Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp, cordée fragile

Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp, cordée fragile

À la faveur d’un épatant troisième album (We’re Ok. But We’re Lost Anyway), le fabuleux Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp s’est imposé comme l’une des formations suisses les plus excitantes du moment. C’est dans la pénombre des couloirs du Brass à Bruxelles que nous avons eu le plaisir de rencontrer Vincent Bertholet, moitié du duo Hyperculte et grand architecte de cette impressionnante multitude qui s’apprêtait alors à déployer, avec une énergie folle, son chaos méticuleux dans les caves de l’ancienne brasserie bruxelloise. Éreinté par une longue tournée mais néanmoins très loquace, Vincent retrace avec nous la création, l’évolution et les tribulations de cet ensemble foutraque et passionnant.

Peux-tu nous raconter l’histoire d’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp ?

Vincent Bertholet : J’ai monté le groupe en 2006. À Genève, il y a une salle qui s’appelle la Cave12. Chaque mois, elle propose une carte blanche à des musiciens et plus largement des artistes, comédiens, etc… Ils me l’ont proposée en novembre 2006. Quand j’en parlais avec les gens du lieu, je ne savais pas trop quoi faire. Ils m’ont dit alors : ‘tu n’as qu’à faire le groupe de tes rêves’. J’avais déjà dans l’idée de faire un grand orchestre, mais je n’avais jamais monté de groupe, jamais écrit de musique.

Tu avais déjà une expérience en orchestre ?

Pas du tout. Je suis plutôt autodidacte. J’ai quand même appris la contrebasse pendant un an dans une école de jazz à Paris, notamment pour avoir les rudiments. À la base, je m’y étais mis pour jouer dans la rue, je cherchais un instrument pour faire la manche. Mais après, j’ai décidé de creuser le truc et, plus tard, je suis arrivé à Genève. Je venais aussi un peu du punk, des milieux alternatifs. Je voulais mélanger un peu tous ces styles : le jazz, le punk, des trucs pop. J’étais aussi à fond dans la musique africaine, très inspiré par The Ex, Dog Faced Hermans, etc… J’ai surtout été très marqué par un groupe anglais, Homelife. Ils jouaient à seize sur scène, et ça m’a donné envie de faire pareil. C’était vraiment cette idée pour la carte blanche. Sauf qu’au départ, dans OTPMD, on était six, et c’était déjà un sacré bazar. On est donc restés à six pendant dix ans, mais j’avais toujours cette idée de grand orchestre. Quand on a fêté nos dix ans, j’ai utilisé ce prétexte pour élargir le groupe. On aussi essayé d’obtenir des subventions à Genève, où la culture est bien soutenue, pour créer un truc plus gros. Très vite, j’ai booké un studio avec John Parish parce qu’on avait enregistré l’album précédent avec lui.  Mais quand j’ai fait tout ça, il n’y avait pas encore une seule note d’écrite, c’était vraiment en mode ‘on y va’… J’ai fait ça un an à l’avance, je ne me rendais pas compte du temps que ça prendrait du fait qu’on soit si nombreux.

Vous êtes passés à combien ?

On est passé de six à quatorze. Le premier concert a d’ailleurs été catastrophique… Ça ne sonnait pas, c’était un bordel pas possible… Mais la chance qu’on a eue, c’est que dans la foulée de ce concert, on a été invité pour fêter nos dix ans au centre culturel suisse à Paris, où on avait une semaine de résidence. On a pu piger le truc, analyser les erreurs du concert inaugural. Là, ça a bien marché pour le coup. On s’est dit que c’était possible de jouer à quatorze. Et pour les tournées, c’est juste deux camions, comme si tu avais deux groupes ensemble.

Et tu écris tout seul les compositions ?

Quand on était six, j’amenais les idées de base, des fois plus ou moins établies, on cherchait ensemble, et j’avais le dernier mot. Avec quatorze musiciens, c’est devenu impossible. Déjà à six, les discussions étaient compliquées, alors là… Et puis, c’était mon rêve, mon petit joujou que je me suis créé. C’est génial d’écrire de la musique pour un ensemble. J’écris avec un ordinateur, un clavier midi, et un logiciel qui édite des partitions. Juste pour être précis : c’est moi qui écris la musique, mais c’est Liz (ndr : Moscarola, chanteuse et violoniste du groupe) qui écrit ses parties de chant, toutes les mélodies de chant.

Comment as-tu assemblé ce collectif de musiciens ?

