08 Nov 24 Meatbodies, transmission par le volume
Quand il faudra faire le bilan de 2024, certains retiendront peut-être que l’un des albums de rock les plus marquants de l’année fût réalisé par Meatbodies. En plein mois de mars, l’étrangement nommé Flora Ocean Tiger Bloom, à coup de riffs plombés faisant bourdonner l’électricité d’une manière hypnotique et de mélodies aériennes ouvrant les portes de la perception, faisait se percuter heavy psyché, shoegaze et proto-grunge, et accompagnait de la meilleure des manières la sortie de l’hiver en s’imprimant lentement mais sûrement dans nos esprits. Rapporté aux albums précédents, pourtant très bons, il donnait l’impression de faire entrer le groupe dans une autre catégorie, celle rassemblant les objets de cultes, singuliers et vénéneux, dont le point commun est de rendre compte de quelque chose d’essentiel : une vérité crue, violente, terrible dans sa beauté. La perspective de voir Meatbodies s’attaquer à son propre monument sur la grande scène de la Route du Rock, en août dernier, ne pouvait que nourrir une forte impatience, attisée également par la possibilité d’une rencontre avec ses membres.
Le premier contact avec les californiens laisse déjà présager la singularité du trio, Casey Hanson n’ayant pas suivi le groupe sur sa tournée européenne : Dylan Fujioka (batterie) et Noah Guevara (basse), à la discrète modestie, entourent pour mieux le soutenir leur leader, Chad Ubovich (guitare, chant) qui, tout en étant réceptif à ce qui l’entoure et acceptant, par moments, de se livrer avec beaucoup de sincérité, donnera toujours l’impression de rester insondable. Sur la scène du Fort, vers minuit et demie, il en sera de même : il livrera avec ses deux acolytes une prestation fulgurante, habitée même, mais laissant uniquement à sa musique le soin de créer des liens avec le public. Non pas que l’homme soit d’un naturel taiseux mais plutôt, on s’en doute, que les expériences de la vie l’ont conduit à abandonner les artifices inutiles de la communication pour se concentrer sur les moyens d’une expression authentique de soi, pesant les mots comme les sons, sans fuir les silences dont il mesure probablement toute la profondeur des significations. C’est ce que révèle progressivement son récit de la genèse de Flora, Ocean, Tiger, Bloom.
‘Cet album est le produit d’une longue histoire. Je crois qu’elle a commencé au beau milieu de notre tournée européenne de 2017. Nous étions programmés au Binic Folk Blues, en juillet, et je me souviens avoir pris conscience, pendant le concert, de ne plus vouloir jamais jouer les chansons qui constituaient alors notre set. Je me suis dit que je voulais faire quelque chose d’autre, et j’ai donc commencé à travailler sur des sonorités différentes. Une fois la tournée terminée, en rentrant à la maison, j’ai dû faire encore quelques concerts, mais j’ai ressenti assez vite le besoin de faire un break. Il me fallait tout arrêter pour essayer de clarifier mes pensées et mes désirs, réfléchir à ce qui était en train de se passer, à savoir que quelque chose était en train de changer dans ma vie, et plus particulièrement dans mon rapport à la musique, mais sans savoir précisément ce que c’était. Où en étais-je arrivé artistiquement parlant ? J’étais vraiment perdu. Alors j’ai cessé de faire de la musique, complètement, et je suis devenu plongeur dans des restaurants et des bars. C’était exactement ce qu’il me fallait à ce moment-là de ma vie, et j’ai beaucoup appris de cette expérience’.
