Louis Jucker murmure à l’oreille des ânes

Louis Jucker murmure à l’oreille des ânes

Après dix années d’hyper activité et de multiples collaborations, le musicien suisse Louis Jucker a pris le temps de se poser dans un chalet entouré de montagnes pour enregistrer son quatrième album solo publié par le label Hummus Records. Un disque conçu à domicile, auto-produit où il mêle expérimentations sonores, et folk acoustique et psyché. Avec Something Went Wrong, il livre un autoportrait intime au décor bien défini mais ponctué de hasards heureux, et raconte son passage à l’âge adulte, brut et sans filtre.

What went wrong ?

Louis Jucker : C’est une question ouverte, il y a plusieurs niveaux. Ça fait un bail que je fais de la musique. Entre le moment où on est dans sa chambre et qu’on commence à écrire des chansons, et celui où c’est devenu notre vie, je me demande ce qui a bien pu se passer : qu’est-ce qui fait que je me retrouve à faire ça et quel sens cela peut-il avoir ? Je fais mes chansons, et je les mets sur des disques : c’est ce que je fais de mes journées et de ma vie, c’est bizarre comme activité. Pourquoi je fais ça ? Que font les gens s’ils ne font pas ça ?
On me décrit très régulièrement ma musique comme étant ‘expérimentale’, comme quelque chose qui viendrait de très loin, donc je me demande si faire ce genre de musique faite de cette manière est si étrange ? J’ai réuni toutes ces questions dans le clip de 31 Years of Waiting For This que j’ai tourné moi-même au chalet quand j’enregistrais. Je suis un peu un original dans le tas, je ne fais pas vraiment les choses de la même manière que tout le monde, et je me questionne sur ce qui m’empêche à ce point d’être normal ? Si c’est ça, qu’est-ce que la normalité ? Aussi, de manière générale, publier un disque en 2020, ça pose beaucoup de questions. Le fait que la musique soit en même temps sur vinyle et sur internet, en faire la promotion sur des réseaux sociaux, ne pas pouvoir faire de concerts…

Mais c’est un titre qui a été choisi bien avant de savoir à quoi allait ressembler 2020…

Oui mais je pense que c’est un titre qui est dans l’ère du temps. Tout est vertigineux. Les gens partagent ces questions pour eux-mêmes et pour ce qu’il se passe sur la planète, il y a un truc qui est très étrange. Je ne pense pas qu’il y ait fondamentalement un problème quelque part mais il y a quand même une sensation de bug qui est valable pour beaucoup de choses.

Tu laisses les gens entrer dans ton intimité avec ce disque : direct, sincère et surtout très frontal.

Je voulais être très transparent avec cet album. Je discutais avec un journaliste qui insistait sur le fait que je fasse de la musique lo-fi. Pour moi, cette question de la fidélité d’un enregistrement est à double tranchant. C’est tout le temps tout et son contraire. J’enregistre sur de vieux magnétos, donc les gens rangent ça dans la lo-fi. Ils se disent que c’est de la basse fidélité et que je cherche un grain un peu crado. Mais c’est comme pour mes images, j’utilise une vieille caméra et des appareils photos jetables. C’est du matériel que je ne traite pas et que je livre complètement brut.
Quand j’enregistre, une fois que la prise est faite, c’est terminé. Je refais un passage où je règle le volume de chaque chose mais il n’y a aucune post-production parce qu’il n’y en a pas besoin. C’est quelque chose de justement très fidèle par rapport à ce que les gens vont appeler un enregistrement high-fi et des images HD, mais ces images et ces sons sont très bidouillés et ultra trafiqués. Pour moi, c’est extra-terrestre tout ça alors que ce que je fais, c’est sans résolution et direct. Où est le bug ? Qu’est-ce qui fait que c’est devenu si original de travailler comme ça maintenant ? Pourquoi plus personne n’utilise ces appareils ? C’est très décalé, mais c’est un rapport doux qui n’est ni conflictuel, ni revendicateur.

On peut parler d’un disque autoportrait ?

C’est complètement ça, oui. Ce dont je me suis rendu compte – et c’est peut-être un peu de là que vient le titre – c’est que ce que j’ai fait avec 8 Orphan Songs était un acte assez ésotérique parce qu’enregistrer des chansons, c’est comme faire une IRM musicale. C’est un objet qui reste pour la vie et qui va transformer la suite. C’est intense comme enregistrement parce que c’est essentiellement solitaire. Ce à quoi tu t’adresses, c’est à toi dans dix ans, et à toi il y a dix ans. Quand je fais une chose, ça m’amène à en faire une suivante, comme une sorte de cycle. J’étais au même endroit que pour mon premier disque, c’était comme un alignement.
Clairement, on est dans un autoportrait, si tu prends le morceau Resilience par exemple, c’est une chanson bouclier que je joue depuis un moment. Je l’utilise en concert, et ça me sert à me placer dans l’espace et à occuper la pièce, c’est presqu’un peu religieux, elle a beaucoup de vide et elle fait face à ce vide. C’est peut-être un peu bête à dire mais les paroles disent simplement qu’il faut vivre avant de mourir : mon petit cosmos, c’est y être avant de ne plus y être.

En écoutant ta musique, on peut l’entendre comme assez dépouillée alors qu’elle est, au contraire, très bricolée avec tout ce que tu prépares en amont…

C’est un peu fétichiste des fois, ce que je veux est très précis. C’est très important comment sont placées les choses. Une fois que je commence à tout disposer, c’est le déclenchement de l’ouragan, et ça part dans tous les sens, il y a des micros qui pendent par-dessus d’autres trucs et, à ce niveau-là, ça devient très expérimental.

