Pissed Jeans ne veut rien gâcher

Pissed Jeans ne veut rien gâcher

On peut être un groupe de rock indépendant respecté depuis des lustres et mener, en parallèle, la vie de Monsieur Tout Le Monde. Pissed Jeans en est la preuve ultime. Un public fidèle aux Etats-Unis comme en Europe, six albums au compteur depuis 2007, tous sortis chez le mythique label Sub Pop, mais des concerts qui se font rares. Et pour cause, la vie de Matt Korvette (chant), Bradley Fry (guitare), Randy Huth (basse) et Sean McGuiness (batterie) ne tourne pas autour de leur groupe. De fait, les albums s’enregistrent à l’envie, et les tournées s’organisent quand les emplois du temps concordent. On s’est entretenu avec le charismatique chanteur de la formation pennsylvanienne afin d’en savoir plus sur Half Divorced, nouvel album tout juste sorti, mais aussi pour qu’il nous partage sans détour son point de vue de quadragénaire sur notre société blessée.

C’est la première fois que Pissed Jeans aligne des morceaux aussi courts, aussi punk hardcore que sur Half Divorced. Qu’est-ce qui vous a amené à tant de concision sachant que, il y a encore un an, vous sortiez un inédit très noise rock ?

Matt Korvette : Je ne sais pas, c’est venu comme ça. On a seulement composé des titres qui nous garantissaient de prendre beaucoup de plaisir en live. Après la pandémie, on avait très hâte de rejouer et de redonner des concerts. Je suppose qu’on avait un peu ça à l’esprit avant d’entrer en studio. L’idée n’était donc pas du tout de se perdre dans des expérimentations : on cherchait quelque chose de direct, de facile, et d’intéressant à écouter. Et voilà ce qui en est sorti !

On se rend compte que les morceaux les plus longs sont finalement ceux qui méritent que les paroles soient les plus développées. Peux-tu nous en dire plus sur votre processus de composition et d’écriture ?

Les paroles arrivent en tout dernier, ce qui est le cas avec la plupart des groupes. J’ai toujours avec moi un bloc notes ou j’accumule les idées. Je peux y écrire le titre d’un morceau ou quelques bribes de textes par ci par là. Plus tard, quand on compose, je me replonge dans mes notes pour voir quelle idée, quelle pensée ou quel sentiment colle le mieux à la musique. Ce choix des mots pour les faire matcher au mieux avec l’émotion du morceau, c’est véritablement un jeu pour moi.

Un des morceaux les moins expéditifs de cet album est Helicopter Parent. Peux-tu nous en dire plus sur le sujet de cette chanson et la signification de son titre ?

C’est une expression qui est utilisée ici, aux Etats-Unis. Nous sommes tous parents au sein de Pissed Jeans, et la parentalité est quelque chose d’assez tabou. On peut dire à quelqu’un que sa coupe de cheveux est dégueulasse, par contre on ne peut pas se permettre de lui dire qu’il est un mauvais père, ou une mauvaise mère. C’est un sujet délicat et sensible et, avec Pissed Jeans, on a souvent tendance à plonger dans ce genre de thèmes. On peut parler de calvitie, d’insécurité, ou plus largement de choses qui filent la chair de poule rien que d’en parler. Donc, ce titre, c’est une sorte de message envoyé aux parents de notre génération qui sont trop coincés, qui ne font que surveiller leurs gosses sans jamais leur accorder la moindre liberté. À mon niveau, j’essaye de faire en sorte que la société avance, pas qu’elle se replie sur de vieux réflexes qui n’ont plus lieu d’être. Aussi, j’ai l’impression que, dans nos chansons, on arrive à être aussi sérieux qu’idiots, sans vraiment savoir de quel côté penche la balance (rire). On laisse ça aux gens qui nous écoutent. À eux de le décider.

On trouve aussi dans cet album un antagonisme entre la jeunesse et l’âge adulte, un sujet qui est très souvent abordé dans les paroles des groupes de nos jours, en particulier les plus jeunes. C’est plus rare, en revanche, chez des musiciens de votre âge. En quoi votre désillusion vous affecte aujourd’hui ?

Mes amis et moi, on se gratte tous la tête à la vue des dirigeants américains, même du monde entier, qui sont responsables de décisions plus stupides que jamais. Nos responsables sont de plus en plus incompétents et déconnectés du monde qui les entoure, seuls les riches tirent leur épingle du jeu. C’est difficile de faire abstraction de tout cela chaque jour qui passe. Je me souviens que la vie était plus facile à la fin des années 90 ou dans les années 2000. À cette époque-là, on pouvait sortir, aller boire une bière et manger un sandwich, ce n’était pas cher ! Je n’arrive pas à m’enlever tout ça de la tête, je me demande sans cesse ce que nous pouvons faire pour aller à l’encontre de tout ça. Donc forcément, ça se retrouve aussi dans mes paroles.

L’humour reste une de vos atouts favoris, et on peut s’en rendre compte sur un morceau comme Everywhere Is Bad. Est-ce que tu y as recours pour dédramatiser ce que tu écris, ou est-ce qu’il illustre un certain recul acquis avec la maturité ?

C’est simplement le reflet de ce que nous sommes. Nous aimons faire des blagues, faire rire les autres. C’est un peu ma façon naturelle de communiquer donc ça trouve également un écho dans notre musique. Je crois qu’on manquerait de sincérité si on écrivait que des choses sérieuses, froides et aigries. Nous ne voyons pas la vie en noir et blanc, nous ne sommes pas des gens négatifs. L’humour aide aussi à mieux faire passer certains messages. Le ridicule ne tue pas, donc on accepte de l’être, contrairement à d’autres musiciens qui se prennent pour des rock stars !

