10 Avr 20 Luggage réduit le rock à l’essentiel
Plus aride que sur ses précédents albums, Luggage est récemment venu plaquer, avec Shift, un disque noise rock imparable dont la résonance ouvre les portes de la perception. Un retour aux fondamentaux minimalistes qui a titillé notre curiosité. Il nous fallait donc en savoir plus, le temps d’un entretien avec Michael Vallera, chanteur-guitariste du groupe de Chicago.
Nous vous connaissons peu en France. Du coup, peux-tu nous présenter Luggage ?
Michael Vallera : Luggage est un trio de Chicago formé en 2015. Je suis Michael Vallera, je joue de la guitare, je chante, joue aussi du piano, et écris les textes. Luca Cimarusti est notre batteur, et Michael John Grant le bassiste du groupe.
Avez-vous joué dans d’autres groupes par le passé ?
Oui. Nous avons joué dans divers projets à Chicago, nous jouons depuis un certain temps. Luca a été batteur du groupe Heavy Times pendant plusieurs années, et a actuellement un projet solo black métal baptisé Annihilus. Grant, lui, enregistre de la musique sous son nom. Tous deux jouaient ensemble au sein de Basic Cable. De mon côté, je fais également un peu de musique sous mon nom, et j’ai joué dans un duo de musique drone il y a une dizaine d’années avec le percussionniste Steven Hess. Luggage est donc un condensé de nos expériences et de nos sensibilités individuelles, réunies autour d’un même axe de recherche.
Quelles relations entretenez-vous avec la scène rock de Chicago. Comment vit-elle ? As-tu des groupes à nous faire découvrir, histoire d’élargir notre culture ?
Il y a une scène musicale étonnante ici, tous styles confondus. Personnellement, je suis un grand fan du travail de mon ami Haley qui joue avec Circuit des Yeux, et aussi de Brian Case (Disappears, Facs) qui fait une musique électronique incroyable en solo. Pan American est aussi un pilier de Chicago et son nouveau disque est fantastique. Et puis Kevin Drumm est probablement l’artiste le plus prolifique de notre ville. Son Bandcamp m’aide d’ailleurs beaucoup à traverser cette pandémie.
En France, quand nous pensons à la scène noise rock de Chicago, les premiers noms qui viennent à l’esprit sont Jesus Lizard et Shellac. Ressens-tu l’héritage de ces deux groupes dans la musique de Luggage ?
Ces groupes ont certainement été une source d’inspiration pour nous trois dans Luggage. L’identité forte du label Touch And Go a été primordiale pour la création musicale, mais surtout révélatrice d’un son identifiable. Pour nous, une autre influence a été sans aucun doute le groupe Tar, dont l’album Roundhouse a été, pour ma part, une révélation.
Shift est votre troisième album. Il semble marquer un virage majeur dans votre parcours. En effet, comparé à Sun et Three, vos deux précédents disques, je trouve qu’il est le plus réussi tant il opère un retour au minimalisme. Pourquoi ce choix ?
Nous essayons constamment d’affiner notre son et de trouver un point de chute dans le minimalisme le plus brut. Nous avons bien sûr beaucoup d’affection pour nos travaux antérieurs mais, avec le temps, les changements qui ont eu lieu sont le résultat d’un raffinement constant et d’une approche artisanale de notre style musical. Je pense qu’au début, nous étions plus intéressés par un enregistrement plus sombre, dans une qualité obscure, aussi parce que nous écoutions beaucoup de musique texturée. Cependant, pendant que nous continuions à écrire, cela nous semblait de plus en plus important de présenter une esthétique brute, à la fois dans la performance live que dans l’enregistrement de nos chansons.
Est-ce que le travail en studio avec Matthew Barnhart a influencé ce virage ?