Ce n’est pas tant de hasard finalement ?

C’est une somme de plein de trucs que j’ai appris dans différents endroits et configurations. J’ai passé beaucoup de temps à produire des disques pour d’autres, et je n’avais plus pris de temps pour moi. Le dernier que j’ai fait de cette manière, c’est 8 Orphan Songs. J’ai enregistré les autres quand j’avais quelques jours quelque part, c’était très aléatoire, des disques de voyage.

Tu es très vagabond dans ta démarche, tes disques sont souvent attachés à des lieux…

Oui très, et c’est un disque que je voulais faire à domicile. C’était comme une expédition avec pas mal de boulot de préparation, et j’y ai passé beaucoup de temps. Il y a des chansons que j’ai commencé il y a plusieurs années et que j’ai écrit sur 3 ou 4 ans, par petits bouts. Ça a avancé progressivement. J’ai mis aussi du temps à réunir du matériel. C’était comme faire un casting pour fabriquer mon décor. C’est un disque qui a été très réfléchi pour être enregistré à la maison. À partir du moment où le matériel a été choisi, j’ai défini les directions de l’album. Ça va de faire réviser une guitare pour être sûr que je puisse l’utiliser, à aller chercher une table de mixage en Italie parce que c’est exactement celle qu’il me faut pour fonctionner avec tel magnéto. C’est très geek comme ça, mais c’est comme une expédition spatiale, puis mise en orbite au chalet.

Pourquoi avoir choisi d’enregistrer dans ce chalet dans le Valais ?

C’est un chalet au bord de la forêt, à 1500 mètres d’altitude, qui appartient à un copain et j’ai eu la possibilité d’y aller seul. C’est le village à côté de celui où j’ai enregistré 8 Orphan Songs. J’avais envie d’être un peu dans la même vibe, de faire un disque qui était un peu dans les mêmes clous. J’avais un besoin assez fort d’avoir du temps pour faire de la musique pour moi, d’être dans un environnement comme celui-là : une grosse cabane avec tout ce que je veux dedans. La première chanson, elle raconte exactement ce que signifie pour moi d’aller dans un chalet. Ça prend du temps de réunir tout ce qu’il faut pour être à la maison, et on ne sait pas combien de temps ça va durer. Une fois qu’on y est, on a peut-être envie d’aller ailleurs.

Tu parles de décor, ça joue beaucoup dans ce que tu fais parce que tu captes aussi bien les sons que tu trouves dans le lieu…

Même si c’est assez minimal sur ce disque, le décor est important. Il y avait ce troupeau d’ânes autour du chalet, c’était impossible de les enlever des prises. C’est clair que ça te force à travailler avec le décor. J’ai mis un talkie-walkie dans leur enclos, et j’ai fait la prise de I Hate to Hurt the Hearts I Ate en écoutant les ânes, c’est un peu un dialogue avec eux. Comme je fais très peu de post-production, je fais beaucoup de pré-production, en essayant de trouver les bonnes configurations. Par exemple, je fais souvent les guitares et les voix en même temps, donc ce sont des choses que tu ne peux plus retoucher.

Il y a aussi quelque chose de nouveau sur ce disque : tes chansons sont plus longues que sur les albums précédents. Elles sont 10 alors que tu t’arrêtes normalement à 8.

Ça allait dans ma stratégie de passage à l’âge adulte. Comme je les ai écrites pendant plus longtemps, j’ai eu le temps de rajouter du texte pour un deuxième couplet. Ce disque est enregistré sur 8 pistes. Normalement, j’enregistre sur 4 pistes donc il y a plus d’amplitude, plus de place. Je vais chercher de la densité dans chaque chose, chaque petit objet que j’ai autour de moi. Il y en a peu mais c’est très exigeant. Ce sont moins des esquisses que sur les albums précédents.

On est un peu plus dans des tableaux musicaux ?

Oui, parce qu’on est dans des techniques que je maîtrise un peu plus. Pour beaucoup des disques que j’ai fait, j’improvisais des chansons avec du matériel que je ne connaissais pas, ou j’utilisais un instrument que je n’arrivais pas à jouer et c’est ce qui m’intéressait. Mais ici, ce sont des instruments et du matériel bien choisis parce que c’était le son que je voulais. Mais évidemment, il y a encore plein de hasards et beaucoup de choses bougent pendant l’enregistrement.

C’est plus pop aussi.

C’est peut-être ça qui fait ça. C’est un niveau un peu plus fini et plus proche de ce que j’ai dans la tête. Les chansons, quand je les enregistre, elles ont toujours un peu cette forme, de base. C’est toujours dans cette idée de passage à l’âge adulte.

D’ailleurs, tu sors en même temps une anthologie de tes disques : Archives 2010-2016. C’est toujours le même processus ?

J’en profite, ce sont des chansons que je continue de jouer sur scène. Je trouve cool que ce soit disponible, il y a beaucoup de choses qui ne sont jamais sorties sur vinyle, ou alors de manière très confidentielle. Donc je sors tout en même temps. Je fais ça avec mon amie Sophie Gagnebin qui a façonné mes pochettes. Elle a monté son atelier de sérigraphie Out of Gas il y a 10 ans. Une sorte d’édition anniversaire avec des photos, des différentes éditions qu’on a faites, c’est rétrospectif. C’est une façon de réunir tous ces gens qui se sont greffés autour de tous mes projets. Tous ces disques, tous ces morceaux, toutes ces expérimentations, je les vois comme des années laboratoires, je réunis tout dans un même objet parce qu’aujourd’hui, ce sont des choses qu’on peut archiver.

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