Phoenix, l’impératif de la légèreté

Phoenix, l’impératif de la légèreté

Bien installé sur le toit de la scène pop internationale depuis les succès de ‘Wolfgang Amadeus Phoenix’ en 2009 et ‘Bankrupt !’ en 2013, Phoenix déboule à nouveau en 2017 en même temps que les premiers signes de chaleur estivale. Pas un hasard lorsqu’on écoute ‘Ti Amo’, le sixième album des Versaillais. Un disque candide qui aligne tranquillement ses amples mélodies romantiques, comme une image surannée des étés à l’italienne et des premiers émois amoureux. Avant qu’il ne s’embarque dans une nouvelle tournée mondiale, nous avons échangé avec la moitié du groupe – soit Christian Mazzalai et Deck d’Arcy – là même où ce nouvel album a été composé et enregistré : dans l’ancien théâtre de la Gaîté-Lyrique à Paris. L’occasion d’évoquer leurs inspirations, tout autant que leur relation au langage, au cinéma et au succès mondial qu’ils connaissent désormais.

L’actualité qui a jalonné votre séjour en studio s’est avérée plutôt anxiogène [le groupe y est entré en septembre 2014 pour en sortir fin 2016]. Pourtant votre nouvel album est traversé par une atmosphère particulièrement légère et enthousiaste.

Christian Mazzalai : C’est vrai qu’il s’agit de notre album le plus lumineux et candide. Mais on ne l’a pas calculé comme ça, c’est venu à nous naturellement. Ce flot de musique s’est imposé de lui-même pendant qu’on expérimentait en studio. Je pense qu’il fallait vivre les temps les plus difficiles pour écrire la musique la plus lumineuse. C’est une sorte de réponse inconsciente intimement liée au besoin de chercher un ailleurs dans la musique.

On m’a dit que vous aviez enregistré près d’une centaine d’heures de musique avant d’aboutir aux dix titres qui composent ‘Ti Amo’. C’est un processus un peu inhabituel pour vous, je crois. D’habitude la musique vient plus difficilement quand vous êtes en studio…

La première année passée sous les toits de la Gaîté Lyrique s’est déroulée de manière très fluide. On n’a jamais produit autant de musique ! Bien sûr, il y avait beaucoup de déchets, mais aussi des choses intéressantes. On arrive toujours en studio avec une page blanche histoire d’éviter toute idée préétablie et donc forcément ennuyeuse. C’est la liberté totale. On n’essaye pas de comprendre comment cela fonctionne. Tenter de le comprendre, c’est justement ce qui peut détruire une idée. Et plus on fait d’albums, plus on s’aperçoit qu’une idée est fragile. Alors on essaye de rester comme des enfants devant la musique qui s’impose à nous.

Est-ce que Philippe Zdar [moitié du duo Cassius], long collaborateur du groupe en studio, est intervenu cette fois-ci ?

On a vraiment essayé de tout faire nous-même pour garder le charme des idées et des premières émotions. Il est d’ailleurs beaucoup question de cela sur cet album. Mais Philippe est venu nous voir trois ou quatre fois pendant qu’on était en studio. Ce sont toujours des moments importants parce qu’il nous aide à prendre une direction. On l’a d’ailleurs crédité en tant que ‘guide’.
Deck D’Arcy : Il est très fort pour analyser instantanément un morceau. Il repère tout dès la première écoute, même s’il est fixé sur son téléphone. Il est dans l’immédiateté et c’est justement ce qui nous intéresse.
Christian Mazzalai : Il a beau être amoureux de la technique et avoir l’un des meilleurs studios au monde, il sait que tout cela n’est rien comparé à un sentiment. On fait d’ailleurs toujours écouter ce qu’on fait en studio à nos copines parce qu’elles n’ont pas le nez dans la technique. Elles ont le recul qui leur permet de connaître la vérité. C’est ce doux mélange entre l’expertise, la candeur et l’instinct qui nous fait apprécier l’approche de Philippe Zdar.

On retrouve des tam-tams et même de la basse slapée sur ‘Ti Amo’. Vous n’avez pas peur d’être lynchés pour avoir franchi les limites du bon goût ?

Deck D’Arcy : Généralement, on aime bien quand ça pique un peu [sourire].
Christian Mazzalai : On adore prendre des ‘instruments interdits’ pour essayer d’en faire quelque chose de neuf. On a beaucoup joué là-dessus sur notre premier album avec des saxophones doublés que d’aucun jugerait comme très dangereux.
Deck D’Arcy : Oui, mais pour nous les solos de saxophone, ça correspond à Iggy Pop.
Christian Mazzalai : Exactement. Iggy Pop sur ‘Kill City’, un de mes albums préférés. Peu de gens s’y référent mais c’est un album formidable ! Depuis toujours on ne se fixe aucun interdit. Au contraire, on les adore.