‘Mais un jour, j’ai à nouveau ressenti ce désir de faire quelque chose de nouveau en musique, et c’est alors que j’ai frappé à la porte de Dylan (un ami de longue date de Chad, ndlr). Nous avons donc tous les deux commencé à travailler sur des chansons, mais pour découvrir qu’elles faisaient surgir des idées que nous avions beaucoup de mal à mettre en forme. Comme si ces idées constituaient des problèmes pour lesquels nous n’avions pas encore de solutions’. Flora Ocean Tiger Bloom, rétrospectivement, montre que la voie qui sera suivie sera celle d’une confrontation à un espace ouvert et illimité, abattant les barrières mentales au sein desquelles évoluaient les voyages psychédéliques des albums précédents de Meatbodies : ‘Je pense que j’ai vraiment été inspiré par les musiques qui ont une dimension spatiale et qui évoquent plein d’émotions différentes, sans jamais tomber dans la monotonie. J’avais besoin de quelque chose de largement ouvert’. On pensait, entre autres, au premier album des Smashing Pumpkins, mais c’est plutôt la fin des années 80, avec des groupes comme Spacemen 3, qui a servi de référence pour la composition. Cette dernière a suivi un cheminement très particulier : ‘Lorsque j’ai commencé à composer pour cet album, les morceaux étaient très complexes, ils contenaient beaucoup de mouvements acrobatiques. Et progressivement, j’en suis venu à ne plus vouloir jouer qu’une seule note pendant toute une chanson. Rien d’autre qu’une seule note, tu comprends ? Je voulais arriver à ce point où se découvre le vide et, au coeur de ce vide, voir se former tout un monde (son regard se fige, s’absorbe dans la contemplation d’un ailleurs inaccessible pour ses interlocuteurs). C’était comme une libération, se confronter au néant afin de n’avoir plus d’autres choix que de créer’. Par ce processus créatif où les motivations psychologiques mènent vers une recherche métaphysique inhabituelle dans le monde du rock, Chad Ubovich accomplit à sa manière un geste fondamental l’ancrant dans la tradition de la modernité artistique, analogue en cela – et toute proportion gardée – à ce mouvement qui conduisit, en peinture, Malevitch, avec son carré blanc sur fond blanc, à vouloir aller au-delà des apparences, jusqu’au point où formes et mouvements naissent et s’agencent. Mais il a fallu expérimenter longuement pour arriver à se confronter à ce vide originel, qui est aussi la source de toute création et où les problèmes dont il était question plus haut ont trouvé leur résolution. ‘Toutes les idées ont trouvé leur forme, et se sont enchaînées les unes aux autres’. A la manière du titre, d’ailleurs, qui juxtapose une multitude d’expériences : ‘Il n’y a pas vraiment de signification derrière ce titre. Je changeais le nom de l’album constamment, au début je voulais l’appeler Ocean, puis j’avais décidé pendant un certain temps que ce serait Flora, avant d’opter pour Tiger. J’ai pensé également à une combinaison en espagnol : ‘flora y tigre’. Quoiqu’il en soit, je me suis retrouvé avec un fichier qui compilait toutes ces possibilités, et en les voyant ainsi placées les unes à côté des autres, je me suis finalement dit que Flora Ocean Tiger Bloom faisait un bon titre’.
Si ce quatrième album de Meatbodies donne cette impression d’être la pleine expression du groupe, se situant bien au-delà des trois autres en terme de qualité, c’est qu’il est donc celui d’une renaissance : ‘C’était un long cheminement de cinq années, ressemblant à un grand cercle, puisque je me suis éloigné du rock’n’roll afin de retrouver le désir de le jouer à nouveau. Quand, en mars 2023, nous avons mixé l’album, la boucle était bouclée : je revenais en 2017, je revenais au rock’n’roll’. Et Flora Ocean Tiger Bloom est l’expression de ce retour, qui s’avère être un véritable accomplissement : un album de pur rock’n’roll, lourd et puissant, avec une dimension physique assez impressionnante. Un trip de l’esprit mais aussi du corps, qui représente une intensification prodigieuse des capacités du groupe, et prouvant par là même qu’évoluer musicalement peut consister dans le fait de devenir pleinement soi et non pas toujours explorer de nouveaux styles au risque de devenir un autre. Meatbodies joue fort, certes, mais cette force a une véritable et dense personnalité. ‘En ce qui me concerne, cela m’est très difficile de ne pas jouer très fort, je ne peux que m’exprimer de cette façon. J’ai toujours été attiré par ça. Même quand j’étais enfant, je ne pensais qu’à faire du bruit. Nous avons tous les trois grandis comme des punks. Je n’avais pas de crête et ne ressemblait pas à un mec de The Exploited, mais je trouvais ça cool parce que je partageais avec ce type de personne la volonté d’être un opposant. On a tous, depuis, joué différentes sortes de musique, on a exploré toutes sortes de genres. Par exemple, vers 16 ans, j’écrivais des chansons de surf rock parce que j’avais vu Reservoir Dogs et Pulp Fiction, ce qui explique ma rencontre avec Ty Segall et le fait que l’on se soit tout de suite entendu, parce que lui aussi faisait du surf rock avec son groupe. Mais je crois que, quel que soit le genre approché, il y a quelque chose en moi, comme un noyau de ma personnalité musicale, fondamentalement lié au rock’n’roll lourd et puissant. Pourtant, j’aime des trucs groovy comme America, un groupe plutôt du genre Soft Rock. Leur chanson, Ventura Highway, a un esprit hippie et un groove que j’aime beaucoup. Mais je ne peux que constater qu’à chaque fois que je me mets à jouer d’autres genres musicaux, je reviens très vite à du rock bien lourd et bruyant, ou à du punk rock. C’est comme ça, j’ai essayé d’être plus calme sur cet album, mais visiblement j’ai échoué’. Dylan renchérit : ‘Il y a quelque chose dans le fait de jouer fort que l’on ne peut pas transmettre autrement’. Est-ce qu’en plus d’être un trait caractéristique de la musique composée par Meatbodies, cette lourdeur et puissance dans le son ne serait pas une réaction à un cours des choses de plus en plus tumultueux ? Chad : ‘Il y a effectivement quelque chose de plus, mais je ne sais pas si cela révèle l’état objectif du monde ou simplement ma tentative de me représenter celui-ci’.
