Louis Jucker & le NEC ont des centaines d’idées en soute

Louis Jucker & le NEC ont des centaines d’idées en soute

Louis Jucker nourrit depuis longtemps une affection pour les valises de seconde main. Peut être parce qu’il ne voyage qu’en train, peut être parce qu’elles incarnent la fugacité du temps, l’instabilité des lieux, l’impermanence des choses. Jamais en manque d’imagination, ce chantre du Do It Yourself est de retour le temps d’une collaboration avec Le Nouvel Ensemble Contemporain avec lequel il signe un recueil indie folk de sept titres intégralement enregistrés à l’aide d’une quinzaine d’instruments-valises conçus par ses soins. Une occasion de condenser tout ce que son auteur aime faire de sa vie : ‘fouiller dans les brocantes, bricoler dans son grenier, inviter d’autres artistes à rejoindre ses projets, recycler la maladresse et les hasards heureux, partager des émotions, élaborer des spectacles à la manière de laboratoires mystérieux, faire vibrer des cordes et tourner des boutons, sonoriser des mécanismes, distordre les sons et les images, tirer des câbles et chanter à plusieurs‘. À l’occasion de la sortie de l’album – à découvrir ci-dessous en avant-première – Louis Jucker nous détaille l’instrumentation, les idées, les intentions qui se cachent derrière chacun des morceaux.

FIRST COUNT

Louis Jucker : Une boucle réalisée avec un porte-clef et une pince-piezo pour faire un beat dans la valise picnic, ma voix samplée et passée dans la valise de pitch pour créer des harmonies granulaires, les valises guitare et basse, les choeurs du NEC… Le blanc/rose vaporeux d’un monde utopique dans lequel tout marche comme une horloge, où tout est suspendu et s’offre à nous, au sein duquel nous sommes ou croyons être des divinités maîtrisées. Quoiqu’à bien y regarder, le décor est chancelant, les sons glitchent, et ces voix surréelles finissent par fondre au soleil. C’est l’affaire de planter le décor, bien fake et bricolé. En me lançant dans ce projet, je crois que j’avais besoin dès le départ de mettre au clair le fait que le paradis n’existe pas et que j’aime le monde imparfait dans lequel j’évolue. C’est une méditation pour s’assurer de ne rien vouloir figer ni contrôler, et se préparer à tout ce qui vient. .

SEASONABLE

La valise de timbales pour une pulse terrienne, une clarinette défoncée à la valise de pitch pour des textures fiévreuses, valises basse et guitare pour la section harmonique, ma voix et celle de quelqu’un d’autre en résonance… Le sol qui tremble, une impression de chaos en marche, une chaleur implacable, la certitude de vivre la mauvaise saison, une caravane de poules sans plumes… Ces valises sont pour moi une façon de m’enfoncer dans le nouveau vieux monde. Je sens mon squelette vieillir, je sens le baromètre monter, je sens les murs de ma maison s’affaisser. Plutôt que de paniquer, je fais appel à ce quelqu’un d’autre qui chante dans ma tête et je tiens sa main pour traverser le désert.

MY WINDY HEART

Un solo de haut-parleurs inversés qui sonnent comme des tablas sous-marins, ma voix perdue dans la brume d’un harmonium lointain, un choeur de sirènes… Je suis perdu au large, mes sentiments sont des choses qui me rassurent parce qu’elles disparaissent perpétuellement. J’ai un port d’attache mais je n’en vois plus le phare. Je suis confiant parce que je ne sais pas où je vais. Je reste fidèle au poste et je prends mon quart. Mon cœur est criblé de trous dans lequel on entend le vent et la mer.

ON THEIR KNEES

Deux machines à écrire qui se répondent en ping pong pour bercer une guitare qui blues. Un metallophone modulé, distordu et réverberé pour un premier essai lancinant de chaîne d’effets réalisée à base de valises connectées les unes aux autres. On Their Knees est un hommage à ces personnes dont la beauté modèle s’en va, qui la laissent partir, du moins qui acceptent qu’elle change, et que j’imagine se sentir libres et vides à la fois. Les machines à écrire sont comme des lettres d’amour qui s’écrivent en boucle, le son de ta vie qui s’archive en dossier classé et que tu regardes sans savoir trop quoi penser. C’est mélancolique, et ce n’est pas grave. Pas grave du tout.

ASYLEE

Un bug sur la valise à ondes que j’avais laissé feedbacker sans le vouloir et qui, grâce à l’interpolation incongrue du tremolo et de l’octavier, génère un ostinato assez gras. Quelque voicings d’harmonium qui flottent par dessus ma voix et, partout autour, une nuée de cordes inquiétantes. Ça me fait penser à un piston de moteur à explosion, ou un crachat de réacteur, un truc pour faire décoller une fusée artisanale. Une machine à rêve ou à cauchemar pour propulser à des années-lumières ces personnes que j’aime mais qui détestent le monde parce qu’elles le regardent trop crûment. Ces gens sont comme des comètes pour moi, je les regarde passer au loin, je les admire, je plains leur solitude, je crains l’impact qu’elles auraient si elles daignaient se crasher sur terre. Certaines de ces personnes me manquent beaucoup. Quand je chante cette chanson sur scène, j’arrive un peu à leur parler.

THE HOUSE WE LET THEM TAKE

Une autoharp trafiquée, ma voix qui résonne dans les cordes, le NEC qui murmure dans mes oreilles. Les progressions harmoniques étaient comme fournies avec cet instrument que j’ai détourné (un temps) de la poubelle. J’ai écrit le texte en passant devant un vieux garage désaffecté que j’aimais bien et dont il ne restait plus qu’un grand trou dans la terre et des fers en attente. À chaque fois qu’un bâtiment comme ça disparaît, c’est une rue ou un quartier qui se fige. À mon avis, on traite les villes comme le visage des vieilles célébrités : on leur botox la face pour faire tenir une image qu’on avait d’elles il y a longtemps. On enlève la vie derrière la surface et on retend la peau pour faire lisse. Comme j’ai parfois (à tort) l’impression de n’avoir aucune influence sur ces processus, je somatise en écrivant des chansons ex-voto.

MARCH OF THE FALLEN SCIONS

C’est la dernière, alors on fait un best-of final ! Valise harmonium en introduction dont le séquenceur dicte la marche, grande chorale du NEC, marching band de machines à écrire, valise à ondes radios pour la lame de fond de basse, metallophone en band leader pour la coda qui forcément part en vrille et finit en eau de boudin. On avance comme on peut dans son tunnel d’auto-conviction, vers son futur fameux, plein d’assurance, guidé par le rythme de la machine qu’on a patiemment mise en route. Les marches militaires sont les chansons les plus tristes du monde. Sous leurs atours fanfarons de moteurs de troupes, elles sont autant de sans-efforceur vers l’abattoir. En m’étant lancé tête baissée dans un projet comme ça, qui m’a donné plein de défis et de fil à retordre, j’ai parfois l’impression de m’être infligé de vieillir plus vite. Quand je me vois aux côtés de mes collègues artistes, tout autant libres que nous nous réclamons, happés par nos mailboxes, notre environnement pro et nos profils online, j’assiste à une parade militaire dont les soldats sont les dictateurs. À marcher les jambes raides, je me demande ce qu’on finit pas faire de notre estime de soi.

Photos : Patrick Principe & Pablo Fernandez

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