11 Déc 18 Nothing, extraire la beauté de toute cette violence
A la question : ‘Peut-on pleinement apprécier une œuvre en occultant la vie de son auteur ?’, on est tenté de répondre par la négative avec Nothing. Car ceux qui ne connaissent pas encore le groupe de Philadelphie auraient toutes les raisons de suspecter un nihilisme bas du front à l’écoute de ses paroles. Surtout quand la musique – oscillant entre shoegaze musclé et indie-rock 90’s – surfe sur la même vague. Et pourtant, ils auraient tort. Un coup d’œil à la bio de Nick Palermo, leader du groupe, suffit à donner sens à ce désespoir. C’est dire, la vie du trentenaire ressemble souvent à celle d’un personnage des frères Coen.
Après être passé par la case prison, avoir perdu son père dans des circonstances troubles, ou avoir frôlé la mort dans un passage à tabac (et encore, ce ne sont que les grandes lignes), Palermo a récemment découvert qu’il souffrait d’une maladie neuro-dégénérative : l’encéphalopathie traumatique chronique. Alors forcément, quand Nothing revient pour son troisième album, ce n’est pas pour la déconne. Tout en nuances de noir et bleu nuit, Dance On The Blacktop est une plongée radicale dans ses tourments, bordée d’incompréhension mais aussi de philosophie pour ce que la vie réserve. De passage à Paris pour défendre ce disque, nous sommes allés rencontrer le groupe au complet.
Le son global de ce nouvel album est bien plus rentre-dedans que le précédent (Tired Of Tomorrow, sorti en 2016). Est-ce qu’il y avait une volonté de rupture ? Est-ce pour cette raison que vous avez fait appel au producteur John Agnello (Sonic Youth, Dinosaur Jr, Jawbox, TAD, The Breeders…) ?
Domenic Palermo (chant/guitare) : On s’est rendu compte après coup que Tired Of Tomorrow était un disque un peu trop poli. Selon moi, il manquait de caractère. Il fallait qu’on trouve un équilibre entre lui et Guilty Of Everything (leur premier album sorti en 2014, NdR). En ayant considéré cela, je me suis dit que bosser avec John Agnello serait une bonne idée. Il a travaillé avec des tas de groupes que nous adorons et que nous aimerions égaler. Même récemment, il a fait du très bon boulot, comme avec Kurt Vile par exemple.
Est-ce que vous notez aussi une évolution dans votre manière de jouer ou dans le matériel que vous utilisez ?
Brandon Setta (chant/guitare) : On a utilisé plus de pédales d’effets, oui.
Domenic Palermo : On a pu en utiliser une vingtaine à la fois, en passant de l’une à l’autre. Nous avons eu accès à beaucoup d’espace et de matériel pour concevoir cet album. John nous a procuré aussi beaucoup de guitares ou de pédales.
Brandon Setta : Mais ce qui a donné plus de volume à ces nouveaux morceaux, c’est surtout d’enregistrer dans une immense église transformée en studio : les studios Dreamland à Woodstock, dans l’État de New-York.
John vous a-t-il influencé quant aux compositions elles-mêmes, à leurs structures ?
Domenic Palermo : Non, pas vraiment. Il nous a juste suggéré des changements de tonalité sur certains passages, pour les rendre plus tranchants. Comme sur Wind Me Up par exemple, où on monte d’un ton pour le refrain final. Au départ, j’étais sceptique. Je trouvais ça un peu stupide. Mais comme John a bien plus d’expérience que nous et qu’on apprécie son talent pour rendre les morceaux efficaces, on lui a fait confiance. Et avec le recul, c’était une bonne idée.
En 2017, tu as sorti un premier album avec ton projet Death Of Lovers (qui comprend aussi Kyle Kimball, le batteur). Dans quelles circonstances as-tu trouvé le temps de composer les titres de Dance On The Blacktop ?
