
21 Juin 24 Mannequin Pussy, cette étrange anomalie
Quand tu te trimballes un blase comme Mannequin Pussy, les probabilités pour que ton groupe pète le feu sont aussi fortes qu’une union de la gauche en pleine ascension de l’extrême droite. Auréolé d’un succès critique et d’une adoration sans faille de le part de ses fans, la bande de Philadelphie vient de sortir I Got Heaven, un nouvel album qui s’est hissé à la force des biscottos parmi les grands disques de cette année 2024. Mi-indie pop sucrée, mi-punk casse-tout, la musique de Mannequin Pussy semble avoir trouvé sa vitesse de croisière dans ce cocktail molopop. Juste avant un concert parisien dans un Petit Bain plein à craquer, nous avons pu discuter IA, cochons et évangile queer avec la chanteuse et guitariste Marisa Dabice. Un échange ragaillardissant qui vaut tout le rayon développement personnel de ta librairie de quartier.
I Got Heaven est le premier album du groupe à avoir été enregistré en dehors de Philadelphie. Penses-tu que ça a joué un rôle important dans son succès ?
Marisa Dabice : Je pense que c’est une des raisons, en effet ! En tant que musicien, c’est important de tout faire pour éviter de stagner et de se répéter. Les artistes doivent savoir se mettre en danger et expérimenter dans de nouveaux environnements, avec de nouvelles personnes. Parfois, cela veut dire s’éloigner de là où tu te sens le plus à l’aise pour te lancer dans une nouvelle aventure créative.
Tu as chillé dans un spa ouvert 24h/24 pour écrire en paix les paroles de ces morceaux. C’est quelque chose que tu conseilles à tout le monde pour se découvrir l’âme d’un poète ?
J’étais dans ce cadre très calme et serein, mais ça ne m’a pas empêché d’écrire les paroles de I Got Heaven malgré tout. Je trouve ce contraste vraiment marrant. Parfois, tu as besoin d’être dans un endroit où tu te sens reposé pour laisser le silence dicter ce qui te vient à l’esprit. C’était exactement ce que j’avais à dire.
Tu as déjà dis que le groupe avait une sorte de communication non-verbale et télépathique. Comment s’est traduit cette ‘magie’ une fois en studio ?
C’est vrai que quand on travaille et qu’on joue quelque chose, on a juste à se regarder pour savoir si on est en train de faire de la merde ou non. On dit beaucoup plus de choses avec nos yeux qu’avec des mots. Tu entends un truc cool, ça t’enthousiasme et tu suis le mouvement instinctivement. Mais ça ne nous empêche pas de discuter longuement de la direction que l’on veut emprunter…
Beaucoup d’articles et d’interviews mentionnent le fait que l’écriture de cet album s’est faite à la suite de multiples ruptures amoureuses. Ça t’arrive de te dire que tu aurais préféré garder pour toi certaines choses, ou ressens-tu une certaine forme de satisfaction à te livrer entièrement ?
L’écriture du disque a été le point culminant du rapport que Maxine, Bear et moi avons pu avoir avec la fin d’une relation. Mais je ne ne pense pas trop me livrer pour autant parce que I Got Heaven n’est pas vraiment un album de rupture. C’est plutôt un disque qui parle de ce qu’il peut se passer pour ta propre personne quand tu décides de t’engager pleinement. On te fait souvent croire, surtout aux Etats-Unis, que la relation la plus importante de ta vie doit obligatoirement être amoureuse. Je trouve triste de perpétuer ce mensonge. Tu te retrouves alors avec des gens qui ont un énorme vide dans le cœur, et qui attendent désespérément de le remplir alors qu’ils pourraient tout simplement le combler avec leur amour propre, l’amour de proches et d’amis, ou même leur créativité artistique… Pourquoi chercher alors que ce dont tu as besoin est déjà là ? Tu dois juste vivre ta vie, te concentrer sur toi-même et te rendre aussi fort que possible. Je ne pense pas que I Got Heaven soit un album triste. Il t’incite plutôt à te sentir puissant dans ta propre solitude.