Ça a beaucoup évolué au fil du temps. L’idée était de ramener tous les vieux. C’est pour ça que c’est doublé en fait : l’ancien batteur et le nouveau batteur, l’ancien guitariste et le nouveau guitariste… Les cordes, c’est le seul truc qu’il n’y avait jamais eu dans le groupe. C’était une vieille idée. On avait rencontré une section de cordes en 2008 lors d’un concert en Angleterre. Je leur ai parlé de mon rêve d’un grand orchestre et leur ai dit à l’époque que je les inviterais. Huit ans plus tard, je l’ai fait, et ils sont venus. Au début, on avait dans l’idée d’en faire un évènement unique, puis on a vu que ça marchait très bien donc on a pu faire plein de concerts. On a joué ensemble entre 2016 et 2020 et, depuis qu’on est quatorze, on a dû faire plus de cent concerts. Tout s’est bien passé jusqu’au Covid qui a tout chamboulé vu qu’on ne pouvait plus voyager. Quand on a travaillé sur le dernier disque et qu’ils ne pouvaient pas venir aux répétitions, on a décidé de le faire sans les musiciens anglais, ce qui a été assez douloureux. Puis, la question écologique s’est aussi immiscée puisqu’ils devaient prendre l’avion chaque fois qu’on faisait un concert. Je n’assumais plus du tout cela, donc on a décidé d’arrêter. Je suis convaincu qu’on doit aujourd’hui absolument changer notre façon de faire. Là, on va les revoir en Angleterre, notamment les chanteuses qui ont écrit les paroles du dernier album. On ne s’est pas revus depuis janvier 2020, donc ça va être assez émouvant je pense. Mais ce n’était plus possible de continuer tous ces voyages. Donc sur le dernier disque, on joue surtout avec des gens des alentours de Genève, et des jeunes du conservatoire.

Est-ce que ça ne se télescope pas un peu avec ta formation autodidacte du coup ?

Si, complètement. Après, je me fais quand même plaisir. Pour Sauvage Formes, j’avais écrit des trucs qui pouvaient être compliqués ou bizarres, et je devais adapter pour les musiciens qui étaient plus autodidactes. Ici, c’est plus simple, car les musiciens du conservatoire jouent ce qui est écrit. C’est vraiment mon disque préféré. J’ai l’impression d’être au plus juste de ce que j’imaginais, alors qu’avant il y avait toujours plein de compromis. L’idée, c’est vraiment que chacun en fasse très peu. Quand on était six, il y avait plus de place, mais à quatorze ou douze, s’il y a une note à jouer, il ne faut pas en jouer deux. C’est un équilibre fragile.

Comment ça se passe en concert ? Il y a de la place pour improviser ?

Non, c’est très écrit, très structuré. Il y a des petits moments d’improvisation, mais très peu. Les percussions, c’est ce que j’écris le moins donc c’est plus libre, c’est plus au feeling. Les guitares sont plus libres aussi, même si j’ai beaucoup plus écrit leurs parties sur le dernier album. Par contre, j’écris vraiment tout pour les marimbas, les cordes et les cuivres.

Quelle est ta méthode de composition?

Jusqu’à présent, c’est toujours parti d’une ligne de basse. Je joue avec des loopers et, dès que je tombe dans une sorte de transe, je me dis qu’il y a peut-être un truc à explorer. Souvent, cette ligne de basse, c’est une note ou deux, ce qui n’est pas toujours simple. L’idée, c’est là aussi d’en faire le moins possible, que ça reste minimal, puis je joue sur des polyrythmies, etc… Sur ce dernier album, j’ai vraiment essayé de viser un truc un peu plus froid et minimaliste par rapport au précédent qui était plus afrobeat, inspiré par la musique africaine. Il y aussi toutes ces questions d’appropriation culturelle, qui sont devenues plus prégnantes mais qui sont justes, je pense, et qui m’incitent à revenir à quelque chose d’un plus personnel.

Ce que tu dis, ça me rappelle un peu la démarche des Talking Heads, très inspirés par Fela Kuti pour leur album Remain In Light

Oui, c’est une grosse influence. Le voyage, c’est l’histoire de la musique. Pour moi, c’est surtout une question de digestion. On assimile plein d’influences d’ailleurs, mais on est un groupe d’ici, un groupe européen. Sur ces questions d’appropriation culturelle, je ne sais pas si vous avez entendu, mais il y a eu une polémique en Suisse avec un groupe de reggae blanc (ndr. : le groupe Lauwarm, dont certains membres arborent des dreadlocks et des vêtements africains sur scène). Ils se sont fait arrêter leurs concerts à cause de ça ! Interdire à un groupe de reggae de jouer juste parce que les musiciens sont blancs, c’est complètement ridicule… Après, ce questionnement est juste, je trouve. Une interview en particulier m’a beaucoup touché : celle d’un musicien africain qui parlait du pillage de leurs ressources naturelles, et du fait qu’il touche maintenant leur culture. Quand tu mets ça en parallèle avec les groupes de musique africains qui ne peuvent plus venir en Europe, c’est extrêmement compliqué… J’ai un petit festival à Genève, et j’invite souvent des musiciens africains, mais c’est très difficile : il faut faire une demande de visa où il faut indiquer où ils vont dormir, etc… Alors, quand un groupe de blancs joue de la musique africaine et qu’il y a une invisibilisation de ceux qui sont à la source de cette musique, il y a un peu quelque chose d’injuste. Mais c’est une question très complexe, qui demande de la nuance.