En fait, on ne s’arrête jamais de composer. On a toujours des riffs, des thèmes ou des idées qui nous viennent en tête. Donc on a qu’à piocher dans ce stock quand il s’agit de créer un nouvel album. Il n’y a que pour Guilty Of Everything où nous nous sommes enfermés dans une pièce pendant plusieurs jours pour tenter d’écrire. Et c’était horrible ! On était infoutu de bosser sous le couperet d’une deadline. Même si le résultat final est bon, on s’est montré paresseux jusqu’à la dernière minute. C’est bien plus facile pour nous d’être un minimum préparé et de ne pas avoir la pression.
Brandon Setta : On écrit des morceaux ensemble depuis tellement longtemps qu’on sait exactement comment amener une idée vers un titre complet. Nous avons un processus de composition très solide.
Mais dans ce cas, est-ce que ce processus bien établi ne risque pas de vous amener à vous répéter ? Je veux dire que la routine empêche parfois les meilleures surprises d’émerger…
Domenic Palermo : Il y a toujours des surprises qui apparaissent, ne serait-ce que dans nos vies… On fonctionne selon différentes étapes. On établit d’abord les fondations d’un morceau, parfois juste à la guitare acoustique, et c’est ensuite en studio qu’on se laisse le droit d’expérimenter. On va tester des effets, différents arrangements. On n’a pas non plus d’idées préétablies sur ce qu’on doit faire.
Brandon Setta : On compose aussi sur Garageband, histoire d’avoir juste une base.
Domenic Palermo : Pour le titre Hail On Palace Pier, j’avais justement créé un beat très séquencé et rapide, inspiré par The National que j’écoutais beaucoup à ce moment-là. J’ai demandé à Kyle s’il était capable de le jouer pour de vrai et il s’est avéré qu’il le pouvait. (Sourire)
Domenic, ta vie est particulièrement exposée à chaque sortie d’album de Nothing. Tu penses qu’il est impératif pour ton public d’en connaître les détails ?
Apparemment…
Brandon Setta : Internet est devenu complètement taré. Tout le monde veut tout savoir à propos des autres. Personnellement, je m’en fous de connaître la vie des groupes que j’aime. Bon, il m’arrive quand même parfois de jeter un œil juste pour comprendre l’origine de leur musique.
Domenic Palermo: C’est comme sur l’autoroute. Quand il y a un accident, tout le monde ralentit pour voir si des flammes surgissent ou si quelqu’un a la tête tranchée. Pour moi, ça n’a pas d’importance si les gens veulent voir ce genre de détail. La première question que notre label me pose quand on s’apprête à sortir un nouveau disque c’est : ‘Alors, qu’est-ce qu’il t’est arrivé cette fois-ci ?’. Je n’essaie vraiment pas d’être tragique. Pour moi, ces histoires ont presque un côté drôle à la fin. J’ai l’impression d’être une sorte de clown.
Brandon Setta : Tous ces gamins aujourd’hui portent tellement de noirceur à l’intérieur d’eux-mêmes… Ils veulent avoir accès à la musique la plus sombre, aux infos les plus glauques, et ils s’affilient à toi de cette façon. On a reçu des messages de fans super bizarres comme ça !
Mais vous pensez que vous pourriez écrire un morceau de Nothing sans ressentir ni peine ni douleur ?
Ni peine ni douleur ? Nan, c’est impossible ! (Rires)
Domenic Palermo : C’est une non-question que tu nous poses là parce que tout le monde éprouve de la souffrance dans sa vie. La vie en est même remplie.
Je te sais grand lecteur, Domenic. Est-ce que la littérature a aussi joué un rôle sur la construction de ce disque ?
Oui, complètement. Pour moi l’écriture et la composition sont aussi importants l’un que l’autre. Le titre de l’album est tiré d’un livre de Donald Goines, un romancier américain des années 60 qui a vécu à Harlem. Il décrit ce qu’il observe : les junkies, les dealers, les macs, les putes, la violence quotidienne… Il aborde aussi la question du système carcéral. Je n’avais jamais entendu parler de lui avant de me faire moi-même incarcérer (Domenic a purgé une peine de deux ans en prison avant de fonder Nothing, pour avoir poignardé un homme au cours d’une rixe. Lui assure qu’il s’agissait de légitime défense, NdR). Tout le monde a lu ses bouquins en prison. Je pouvais m’y plonger sans me faire emmerder. Son style n’est pas génial mais ses histoires sont absolument captivantes. C’est lui qui a répandu l’expression ‘to dance on the blacktop’ pour dire qu’il va y avoir une baston.
