Lost In Kiev – Après la chute, soigner l’atterrissage

Lost In Kiev – Après la chute, soigner l’atterrissage

La genèse d’un album peut susciter de nombreux questionnements : directions pleinement conscientes, influences complètement digérées, inspirations spontanées, envies de diversification sonore, ou encore volonté de cohésion d’ensemble… C’est un peu tout cela, mais pas seulement, qui fut abordé lors d’une très agréable discussion avec Maxime Ingrand (guitare-synthé) et Jean-Christophe Condette (basse-synthé) à l’occasion de la sortie de Rupture, nouvel album de Lost In Kiev, leur groupe post-rock synthwave. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les deux compères n’ont pas été avares en explications…

Question post-Covid assez classique : comment se sont passées les trois dernières années depuis la sortie de Persona ? Comment avez-vous vécu cette période en tant que groupe ? 

Jean-Christophe Condette : C’est une question assez classique en effet, mais que je trouve intéressante parce qu’elle explique pas mal de choses sur la façon dont nous en sommes arrivés à écrire Rupture. Pour Persona, il y a eu pas mal de frustration. On a sorti l’album, puis on a fait une tournée assez courte – pas plus de deux semaines. D’habitude, on essaie plutôt d’en faire trois, comme cette année. Du coup, on n’a pas pu le défendre comme on l’aurait voulu. Au-delà de ça, il y a aussi la frustration de ne pas avoir pu faire découvrir l’album à autant de personnes qu’on l’aurait souhaité. Parce que, ok, il y a maintenant plein de moyens pour cela, mais on reste quand même dans une scène qui est assez live, avec un public assez friand de concerts. Pour aller sur des choses plus positives, c’est-à-dire l’écriture de Rupture, on a décidé de revoir un peu notre façon de faire, de composer, de se voir. De moins se voir en l’occurrence. Avant, on avait notre propre studio qu’on partageait avec des groupes proches. On répétait toutes les semaines, ça avait ses avantages et ses inconvénients. Parfois, on venait, on ne savait pas pourquoi, donc on était là, pas toujours motivés… C’est un truc qu’on a changé, en travaillant moins souvent mais mieux. L’idée était plutôt de répéter sous forme de résidences, et aussi de réaliser un travail maison plus solide, de venir avec des propositions de maquettes, des compositions vraiment intéressantes, et de se voir avant ces résidences pour échanger. Ça a eu des résultats vraiment intéressants car, au début du Covid, on était tous un peu enfermés chez nous, donc peut-être plus motivés à faire de la musique chacun de notre côté. Du coup, quand on a pu se voir un week-end complet, les idées ont fusé plus naturellement. Se voir avec un vrai but, dans des endroits parfois sympas, nous convient mieux. C’est plus inspirant, et je pense que ça se ressent sur l’album.

Comment vous est venu le thème de l’album, c’est à dire la crise écologique en cours ? Était-ce un choix unanime, ou est-ce que certains membres du groupe en particulier l’ont proposé ?

Maxime Ingrand : Non, je pense que ça s’est fait de manière assez naturelle. C’est un sujet qui nous tient tous un peu à cœur. De toute façon, ça touche tout le monde maintenant… Ce sont des choses sur lesquelles on se questionne, et moi particulièrement depuis plusieurs années. J’avais ce besoin de retranscrire ça à travers la musique. Et, au-delà de la crise écologique – et c’est aussi pour ça que l’album s’appelle Rupture – l’idée était aussi de développer cette sensation de point de rupture, de point de bascule civilisationnelle.

Une idée de fin du monde ?

Maxime Ingrand : Oui, surtout cette idée de passer d’un état A à un état B assez brutalement, que ce soit écologiquement, socialement, au niveau de la biodiversité ou des sociétés humaines…
Jean-Christophe Condette : L’idée n’est pas de jouer la carte opportuniste, compte tenu de ce qui se passe en ce moment. Cette idée de point de rupture tombe un peu par hasard : quand l’album a été composé, on n’était pas sur une amorce de changements si importants. Est-il déjà trop tard pour changer les choses ? C’est un peu à chacun de se faire son idée. D’ailleurs, on a un peu laissé tomber les samples de voix pour faire passer plus d’émotions dans notre musique, et pour que les gens l’interprètent un peu plus à leur façon. L’idée, ce n’est pas forcément de parler de changement climatique, etc… Ça en fait partie, mais ce qu’on a vraiment voulu faire, c’est essayer de faire ressentir aux gens comment, nous, nous percevons ce point de bascule, ce point de rupture. Il s’agit surtout de cette idée d’essayer de faire prendre conscience à travers notre musique de ce qui est en train de se passer, et de prendre un peu de recul. Même si les gens n’ont pas nécessairement besoin de notre musique pour cela, bien sûr.
Maxime Ingrand : Il me semble même que l’idée du thème de l’album, sans que le nom ait été encore trouvé, est venue avant le virus. Et il est vrai que c’est d’autant plus dans l’actualité. Quand tu vois l’enchaînement Covid, guerre en Ukraine, problèmes d’énergie… C’est fou tout ce qui s’est passé en deux ans…