Vous êtes aussi très attachés à l’emploi des nouvelles technologies en studio. C’est un pari risqué puisque certains sons vieillissent très mal avec le temps. Est-ce qu’il vous arrive de réfléchir à la postérité de vos albums?

On était vraiment dans une quête de perfection sur nos deux premiers albums. Mais évidemment, c’est un objectif qu’on n’a pas atteint. C’est impossible. L’important pour nous maintenant est d’enregistrer des morceaux solides. Même si tu les joues uniquement au piano ou à la guitare, ils doivent tenir la route. Pour cette raison, je reste très fiers des premiers morceaux que nous avons enregistrés, il y a maintenant 17 ans. La technologie, c’est juste un jouet qui nous ouvre des tas de possibilités créatives en studio.

Vous jouez dorénavant dans des salles et des festivals d’ampleurs à travers le monde. Est-ce que c’est quelque chose que vous avez pris en compte dans l’écriture de ce nouvel album ?

Deck D’Arcy : Non, on n’y pense pas. D’ailleurs, on se demandait comment les morceaux de ‘Ti Amo’ allaient s’insérer dans notre setlist. Ils sont globalement un peu plus lents que ce qu’on a l’habitude de faire. On a dans l’esprit de faire un vrai spectacle sur scène. Il doit y avoir un début, un milieu et une fin. De la cohérence en somme. Mais finalement ils s’insèrent bien.
Christian Mazzalai : On vient juste de donner quelques concerts aux Etats-Unis et tout s’est bien passé.

En relisant quelques-unes de vos anciennes interviews, j’ai remarqué qu’on vous demandait très souvent pourquoi vous ne chantiez jamais en français. Or sur cet album, on retrouve un morceau – ‘Goodbye Soleil’ – dont le refrain est justement en français. Vous avez cédé sous la pression ?

Et plus personne ne nous en parle maintenant que c’est fait !
Deck D’Arcy : Il n’y avait pas de pression. Disons que ça faisait longtemps qu’on essayait. Mais rien de ce qu’on avait pu écrire en français jusqu’ici ne s’avérait satisfaisant pour terminer sur un album. Pour ‘Goodbye Soleil’, les paroles sont venues naturellement comme cela.
Christian Mazzalai : Tout ça, c’est de l’ordre de l’instinctif. Ados, on ne s’est jamais posé la question de la langue. On a tout de suite écrit en anglais alors que tout le monde nous disait qu’il fallait chanter en français. Sur cet album, on utilise aussi l’italien. Ces langues sont des nouveaux terrains de jeu pour nous.

Le fait d’avoir utilisé l’anglais plutôt que le français à une époque où le pays était encore très protectionniste à ce niveau-là, ça s’est avéré problématique selon vous ?

Deck D’Arcy : On a débuté le groupe vraiment tôt. On n’était encore que des pré-ados à ce moment-là, on avait la naïveté de penser qu’on serait un jour des musiciens professionnels et qu’on jouerait partout dans le monde comme nos idoles. Evidemment, quand on a 13 ou 14 ans, on ne s’imagine pas ce que tout cela implique. Puis on a eu 18 ans, et on est allé voir des maisons de disque. Tout le monde nous disait de laisser tomber, qu’il était impossible d’avoir du succès en France en chantant en anglais. C’est probablement ce qui nous a motivés à continuer dans cette voie. De toute façon, c’est assez difficile de savoir ce qui va marcher. Regarde, notre album qui s’est le mieux vendu, c’est ‘Wolfgang Amadeus Phoenix’. Un disque dont personne ne voulait au départ. On nous disait ‘Lisztomania’ et ‘1901’ étaient seulement des bons morceaux d’albums… Comme quoi ! La seule chose à laquelle on peut se raccrocher, c’est l’émotion. Pour tout le reste, c’est un risque à prendre à chaque fois.

Ces dernières années ont été marquées par l’avènement de la pop en français, grâce entre autre au travail de La Souterraine. Vous suivez un peu tout ça ?

Christian Mazzalai : Il y a des trucs vraiment supers, oui ! Dodi El Sherbini, qui a participé à des arrangements sur notre album, en fait partie. Il y a Halo Maud aussi…
Deck D’Arcy : Et puis Flavien Berger. On a découvert tous ces gens-là ici, à la Gaîté Lyrique, parce qu’un soir il y a eu un événement La Souterraine. En plus, ils ont des noms de groupe absolument incroyables. Tu n’as même plus besoin d’écouter la musique avec eux ! [rires]

Et concernant l’Italie, quel est votre lien avec ce pays ?

Christian Mazzalai : Laurent [Laurent Brancowitz, autre membre de Phoenix et frère de Christian, ndr] et moi sommes à moitié Italiens, du côté de notre père. On a passé beaucoup d’étés là-bas. Mais de façon plus générale, on regarde beaucoup de films italiens quand on est en tournée. C’est quand on est le plus loin de l’Europe qu’on ressent le besoin d’y revenir. On écoute aussi beaucoup de musique de là-bas. On a récemment redécouvert des artistes des années 70 comme Lucio Battisti. C’est une vraie mine d’or et c’est fabuleux de continuer à découvrir comme ça des choses années après années.