Apparemment, Hogfather est le petit surnom que vous avez donné au producteur John Congleton pendant l’enregistrement, et vous étiez ‘ses petits cochons allant tous les jours dans la grange pour travailler‘. C’est quoi ce bordel ? Une secte ?
Oui, on devrait en créer une ! (rire) Beaucoup de fans m’ont offert des cadeaux en lien avec cet animal. J’ai reçu des cochons crochetés, des cochons en plastique, des cochons peints… Donc oui, la secte est en marche !
John Congleton a une aversion totale pour l’auto-tune et tu as même dû supprimer une chanson prévue au départ dans l’album à cause de ça. Tu as des regrets ?
Non, je ne regrette pas. C’était une ballade qui n’avait de toute façon pas sa place sur l’album. Elle ne collait pas avec l’ensemble et le contexte de ce disque. Elle, pour le coup, était trop lente et triste. Ça aurait peut être eu du sens de la mettre en dernière mais je ne la trouvais pas assez excitante et surtout trop convenue pour clôturer l’album. Par contre, elle sortira sur la version japonaise !
Il semble que les choses soient complètement différentes pour le groupe depuis la sortie de I Got Heaven. Comment s’adapter sainement à ces changements ?
En tant que groupe, la chose la plus importante est de savoir constamment s’adapter, se rendre compte que les choses évoluent autour de toi et que tu dois aussi évoluer en conséquence. C’est facile pour nous de faire face à tout cela car nous sommes très proches. On sait comment s’occuper les uns les autres et parcourir le monde ensemble. Ça peut être un peu tendu parfois. Je ne te cache pas qu’il arrive qu’on se sente parfois un peu seul, surtout lorsqu’on est loin de la famille et des amis, mais dans ce moments là, on se force à apprécier la beauté de la vie. C’est tellement beau de savoir que des personnes se connectent émotionnellement à quelque chose que tu as créé… C’est le rêve de chaque artiste ! C’est très dur de faire ressentir ce genre d’émotions à d’autres personnes !
L’album parle beaucoup du rôle que joue la religion dans le contrôle d’une partie de la population, en particulier chez les personnes homosexuelles. Tu as quand même de l’espoir pour l’avenir, particulièrement au sein de la scène musicale ?
Oui. J’ai de l’espoir. Je pense que le milieu de la musique est beaucoup plus expressif, diversifié et queer. Notre groupe est une anomalie étrange. Mannequin Pussy est très différent de beaucoup d’autres groupes, uniquement en raison de qui nous sommes. Mais c’est arrivé sans qu’on le veuille ! Nous étions juste des personnes attirées les unes vers les autres et nous voulions faire des choses ensemble. Nous nous sommes trouvés à travers la musique.
C’est pour cette raison que l’album est aussi sensuel ? C’est en quelque sorte l’évangile pour les queers qui ont chaud au cul ?
Mieux que ça, je pense que c’est l’évangile pour tous les gens bouillants ! C’est vraiment pour tout le monde ! Je pense que nous vivons encore dans une société où le désir est vu comme un défaut de personnalité. Tu dois avoir honte d’être une personne sexuelle, surtout lorsque tu es une femme. Tu dois avoir honte d’être considérée comme une pute, et être encouragée à devenir un ange ou une sainte… Les femmes sont aussi complexes que n’importe qui et nous avons nous aussi toutes ces choses en nous. Continuer à se voiler la face à ce sujet est une énorme farce.
Les fans du groupe sont aussi très variés, au point qu’il est difficile d’identifier un seul type de fan de Mannequin Pussy. C’est la chose dont tu es le plus fière ?
À bien des égards, oui… C’est vraiment excitant de voir une salle pleine et de penser que toutes ces personnes réunies ne se seraient jamais retrouvées au même endroit sans toi. D’une certaine manière, les groupes sont généralement le reflet de leur public. C’est tellement beau de voir de jeunes adolescentes, des jeunes queers de couleur, des trans et des darons rockeurs de 70 ans dans la même salle. Tout le monde vient et se sent à l’aise à nos concerts. Ça, c’est quelque chose dont nous pouvons être fiers.