Pour rester là-dessus, il semble y avoir une dimension encore plus politique sur ce dernier album ?

On était en plein Covid et les questions d’écologie deviennent de plus en plus importantes. Le titre, We’re Ok. But We’re Lost Anyway, est évidemment un écho de ces préoccupations et évoque une désillusion, une résignation. Tout va dans le mur et, en même temps, on est ensemble.

Ça fait plus de quinze ans que l’OTPMD existe. Quelles sont tes envies pour la suite ?

Avec Liz, qui est la seule à être avec moi depuis le début, on a une vieille blague qui dit qu’on se verrait bien sur scène avec nos déambulateurs, à 80 ans comme les Rolling Stones. Je n’aime pas particulièrement ce groupe, mais je trouve que c’est un bel exemple de vieillir en musique. Donc le but, c’est de continuer le plus longtemps possible. Après, on a plein de rêves. Le grand orchestre, c’est fait. Ma dernière marotte, ce sont les parquets de bal. Ce sont des petites salles de concert qui se transportent en camion, des bals itinérants qui tournaient au début du vingtième siècle. Je rêverais aussi de tourner sur des péniches. Après écologiquement, le bateau, c’est le pire du pire. Peut-être en calèche, avec des chevaux ? Bon, on aurait les antispécistes sur le dos… (rires) Sinon, je me déplace souvent à vélo avec une remorque pour la contrebasse, mais uniquement sur Genève.

Et le prochain disque ?

On va sans doute enregistrer le prochain album avec Johannes Buff, qui a mixé notre dernier disque et avec qui on s’est vraiment bien entendus musicalement. L’idée, ce serait de passer un mois dans son studio. On est en train de fixer ça, même si là encore, on n’a toujours pas une seule note écrite pour l’instant. Sinon, l’envie pour ce prochain disque, c’est d’avoir des invités. On a fait deux morceaux avec François Atlas, en septembre 2021. J’ai plein d’autres idées… This Is the Kit, parce qu’on les a rencontrés quand on était là-bas. Rosi Plain aussi, qui jouait la basse avec This Is the Kit. Je fonctionne vraiment aux rencontres en fait, je ne vais pas chercher très loin.

Et en Suisse ? Vous avez une belle scène musicale…

C’est très riche, oui. En Suisse, il y a vraiment un gros soutien à la culture, notamment pour les tournées. Si on n’était pas là-bas, je ne suis pas sûr qu’on existerait. Logistiquement et financièrement, une tournée avec autant de musiciens, c’est lourd, surtout à l’étranger. Beaucoup de groupes passent par chez nous, les cachets sont bons, et c’est un peu un point de passage pour plein d’endroits. Il y a aussi une grosse scène alternative, qui est malheureusement en train de disparaître. À Genève, il y avait énormément de squats, de trucs comme ça. Quand j’y suis arrivé, il y a un peu plus de vingt ans, il y avait énormément de choses, mais ça reste très riche culturellement. Il y a aussi le label Bongo Joe, qui était à la base un magasin de disques vinyles créé par Cyril Yeterian (ndr. : du groupe Cyril Cyril). Je l’ai un peu aidé au début du label, durant les premières années. Après, ça s’est vraiment développé, et je n’avais plus le temps.

Les voix féminines sont mises en avant dans OTPMD. C’est une volonté de ta part ?

C’est surtout une volonté artistique, même si j’ai toujours attaché de l’importance à ce qu’il y ait des filles dans le collectif, qu’on ne soit pas juste un groupe de mecs. On a réussi à atteindre la parité récemment. C’est aussi le choix de Johannes Buff, qui a fait le mix. Il a vraiment voulu pousser la voix très en avant, et c’était une bonne idée.

Vous enregistrez tous ensemble ?

Toutes les prises de son ont été faites à Lausanne dans un grand studio. On a pu enregistrer live tous ensemble, avec plusieurs cabines. C’était un luxe, mais on ne peut pas faire autrement vu ce qu’on joue. On a essayé d’enregistrer au clic, mais ça ne marche pas. Ça bouge un peu, c’est assez organique. C’est un peu la difficulté vu qu’on voudrait aller enregistrer chez Johannes Buff, mais il a un tout petit studio, donc on se pose un peu la question.

L’OTPMD est très atypique et difficile à ranger sous une étiquette. J’ai notamment entendu votre musique qualifiée d’orchestre tropical post punk suisse, ou afro kraut. Comment est-ce que tu la qualifierais ?

C’est entre tout ça. L’idée justement, c’était de mélanger plein de styles différents. Après, on est toujours un peu rangés sous les mêmes termes vu qu’on nous demande toujours de mettre une étiquette sur ce qu’on fait. Tropical post punk, je crois que ça vient de moi…

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