Le cinéma de la Nouvelle Vague aussi tient une place particulière chez vous, je crois.

Regarder un film de Rohmer ou de Truffaut de l’autre côté de la planète donne une nouvelle perspective. Tu vois des choses que tu ne verrais pas si tu les regardais en France. Tout prend une autre saveur.

Quand bien même Phoenix joue de la pop chantée en anglais, votre musique conserve une identité vraiment propre à l’Europe continentale. Je n’imagine pas des Américains ou des Britanniques faire ‘Ti Amo’ par exemple…

Deck D’Arcy : ‘Europe continentale’, c’est exactement ce terme-là.
Christian Mazzalai : Notre ami Nicolas Gaudin, de Air, a engagé de très grands musiciens anglais pour l’accompagner sur la dernière tournée du groupe. Mais il n’a pas réussi à obtenir ce son spécial, ce ‘continental european sound’. Un truc que les musiciens italiens ou français ont. C’est assez difficile à expliquer puisqu’on l’a toujours intégré en nous. Mais par exemple, un de nos groupes références est Kraftwerk. Ils sont parvenus à produire une musique internationale tout en s’écartant des codes de la pop music anglaise ou américaine. Leurs codes à eux étant ceux de l’Allemagne, et plus précisément de la Ruhr. Pour nous ce groupe a valeur de guide. Dans nos morceaux, nous avons toujours parlé de Napoléon, de Louis XVI ou de Fransz Liszt. Ces thèmes sont des terrains de jeux neufs qui ont été jusqu’ici très peu exploités par la musique populaire.

La musique populaire, c’est quelque chose qui a structuré votre éducation musicale ?

Même très jeunes, on était extrêmement pointus en matière de goûts musicaux tout en écoutant des artistes du top 50. Ça me rappelle d’ailleurs le lycée avec ses barrières : on ne pouvait pas écouter à la fois les Cure et De La Soul. Mais nous, on aimait bien les deux ! Dans chaque genre, il existe peu de bonne musique, mais dans chaque genre il y en a.

Vous réfléchissez parfois à l’avenir de Phoenix ? Vous vous voyez jouer jusqu’à l’usure ou bien terminer dans une grande fête orgiaque comme LCD Soundsystem ?

Deck D’Arcy : Et puis on revient trois ans plus tard ? James Murphy est un génie [sourire]. Plus sérieusement, on ne réfléchit pas trop en ces termes. On n’a jamais envisagé la suite.
Christian Mazzalai : Rien que le mot ‘carrière’ nous effraie. C’est un mot un peu tabou chez Phoenix. Quand on reçoit des prix, on les cache. On n’arrive pas à les garder.

Vous n’avez pas votre Grammy Award installé sur la cheminée [le groupe a remporté ce prix en 2010 pour le meilleur album de musique alternative avec ‘Wolfgang Amadeus Phoenix’] ?

Surtout pas ! Je l’y ai mis et j’ai aussitôt eu une crise d’angoisse. Du coup, je l’ai refilé à ma mère.
Deck D’Arcy : Il y a ce côté achèvement, ce ‘et voilà’ dont on se sait pas trop quoi faire. Nous ce qu’on aime, c’est faire des morceaux. Ce n’est pas toujours facile mais quand on y parvient ça nous procure une vague sensation de bien-être.
Christian Mazzalai : C’est aussi comme ça qu’il décrit son premier joint ! [rires]

Vous avez joué dans le monde entier, rempli le Madison Square Garden, vendu des millions d’albums… C’est flippant au final ce succès ?

Disons que lorsqu’on réalise tous ses fantasmes, il y a un moment un peu vertigineux qui survient. Si j’avais été seul, je n’aurais jamais pu tenir mentalement. C’est trop. Le fait d’être quatre, que notre manager soit aussi un pote du collège, ça nous permet de prendre du recul avec le succès comme avec les échecs. C’est d’ailleurs avec les échecs qu’on apprend le plus, comme par exemple les concerts catastrophiques. On est dans une optique de court terme. En ce moment, on ne pense qu’à nos prochains concerts, à ce qu’on va y faire.
Deck D’Arcy : C’est un avantage lié au succès. On dispose de plus d’outils à présent pour faire quelque chose de neuf.
Christian Mazzalai : Il y a tellement de clichés dans les gros concerts, comme les feux d’artifices…

Je me souviens de votre lâché de billets estampillés ‘Bankrupt !’ à Rock en Seine en 2013…

On jouait justement avec ces codes. Ces billets de zéro dollar avaient été faits par Richard Prince [célèbre artiste contemporain américain]. On avait dans l’idée de jeter au public une petite œuvre d’art, quelque chose que les gens pouvaient ramener chez eux. Si tu étais là, j’espère que tu en as gardé un parce qu’ils ont une vraie valeur artistique !


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