Tu décris quand même souvent un monde sur le déclin, et je suppose que la perspective de l’élection américaine, où tu auras à choisir entre deux candidats promettant tout sauf l’optimisme, y est aussi pour quelque chose. Est-ce qu’on doit aussi rire de ça ?

Ici, aux Etats-Unis, nous rions tous en pleurant. Personne ne veut de Biden ou de Trump. Ce sont deux terribles candidats et nous aurons à choisir l’un d’eux. Nous sommes quand même très loin de cette liberté dont l’Amérique aime se vanter ! Je me sens manipulé, et j’espère bien qu’ils mourront tous les deux avant l’élection.

Je pense qu’on a tous les deux à peu près le même âge et, personnellement, j’ai ce sentiment que le monde est une sorte de rouleau compresseur qui ne laisse aucune autre alternative que celle de subir. Vois-tu cela comme une réalité ou comme le mal de notre génération ?

Je ne sais pas. J’ai l’impression que chaque génération pense que ses problèmes sont uniques. Reste que c’est assez troublant de voir comment le monde fonctionne aujourd’hui. L’immédiateté de l’information, la facilité avec laquelle on peut manipuler les gens… Vraiment, on fait tout notre possible avec Pissed Jeans pour ne pas contribuer à pousser le public dans une voie qui lui tend les bras. Tout comme je ne veux pas qu’une machine me dise quelle musique écouter, je ne veux pas non plus qu’elle m’invente des problèmes inventés dans le seul but de me confronter à quelqu’un d’autre ou de me faire perdre mon temps avec des trucs inutiles. C’est difficile, parce que c’est un piège dans lequel tombe la majorité de la population : on nous pousse à regarder des vidéos, à se faire livrer de la bouffe pour un prix exorbitant par des livreurs qui sont à peine payés… C’est affligeant, mais j’ai toujours le sentiment qu’il est possible de rendre sa vie meilleure, tout comme celle de ceux qui t’entourent.

Sub Pop est devenu un gros label au fil des années, et Pissed Jeans est un groupe qui ne s’est jamais préoccupé des objectifs commerciaux gravitant autour de sa musique. Comment ces deux mondes peuvent-ils cohabiter ? Qu’est-ce qui rend votre relation avec le label si solide ?

Ça ne tient qu’à l’humain ! Nous avons la chance que ces personnes nous aient toujours soutenus. Je crois que chaque groupe qui rencontre un peu de succès le doit à une part de chance, parce qu’il a donné un bon concert ou parce que sa chanson a été écouté par la bonne personne, par exemple. C’est ce qui s’est passé pour nous, je crois. Sub Pop a toujours été là pour nous et nous n’avons qu’une seule obligation vis à vis d’eux : ne pas tout gâcher, essayer d’être les meilleurs possible, de composer une musique dont nous sommes fiers, de faire des concerts, d’aller vers les gens…

Vous laissez souvent passer pas mal de temps entre chacun de vos albums, notamment parce que Pissed Jeans n’est pas au centre de vos vies respectives. Que faites-vous quand vous n’êtes pas en studio ou sur scène ?

Nous bossons ! Brad et moi travaillons en entreprise, Randy sert dans un café et Sean est plombier. Nous avons donc tous un moyen de payer nos factures sans forcément compter sur Pissed Jeans qui ne reste qu’un moyen d’expression très amusant pour nous. Notre seul stress, c’est de garder la santé et d’avoir assez d’essence à mettre dans le camion. Les ventes de disques, de billets ou le nombre de streams, ce n’est pas pour nous ! C’est vraiment cool que des groupes puissent ne faire que de la musique mais ma situation ne me dérange pas pour autant. Nous avons toujours fonctionné comme ça. Quand vient le moment de tourner un clip par exemple, on le fait et on s’éclate en passant du temps entre amis.

Le mauvais côté de cela, c’est le peu de concerts que vous donnez chaque année. N’est-ce pas frustrant pour vous qui jouez une musique taillée pour le live ?

J’adore donner des concerts mais, quand c’est le cas, nous nous donnons tellement à fond que j’ai toujours besoin de plusieurs jours pour m’en remettre. On s’amuse tellement que c’est ultra physique ! Nous ne sommes pas dans une cabine de DJ, ou à tenir une guitare acoustique assis sur un tabouret. Quand je sors de scène, j’ai des bosses, des bleus, je ne sais pas comment je me débrouille… Si nous devions faire ça pendant un mois d’affilée, je crois que je finirais sur une civière au bout de deux semaines. On aimerait donc en faire plus, mais c’est très bien comme ça. Notre but n’est pas de devenir le groupe le plus populaire du monde mais de jouer une musique dont nous sommes fiers et que des gens l’apprécient.

Crois-tu que la rareté des interventions donne plus de valeur à ce qui est dit, quand c’est dit ?

Oui, ça fait que chacun de ces moments est spécial, que ça ne devient pas une routine ennuyeuse. Au contraire ! C’est comme une pause dans notre vie normale. Ça nous fait sortir, prendre la route, rencontrer des gens, jouer de la musique… Il y a environ trois semaines, nous étions sur la côte Ouest des Etats-Unis, et on s’est beaucoup amusé. C’était épuisant mais génial. Bref, nous n’avons absolument pas l’intention d’arrêter. Ce n’est pas comme si nous avions encore deux ans devant nous, avant de nous séparer. N’ayez aucune contrainte, nous jouerons tant que nos corps nous le permettront.

Photos : Ebru Yildiz

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