C’est vrai que quand j’ai vu vos titres – Solastalgia, Dichotomy – ou même votre communiqué de presse dans lequel vous mentionnez les ‘points de bascule’, je me suis dit que l’un de vous travaillait peut être dans le domaine de l’environnement, ou en tout cas que vous aviez un minimum creusé le sujet. Parce que tout le monde n’est pas forcément au courant, ou en tout cas, n’a pas pleinement conscience de ces fameux points de bascule..

Jean-Christophe Condette : Peu importe le thème que l’on choisit à chaque album, c’est important pour nous tous de nous documenter. En fait, depuis le début, on est assez orientés vers ce qui est cinématographique. D’ailleurs, l’un de nos gros kiffs, ce serait – comme le fait Mogwai pour Black Bird par exemple – de travailler sur la bande son d’un long-métrage. Quand tu fais un film, tu te renseignes énormément sur le sujet, évidemment… Et nous, c’est un peu la même chose : quand on définit ensemble un thème d’album – l’intelligence artificielle, l’environnement actuel avec Rupture, ou même des choses plus psychologiques avec Nuit Noire – on essaie vraiment d’aller au bout des choses, de nous renseigner, de nous en imprégner pour mieux recracher – dans le bon sens du terme – toutes ces émotions de façon instrumentale.

D’ailleurs, par rapport à ça, j’ai senti qu’il y avait une alternance d’ambiances positives et négatives sur cet album. Pour coller au sujet, ça m’a fait penser à une alternance entre espoir et inquiétude, voire à de l’éco-anxiété…

Jean-Christophe Condette : C’est ça… Et avec des morceaux comme But You Don’t Care au centre de l’album… C’est important d’avoir ce côté à la fois sombre et lumineux, dans le sens où l’être humain a aussi besoin de ça pour se raccrocher à des choses, pour se rassurer. On n’est pas en effondrement total non plus, faut pas déconner… C’est cette ambivalence qu’on trouve tous intéressante, et qu’on a essayé de retranscrire justement avec certains morceaux plus lumineux.
Maxime Ingrand : L’être humain a parfois besoin d’être au pied du mur pour réagir. Il a aussi besoin d’un peu d’espoir, de pouvoir rêver, et de récits pour faire des choses. Il faut un peu des deux, d’où cette ambivalence dans les mélodies comme dans les morceaux.

Comment en êtes-vous venus à collaborer avec Loïc Rossetti, chanteur de The Ocean, sur le titre Prison of Mind. Le connaissiez-vous déjà ?

Maxime Ingrand : Pas du tout…  Tout au long de l’histoire de Lost In Kiev, on a souvent collaboré avec des chanteurs, comme on a pu faire sur le premier album, ou sur un Ep avec Max de Zero Absolu. C’est quelque chose qu’on aime bien faire. On a donc contacté Loïc par l’intermédiaire de Robin Staps, le guitariste de The Ocean qui gère aussi notre label, Pelagic Records. J’ai toujours adoré sa voix. Quand il nous a dit ok, on s’est interrogé sur le morceau qu’on devait lui proposer et, très vite, on a choisi Prison of Mind qui, je trouve, a été conçu pour accueillir une voix. Il aurait manqué un truc s’il était resté instrumental. Il a écrit ses paroles en fonction du thème de l’album et des petites indications qu’on lui a donné. Le premier jet qu’il nous a envoyé était déjà mortel… (rires)
Jean-Christophe Condette : Ce qui est intéressant, c’est que l’univers de The Ocean et le nôtre sont assez différents, même si nos deux groupes ont quand même des ambiances assez ‘post’. Pelagial fait partie de mes disques préférés depuis longtemps. Et, au final, le chant de Loïc, et presque l’ambiance du morceau dans certains aspects, peuvent rappeler des titres de A Perfect Circle… Ce sont des choses qu’on adore, Loïc aussi, et ça se ressent un peu dans le chant, les ambiances… Puis humainement, ça a vraiment matché. Il s’est vraiment prêté au jeu et, en toute honnêteté, je pense qu’il aime vraiment le morceau. Ce qui était un peu de l’opportunisme au départ, s’est donc transformé en chouette découverte.
Maxime Ingrand : Ce que j’aime bien aussi c’est que, vocalement, il a fait des choses différentes de d’habitude, et que ce n’est donc pas un morceau qui ressemble à The Ocean.

