on a pris chez Devo. Mais le côté joueur vient surtout du fait que nous ne faisons pas une musique de genre ; nous ne sommes pas un groupe de surf, de pop standard, jouant des morceaux dont la construction serait prévisible parce que codifiée. Nous fonctionnons souvent sans repères, ce qui implique que la composition d’un titre puisse prendre pas mal de temps et que l’assemblage de ses différents éléments soit un peu expérimentale. C’est de la bricole, en somme !

Comment envisagez vous vos influences : vous sentez vous prisonniers de celles-ci, dans leur prolongement, ou dans le désir de vous y opposer ?

François : Je ne vois pas les influences comme quelque chose qui enferme, mais comme ce qui rend possible la création. C’est ce qui met en mouvement. Pour autant, on a toujours l’impression d’innover à partir du moment où on fait quelque chose d’artistique : on ne peut jamais se contenter de faire une redite pur jus. Nous ne sommes ni dans l’hommage, ni dans l’opposition. En fait, quand on compose, on ne se demande pas pourquoi, ni en fonction de quelles influences on le fait. Nous essayons juste de construire des morceaux cohérents d’un bout à l’autre, bien orchestrés, bien arrangés, et jouables relativement facilement en live.
Camille : D’ailleurs, les influences peuvent être indirectes. Nous n’écoutons pas The Fall par exemple, mais Mark E Smith a influencé tellement de groupes qui nous influencent aujourd’hui que l’on peut dire qu’il a eu un impact sur notre musique.

Le titre de l’album, Monument Movement, est très paradoxal : comment vous-mêmes l’envisagez-vous ?

Boris : Les titres, que ce soit celui de l’album ou ceux des morceaux, ne sont choisis que parce qu’ils nous plaisent, parce qu’ils font écho à la musique mais pas de manière explicite.
François : Le titre de l’album fait référence à Talking Movement, le dernier morceau. Il y a du rythme dans ce titre, Monument Movement, et je trouve que c’est une belle image posant l’opposition entre quelque chose de figé et quelque chose en mouvement.

Qu’est ce que vous reconnaissez de figé chez vous, dans votre musique ou dans votre manière de la faire, qui relèverait du monument, de ce quelque chose que l’on préserve, respecte ; et qu’est-ce qui est de l’ordre du mouvement, du changement ?

Boris : Nous sommes attachés à plein de références, mais dans le même temps nous avançons dans l’inconnu.
François : Ce qu’il y a de figé, ce sont d’abord nos instruments, qui ne sont pas très nombreux et qui nous offrent des possibilités limités. Mais dans ce cadre contraint, on essaie de trouver de la nouveauté dans l’orchestration, la construction des morceaux, les mélodies.

Monument Movement a une dimension pop qui est clairement assumée. Les morceaux peuvent être complexes dans la construction, mais ils ont toujours une certaine immédiateté, ce qui n’était pas toujours le cas sur le premier album…

François : C’est vrai que la musique du groupe évolue vers quelque chose de beaucoup plus festif. Auparavant, que ce soit sur album ou en concerts, il y avait des aspects beaucoup plus sombres.
Boris : Nous essayons d’être assez communicatifs et plus évidents dans le rendu de notre musique, et en même temps de déstabiliser l’écoute. Essayer de mêler ces deux choses-là ce n’est pas facile, mais c’est ce qui nous anime. Le côté fédérateur de nos morceaux, je le remarque bien quand je vois que ceux-ci sont appréciés par des gens qui n’aiment pas trop les trucs déstructurés alors même que, sous certains aspects, c’est aussi vers cela que nous nous dirigeons. Nous combinons ces deux approches : des constructions peu évidentes et la dimension chorale des refrains, et cela crée un mélange qui peut plaire à des publics assez différents.
Camille : On est également assez friands de tempos rapides, permettant aux gens de se lâcher et peut être même de danser. On fait en sorte que nos concerts aillent crescendo, et s’il y a régulièrement des croche-pattes qui heurtent, ceux-ci sont aussi des moyens de dynamiser le set. Ça ne marche pas à tous les coups, même si on fait tout pour, et quand c’est le cas c’est génial.

Il y a des choses que vous écoutiez au moment de la composition et de l’enregistrement qui expliquent plus particulièrement ce côté pop ?

Boris : Les Beatles que nous aimons tous, mais également Aldous Harding qui a été une véritable découverte.
François : Il y a pas mal d’artistes dont on aime à la fois l’immédiateté de la mélodie et le sens des constructions plus complexes. Deerhoof me plaît pour ça : leur musique est sinueuse mais également toujours chantante. Nous sommes guidés par une démarche similaire : essayer de simplifier ce qui est trop complexe et de complexifier ce qui est trop simple.