Les paroles de l’album expriment, elles aussi, un parcours introspectif pensé comme un retour à la vie artistique : ‘Les paroles étaient centrées sur ce qui se passait dans ma vie pendant toute la période où nous avons réalisé les morceaux de Flora Ocean Tiger Bloom. Elles sont très personnelles et rendent compte plus particulièrement de l’état psychologique qui était le mien lorsque j’ai arrêté la musique. En utilisant la poésie ou d’autres formes d’art pour exprimer ce genre de choses, on arrive à donner un sens à ce genre d’expériences’. Lorsqu’on questionne Chad Ubovich sur les références des clips qui accompagnent l’album – il met en avant Lost Highway ou Blue Velvet de David Lynch – on voit bien dans quel sens l’esthétique, qu’elle soit visuelle ou littéraire, peut selon lui configurer des expériences personnelles troublantes pour qu’elles deviennent des moments de partage, tissant des liens entre les vécus propres à chacun. Mais, on se doute bien qu’une telle entreprise ne se mène pas seul. L’amitié entre Chad Ubovich, Dylan Fujioka et Noah Guevara est palpable, et même si le premier prend la parole pour le groupe en interview, on voit de quelle manière – profondément bienveillante – les deux autres le soutiennent et le confortent. Cette même amitié semble être le sujet principal de la vidéo réalisée avec le téléphone de Chad pour Billow : ‘On aime les mêmes choses, on a les mêmes occupations et la même manière de vivre. On a grandi ensemble, et je pense que c’est assez rare de trouver ça dans un groupe. On n’imagine pas que l’un de nous soit, pour une raison ou pour une autre, en dehors du groupe. Même quand on ne travaille pas, on traîne ensemble. On n’en reste pas moins différents les uns des autres, mais on parvient, en nous unissant, à étendre nos possibilités. Et c’est ce qui, à mon avis, rend les choses plus savoureuses, sur scène notamment, où chacun apporte ses particularités mais pour produire une œuvre collective unique. C’est très galvanisant et très cohérent’. La performance qu’ils accompliront tous les trois un peu plus tard dans la soirée illustrera très bien ce propos : la basse de Noah Guevara, toute en percutantes ondulations, s’avérera le complément parfait aux coups de semonce impressionnants de Dylan Fujioka, et sur cette assise rythmique infernale pourra se déployer les folles gerbes électriques de Chad Ubovich. Le public qui, dès les premières mesures se jettera dans une transe fiévreuse, aussi éprouvante physiquement que psychiquement libératrice, ne s’y trompera pas.
Il est à espérer que Meatbodies fasse désormais partie de ces groupes sur lesquels on compte, et que Flora Ocean Tiger Bloom, dont on voit mal ce qui pourrait en user l’écoute, soit l’un de ses albums que l’on conserve près de soi. ‘Je pense que c’est un peu le but. Faire de la musique aujourd’hui est étrange non seulement parce qu’on a l’impression que tout ce que l’on aime a déjà été fait, mais aussi et surtout parce que l’apparition d’internet oblige à penser la promotion de la musique selon des business plans. Tu regardes les autres artistes et tu te dis que tu dois te comporter comme eux, à savoir faire des photos, calculer le nombre de posts sur les réseaux sociaux… Je pense que l’on doit essayer d’oublier tout cela de temps en temps et se concentrer sur l’essentiel, c’est-à-dire faire des albums mémorables. C’est en tout cas ce que j’ai essayé de faire : garder mon éthique et faire en sorte que l’on se souvienne de moi pour mes chansons et non pour les posts que j’ai publiés et que tout le monde aura de toute façon oublié dans quelques années’.
Photos : Non2Non, Titouan Massé, Bénédicte Dacquin
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