Je trouve personnellement que c’est votre album le plus contrasté et le plus équilibré, entre parties plus post-rock/synth wave, et celles plus post-metal, voire un peu bruitistes sur les bords. Est-ce une direction que vous vous étiez fixés à l’avance ? Ou est-ce que cela est venu naturellement au fil de vos résidences ?

Jean-Christophe Condette : On ne s’était pas fixé de barrières en termes de style. Par contre, on s’était fixé un objectif, et j’espère qu’on l’a atteint : celui d’être plus cohérent que ce qu’on a pu faire précédemment. Persona, c’est un album qu’on adore, avec des morceaux qu’on trouve assez incroyables et qui ont fait leurs preuves en live. Mais le reproche qu’on pouvait lui faire, c’était justement ce petit manque de cohérence quand on le prenait dans sa globalité. On ne voulait pas refaire ça. Je pense aussi que la façon de le composer – dans de meilleures conditions, pas toutes les semaines – a joué en sa faveur. L’autre point important, c’est que le line-up est quand même assez stable depuis pas mal d’années, depuis Nuit Noire très exactement, même si Jérémie, notre nouveau batteur, est arrivé. C’est quelqu’un qui est très proche de nous depuis longtemps. On se connait tous bien, on sait tous ce qu’on aime ou ce qu’on n’aime pas, il y a beaucoup d’automatismes qui se créent, ce qui a aussi aidé à avoir cette cohérence dans la musique.
Maxime Ingrand : Mine de rien, enregistrer chez Amaury Sauvé (Birds in Row, It It Anita) à Laval a aussi aidé. Parce que les morceaux ont été enregistrés live. C’est la première fois qu’on faisait ça de notre vie, et c’est d’autant plus perturbant qu’on a toujours enregistré chacun de notre côté. Là, tu découvres que la musique est faite pour être jouée à plusieurs, et qu’il y a quelque chose d’illogique à enregistrer un album en faisant nos prises les uns après les autres. On a vraiment découvert ça grâce à Amaury, parce que c’est sa façon de faire. Il ne bosse que comme ça, dans un studio qui est fait pour ça, avec des pièces séparées mais où tout le monde peut se voir grâce à des baies vitrées. Au début, ça a été très compliqué parce qu’il faut en prendre l’habitude, mais ça nous a fait apprendre beaucoup sur nous mêmes en tant que groupe, en tant que musiciens. Ça a énormément contribué à ce que cet album sonne organique, cohérent, tout en ayant des ambiances assez différentes.
Jean-Christophe Condette : Ça a été assez bénéfique, et ça le sera aussi pour la promotion car, quand tu enregistres un disque séparément, tu ne sais pas forcément le jouer au final… (rires) Tu rentres chez toi, il y a plein de couches qui ont été refaites. Du coup, tu as besoin de réapprendre à jouer le morceau, et tu perds un peu en dynamisme. On a déjà dévoilé quelques titres en concerts, et c’était super naturel, super punchy.