Vous venez tous du conservatoire ou de l’école de jazz de Tours. Comment en êtes-vous venus au rock ?

Camille : L’école de jazz, c’est un pôle de musiques actuelles qui désignent en fait toutes les musiques qui ne sont pas classiques.
François : On a toujours écouté ou fait du rock, donc ce n’était pas particulièrement aventureux pour nous de monter un groupe de ce genre.
Boris : Le jazz m’a ouvert les oreilles. L’écouter et l’étudier m’a fait aller du côté de groupes de rock des années 70 et 80 plus marginaux, plus transversaux, ayant complexifié leur démarche.
François : Parce qu’ils étaient influencés par plein de trucs autres que le rock. Glenn Branca, par exemple, était influencé par la musique contemporaine. C’était un guitariste qui a joué avec Thurston Moore, Jim O’Rourke, entre autres.
François : La scène No Wave new-yorkaise, c’est vraiment une grosse influence pour nous. Elle était au courant de ce qui ce faisait en dehors du rock. Comme Mica Levi, la fondatrice de Micachu and the Shapes, qui a étudié au conservatoire et joué beaucoup de musique classique et contemporaine. Il y a plein d’artistes que l’on écoute qui possèdent des influences très variées. Cela fait que les formulations claires, directes et immédiates de rock, je crois qu’on ne sait pas trop en faire.
Boris : On fait partie d’une famille de musique qui a fait le conservatoire, a étudié pleins de trucs, a complexifié son propos, mais en revenant à une base qu’elle avait. On a commencé en écoutant du rock ou du métal, et puis après il y a eu ce passage où l’on a étudié la musique et où l’on s’est ouvert à plein de choses, pour finalement retourner à ce qui nous avait donné envie de faire de la musique, mais en mixant cette source originelle avec d’autres apports. A Gap, récemment, on nous a dit que ce que nous faisions ressemblait à du blues et de la country, mais déconstruits, et j’étais super content d’entendre ça parce qu’au fond on vient un peu de là.
Camille : L’ouverture à des influences variées, je crois que c’est aussi quelque chose de générationnel. Nous n’avons pas connu le rock à la souche, et nous avons grandi en piochant à droite et à gauche, grâce à internet, des influences très différentes les unes des autres.

C’est peut-être pour cette raison que votre génération s’inspire beaucoup du post-punk qui avait, historiquement parlant, cette exigence de critiquer les clichés du rock en jouant différemment des instruments existants ou en utilisant de nouveaux instruments, les machines notamment, pour retrouver une forme de liberté…

François : Le punk est vite devenu un mouvement figé, tandis que le post-punk s’est caractérisé par une constante évolution. Il y a eu des bouleversements complètement dingues dans les années 80, en rupture avec le punk, ce qui n’a pas manqué de faire surgir des critiques. On nous l’a dit d’ailleurs: ‘c’est pas du punk que vous faites !‘. Ben non, on n’a jamais voulu en faire !
Boris : Nous avons gardé la liberté des punks mais avec l’idée de rester ouverts. Quand tu parles de post punk, tu parles de groupes qui ont chacun une identité singulière, un univers à part, mais avec cette étiquette punk qui renvoie toujours à leur liberté de faire.
François : Nous sommes conduits par une volonté davantage esthétique que politique. Quand tu es guidé par l’esthétique, tu es plus à même de transcender ce que tu veux faire, là où une démarche menée par des idées politiques peut refuser de se modifier au vouloir de l’esthétique et de tes goûts. Le punk est ainsi : il lui faut être direct, et s’il commence à faire des trucs plus chiadés, il se perd dans des labyrinthes esthétiques qui éloignent du message qu’il cherche à faire passer. Je ne dis pas, d’ailleurs, que nous n’avons pas de message politique, mais celui-ci apparaît à travers d’autres choses.

Quelles sont donc ces choses qui montrent le rapport que vous entretenez avec la politique ?