Mais pourquoi avoir voulu nommer votre album en référence à cette expression ?
Donald Goines a le talent de parvenir à extraire une certaine beauté de toute cette merde, de toute cette violence. Je crois que ça rejoint la philosophie de notre groupe. On créé une musique belle et mélodique tout en puisant dans un profond marasme intérieur. Pour moi, c’est une évidence de faire coïncider ces deux éléments.
La musique de Nothing emprunte beaucoup au shoegaze. Quand avez-vous découvert ce style et ses groupes affiliés ?
Brandon Setta : Je me souviens être tombé sur un clip de My Bloody Valentine à la télévision il y a très longtemps. Ça m’avait marqué, même si je ne savais pas du tout ce qu’était le shoegaze à l’époque. C’est en découvrant Slowdive que je suis vraiment tombé dedans. A ce moment-là, j’étais à fond dans le hardcore straight-edge donc ça me faisait bizarre d’entendre un truc pareil. Et puis je me suis mis à fumer beaucoup de weed et je me suis dit : ‘Ok ! Là, je crois que j’ai pigé le truc !‘ (Rires)
Domenic Palermo : Mon frère ainé et ma mère écoutaient beaucoup de musiques différentes lorsque j’étais plus jeune. Mais ce n’est que vers l’adolescence que j’ai commencé à creuser tout ça par moi-même. Le shoegaze m’a toujours suivi depuis. Ce que j’adore avec ce style, c’est qu’on peut y accrocher toutes sortes de registres. Mais nous concernant, on ne tient pas plus que ça à être catégorisés shoegaze.
Brandon Setta : C’est facile de sonner pareil, et peut-être que notre premier EP y ressemblait vraiment. Mais aujourd’hui, je préfère nous considérer comme un groupe de rock alternatif parce qu’on englobe beaucoup de choses à la fois.
Vous avez aimé le nouveau Slowdive sorti en 2017 ?
Oui, il y a vraiment de super morceaux dessus, comme Sugar For The Pill.
Domenic Palermo : La seule chose que j’attends, moi, c’est un nouveau Mojave 3.
Fin d’année oblige, pouvez vous me dire quels albums vous avez préféré en 2018 ?
C’est difficile comme question… Je dirais Kill The Lights de Tony Molina et Daytona de Pusha-T. En tout cas, ce sont les disques que j’ai le plus écouté.
Brandon Setta : J’ai beaucoup aimé Head Cage de Pig Destroyer. Mais je ne sais pas trop ce qui est sorti d’autres cette année…
Kyle, le batteur du groupe qui savourait soigneusement son kebab-frites en nous écoutant semble sortir de sa torpeur : Le nouveau Jesus & Mary Chain ?
Ah non, ça c’était l’année dernière !
Kyle Kimball : Bon, je sais pas quoi dire d’autre alors…
Brandon Setta : Le Live In Brussels de The National est aussi excellent.
Aaron Heard (bassiste, lui aussi silencieux jusqu’ici) : Je dirais ASTROWORLD de Travis Scott. Lucas Acid de Moodie Black… et puis aussi le premier album de Jesus Piece, Only Self !
Brandon Setta : Ah oui, tu peux le noter celui-là ! (ils se marrent. Aaron est en fait aussi le chanteur de Jesus Piece, NdR)
On a pu voir cette année, la captation de votre collaboration avec Justin Broadrick (Godflesh, Jesu) et Dominick Fernow (Prurient) pour les 20 ans du label Hospital Productions. Le résultat est vraiment très beau et très puissant. Peut-on espérer une collaboration sur disque à l’avenir ?
Domenic Palermo : J’en ai discuté avec Justin, et il est partant. Le problème, c’est que nous sommes tous très occupés pour le moment… On enregistrera bien quelque chose de neuf tous ensemble mais je ne sais pas quand. Pour être honnête avec toi, je n’arrive pas à prévoir plus loin que la journée qui vient pour le moment.
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