Vu que nous avions déjà travaillé avec lui sur le disque précédent, c’était une évidence qu’il restait la meilleure option pour appréhender Shift. Matthew connait bien notre groupe. Il est aussi très curieux de savoir comment nous voulons que le son soit capturé. Comme il a déjà eu cette expérience avec nous sur Three, nous lui avons proposé d’aller encore plus loin dans le dépouillement des éléments. Sa compréhension de la technique d’enregistrement a donc été primordiale, aussi bien pour nous que pour le résultat final.
Electrical Studio semblait une évidence également, la meilleure option pour faire apparaitre votre propos ?
Electrical Studio est un espace que nous aimons et que nous respectons tous beaucoup. C’est un lieu très décontracté qui offre une ambiance confortable pour enregistrer, ce qui n’est pas le cas de beaucoup d’autres studios.
Comment avez-vous enregistré Shift ? Avec quels procédés ?
L’enregistrement a été réalisé et mixé en deux jours. Le premier a été consacré à l’installation du matériel, puis aux prises instrumentales. Le lendemain, nous avons enregistré le chant, quelques overdubs et affiné le mixage. Tous les titres ont été enregistrés en direct. Comme nous revenions d’une tournée et que nous avions joué sans relâche, le processus a été très fluide dès le moment où nous sommes entrés en studio.
Tes textes sont aussi très abstraits. Comment les écris-tu ?
Je veux que les paroles agissent comme une photographie. Je veux qu’elles soient au même niveau que la musique, ni au-dessus, ni en dessous. Je m’inspire d’expériences personnelles et de ressentis de lieux. Sur Shift, le format des textes est fortement influencé par le travail de poésie de Louise Gluck. Je pense que cette méthode d’écriture permet à l’auditeur de s’approprier le sens extérieur des choses pour en faire sa propre expérience d’interprétation.
Le minimalisme est un courant artistique majeur que l’on retrouve dans beaucoup de formes d’art, une abstraction qui place le spectateur dans l’urgence et le met face à son propre travail de perception, tout comme tu l’expliquais pour tes textes. Comment ce mot résonne-t-il en toi ?
Le minimalisme est très important pour moi, autant dans mon travail visuel que dans ma musique. Chez Luggage, nous nous efforçons de travailler dans ce sens de l’épure afin de rendre les éléments aussi chirurgicaux que possible. Nous passons des heures à écouter et à scruter ce qui peut être retiré. A la fin de ce processus de réduction, la musique devient un objet abstrait qui peut être accaparé par l’auditeur. Je suis heureux que le ressenti aille dans ce sens, et que chacun tire ses propres conclusions.
Restons encore un peu dans le vocabulaire. Le mot Shift a beaucoup de significations lorsqu’on le traduit en français. Virage, écart, distance… Peux-tu nous éclairer sur ta vision ?
Le titre de l’album était censé avoir une résonance plastique. Nous aimons l’économie de ce mot, la façon qu’il a de se rapporter au mouvement et à la mécanique dans toutes ses définitions. Cela parle avant tout d’un changement, et c’est cette notion que nous voulions communiquer.
Ces dernières années, le monde est en mouvement. Les replis nationalistes, un capitalisme de plus en plus sauvage, et cette pandémie qui fait naitre de nouvelles visions du monde. Quelle est ta position en tant qu’américain ?
Je n’ai absolument aucune confiance dans la capacité du gouvernement américain à accomplir quoi que ce soit avec grâce, intelligence et humanité. Notre président est un charlatan sans valeur. Ceci vaut aussi pour de nombreux individus au pouvoir, partout dans le monde. Ce sont seulement nos communautés qui peuvent soutenir et enrichir ce qui nous reste de nos cultures.
Un dernier mot pour nos lecteurs ?
Nous tenons à remercier chaleureusement tous les auditeurs et les lecteurs en France. Nous sommes ravis que l’album fasse écho dans votre partie du monde. Nous espérons sincèrement pouvoir venir jouer chez vous dès que nous le pourrons. Ce serait un rêve.
Photos : Joshua Ford
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