Camille : Philosophiquement parlant, ce serait notre attachement à la liberté, que ce soit en musique ou dans la vie de tous les jours. Sur le terrain, ça se jouerait dans le collectif.
François : Pour le coup, c’est vrai, il y a une direction politique très claire avec Capsule Collectif (une coopérative de musiciens basée à Tours, regroupant les compétences afin de produire et diffuser des travaux artistiques aux esthétiques et disciplines plurielles, dont Rank O est l’un des membres, ndlr).
Boris : Le collectif a maintenant 12/13 ans, et regroupe une trentaine de musiciens et de musiciennes évoluant dans différents genres comme le jazz, le free jazz, le rock, la pop. C’est un milieu très éclectique. Il réalise beaucoup d’actions culturelles comme, par exemple, des représentations dans des prisons, dans des cliniques psychiatriques, des centres sociaux. Il a toujours eu une activité politique et sociale, à Tours et dans ses environs.
François : Ce collectif est vraiment dans l’esprit du milieu indépendant, lequel s’est toujours caractérisé par le fait de se réunir à la marge, de créer ses propres structures. C’est une évidence, mais il est beaucoup plus facile d’être ensemble qu’isolés. Par exemple, Capsule Collectif a deux salariés qui s’occupent des demandes de subventions, de l’élaboration des dossiers et qui donc, parce qu’ils sont bien au clair sur ce que l’on peut demander ou réaliser, font en sorte que le collectif roule et que tout le monde puisse vivre décemment de sa musique. C’est bien sûr difficile, car nous sommes dépendants des politiques culturelles, quoi qu’il en soit, et que nous constatons qu’il y a de moins en moins d’argent dans le milieu de la culture. Mais Capsule Collectif est une structure suffisamment solide pour tendre vers la réalisation d’une forme d’autonomie, financière comme artistique. Les textes des groupes qui constituent le collectif ne sont pas toujours politiques, mais nous avons tous conscience de nous inscrire dans quelque chose de plus grand que nous, qui nous donne l’obligation d’avoir des idées politiques. Toutefois, nous ne réussissons pas forcément à accorder à tous les coups ces idées à notre pratique, parce que lorsque nous jouons dans des gros festivals – ça ne nous arrive pas souvent – tenant un discours écologiste mais détruisant concrètement le cadre dans lequel ils s’implantent, nous ne sommes plus du tout en accord avec ce que l’on pense. Le fait d’être pieds et poings liés par l’obligation de faire des concerts pour avoir l’intermittence rend difficile le respect de nos convictions.

Boris : Moi, je n’y crois pas à ce rapprochement entre musique et politique. Je vois bien quand je me mets à jouer que c’est quelque chose de perso, même si je désire aussi le partager avec les gens avec lesquels je fais de la musique, ou avec ceux qui viennent nous voir en concert.
François : Il y a deux choses : faire de la musique un objet politique conscient, ce que nous ne faisons pas car nos paroles ne sont pas directement politiques, et jouer de la musique sur scène. Dans le second cas, l’acte est de facto politique dans la mesure où il y a des gens qui écoutent et s’emparent de la musique, indépendamment de la volonté des personnes qui l’ont produite. A partir du moment où on fait un disque, on accepte qu’il nous échappe et appartienne à des personnes qui veulent y voir quelque chose de précis. Le versant politique de la musique, il ne se situe pas moins là-dedans que dans le fait de vouloir faire consciemment de la musique quelque chose de politique. Mais je rejoins Boris sur le fait que lorsqu’on joue de la musique sur scène, on veut juste qu’elle sonne bien et c’est la seule chose qui nous guide.
Boris : Je vais peut-être aller contre ce que je disais tout à l’heure, mais je repensais à ce que Camille disait au sujet de la liberté. On veut faire une musique qui nous ressemble, qui soit unique, et quand j’entends chez d’autres groupes des trucs qui nous ressemblent, ça me fout les boules. Comme si j’avais envie qu’on ait une parole unique. De ce fait, il y a peut-être dans notre musique un engagement consistant à aller contre ce qui se fait alentour pour faire entendre notre voix.

La politique peut renvoyer à une attitude, plutôt qu’à des idées précises pensées et formulées consciemment. Contre la violence et l’intransigeance des discours que l’on entend autour de soi, on peut vouloir faire preuve de légèreté et manifester un esprit festif. Et cette réaction physique, inconsciente, peut avoir une signification politique en ce sens qu’elle oblige à la nuance dans un monde qui en est dépourvu. Et beaucoup de jeunes groupes, aujourd’hui, se dirigent de plus en plus vers cela…

François : Peut-être, effectivement, qu’il y a quelque chose d’inconscient dans notre orientation vers quelque chose de plus dansant, de plus pop, de plus communicatif. C’est tellement plaisant de voir que les gens dansent, font des pogos devant nous.
Camille : C’est plaisant en tant que musicien, mais également en tant que spectateurs car on adore tous aller aux concerts et faire la fête avec d’autres personnes. C’est clair qu’on en a vraiment besoin.

ECOUTE INTEGRALE

EN CONCERT

Pas de commentaire

Poster un commentaire