Le clip de Nothing Like a provoqué un raz de marée de plaintes et de commentaires car il utilisait la technologie de l’intelligence artificielle. Avec le recul, tu en penses quoi de cette polémique ? Tu crois que l’IA est automatiquement vouée à être mauvaise pour l’art en général ?
Cela m’a vraiment ouvert les yeux sur beaucoup de choses. Je pense avoir été très naïve quant à la perception culturelle de l’IA et sa place dans l’art. Pour ma part, lorsque nous avons réalisé la vidéo, les artistes avec lesquels nous avons collaboré m’intéressaient simplement parce qu’ils faisaient quelque chose de différent, qui ne ressemblait pas à ce que j’avais déjà pu voir auparavant. Il s’agissait très clairement d’une esthétique qui n’essayait pas de cacher ce qu’elle était. En travaillant avec Connor Clarke, puis en publiant la vidéo, j’ai découvert que beaucoup de gens ne croient pas que l’IA ait sa place dans l’art, que les artistes qui utilisent l’IA ne sont pas de vrais artistes et que l’art de l’IA n’est pas véritablement de l’art. C’est un débat fascinant parce qu’il y a évidemment la possibilité du vol et de rendre la vie dure aux artistes qui bossent si l’IA n’est pas contrôlée et réglementée. Les robots ne sont pas censés être des artistes, contrairement à nous dont la vie pourrait être facilitée par l’IA. Je suis très curieuse du rôle qu’elle pourra jouer. Je pense que c’est voué à devenir une esthétique, un genre artistique propre, au même titre que l’illustration sur papier, l’animation de pâte à modeler, la photographie… Mais je comprends aussi pourquoi les gens détestent cette idée, et j’ai sous-estimer à quel point ils détesteraient que nous y ayons recours. Mais ça fait aussi partie du jeu : être un artiste signifie prendre des risques et défier les gens. Parfois, il arrive qu’ils ne soient pas d’accord avec ce que vous faites, mais ce n’est pas grave ! C’est aussi ça qui rendent le rock et le punk intéressants parce que vous remettez en question ce que les gens ressentent. Détester le clip et le groupe, c’est bel et bien une émotion intense… Ça me va ! Je ne crois pas qu’il faille s’excuser, à moins d’avoir vraiment fait quelque chose de mal. Mais la conversation qui en a découlé était plus importante : l’éthique de l’IA et sa place dans l’art. Allons-nous faire de nouveau un jour un clip avec l’IA ? Probablement pas. Nous l’avons expérimenté, nous avons appris des choses à ce sujet. Il est temps de passer à la prochaine expérience.
Tu as déjà parlé dans une autre interview de la nécessité d’avoir un nouveau hobby quand le tien devient ton travail à plein temps. Lequel as-tu choisi du coup ?
C’est très difficile à faire en ce moment parce que nous voyageons tout le temps, mais j’aimerais vraiment cuisiner. C’est un hobby nourrissant tellement créatif et surprenant ! Préparer un repas pour soi, c’est merveilleux. Mais pour l’instant, je n’en ai pas souvent l’occasion, je suis tout le temps sur la route avec le groupe. Je dois donc encore chercher le passe-temps parfait ! Peut être que je vais me mettre au crochet…
La discographie de Mannequin Pussy est remplie de bangers punk. Avez-vous comme projet de faire un jour un album hardcore pour les mosh kids comme moi ?
On en a déjà parlé oui ! Je pense même qu’on voulait au départ que cet album soit 100 % hardcore. Et puis on a commencé à écrire des chansons pop… Les morceaux punk sont ceux que nous préférons jouer donc on continuera à écrire des trucs plus agressifs pour le mosh pit. C’est ce qui nous fait nous sentir vivants !
Photos : Non2Non
Pas de commentaire