Par contre, tu n’as pas trop le droit à l’erreur quand tu enregistres comme ça… 

Jean-Christophe Condette : Un petit peu quand même car on est sur des techniques d’enregistrement modernes, pas sur des bandes. Donc il y a toujours moyen d’aller refaire une prise. Mais t’as raison dans le sens où ça nous pousse à être dans l’excellence, sans forcément compter sur des corrections sur Cubase après coup.
Maxime Ingrand : En plus, dans le fait d’enregistrer live comme ça, il y a des moments où tu vas réussir à trouver ce petit truc magique où tout le monde va jouer quelque chose de manière particulière et qui va marcher de ouf. À l’inverse, il y a des moments où il y en a juste un qui va se planter, ça va niquer toute la prise, et il va falloir tout reprendre ! (rires)
Jean-Christophe Condette : Ça nécessite vraiment d’avoir un niveau homogène au sein du groupe. Si tu as quelqu’un qui est à la traîne ou, à l’inverse, quelqu’un qui est dix fois meilleur que les autres, ça va poser problème. Car le temps est limité : ça coûte cher d’enregistrer un disque, évidemment…
Maxime Ingrand : Ça nécessite beaucoup de boulot en amont. J’ignorais à quel point… Par exemple, Amaury voulait absolument faire des pré-productions avant d’enregistrer. Donc, nous nous sommes retrouvés trois jours en studio, juste pour qu’il puisse entendre les morceaux, nous voir jouer… C’est là qu’il fait la plupart des remarques, et que tu vois qu’il y a plein de trucs à faire. Entre le moment des pré-productions et celui où on a vraiment enregistré l’album, il s’est passé un mois pendant lequel on a bossé comme jamais. On a répété, revu des trucs pour être au point le jour de l’enregistrement. Avec aussi un côté un peu scolaire : on étudiait les morceaux, tous ensemble, pour qu’on soit d’accord sur les intensités, sur qui fait quoi à tel ou tel moment, etc.

Est-ce que vous connaissiez déjà Amaury avant, ou l’avez-vous simplement contacté pour ce qu’il a fait avec d’autres groupes ?

Maxime Ingrand : Je le connaissais vaguement, et je l’avais contacté vraiment dans cette optique d’enregistrement. On trouvait la méthode intéressante, et c’était aussi un moyen de nous challenger nous-mêmes. Mais on l’a vraiment rencontré et découvert pendant ces sessions-là.
Jean-Christophe Condette : Il est crédité sur la scène un peu énervée et bruitiste, mais pas que. Il fait aussi des choses beaucoup plus pop. Globalement, il sait t’écouter, prendre en compte tes références, il est très fort pour faire très bien sonner les choses comme tu le souhaites. On lui a donné des références diverses et variées, suivant ce que l’on aime, et on a vraiment retrouvé dans le rendu ce qu’on lui avait dit. Ce qui est difficile à obtenir en général, c’est cette ouverture du son, ce spectre assez large… Le gros son, c’est assez facile à faire, mais avoir quelque chose qui respire, ça l’est moins. Par exemple, on aime bien Thrice qui est vraiment fort pour faire quelque chose d’à la fois organique, puissant, mais ouvert ! Et il a vraiment réussi à nous faire ça. Ce qui nous donné confiance, c’est cette capacité d’écouter le musicien et d’avoir une production un peu polyvalente, assez versatile, mais qui sonne toujours bien.

Parlons de vos goûts musicaux personnels… Comment ont-ils évolué depuis le début du groupe ?

Maxime Ingrand : De mon côté, ça a pas mal évolué d’autant que, à présent, je suis le membre le plus ancien… À l’époque, j’écoutais principalement du rock, du metal, du post-rock, du post-metal… C’est un peu plus tard que sont venues les machines, les synthés… Quand on a enregistré Nuit Noire en 2016, j’ai commencé à écouter un peu plus d’electro et de musiques dans cet esprit-là. Maintenant, j’ai plus de synthés que de guitares chez moi !
Jean-Christophe Condette : Et c’est très bien ! (rires) Moi, je suis venu assez tard aux musiques rock et metal au sens large. J’ai longtemps été dans la musique clubbing, techno etc. avec un passé de DJ. Ce n’est qu’à Caen, à la fin de mes études, que j’ai découvert plus de musique post, metal etc… J’avais pris une grosse claque avec Gojira. Un autre groupe m’a énormément influencé, et qui n’existe plus malheureusement : Guns of Brixton. Ce côté dub, post-rock, et post-hardcore sur les derniers, ça a été pour moi un élément déclencheur… Après, quand j’ai rejoint Lost in Kiev fin 2013, j’étais beaucoup plus sur le côté rock. J’écoutais des trucs à la Bukowksi, pas mal de post-rock aussi. Avec Nuit Noire, et surtout Persona et Rupture, je suis beaucoup plus revenu à des trucs plus electro. Par exemple, on adore Moderat, ou des trucs plus néo-classiques comme Nils Frahm ou Boards of Canada, bien sûr ! Donc il y a toutes ces influences electro qui jouent énormément sur notre sensibilité, tout en écoutant à côté des choses comme Cult of Luna, The Ocean, ISIS, etc. Au Hellfest, on continue de prendre notre branlée quand on y va, en attendant d’y jouer un jour… Mais en tout cas, cette évolution est assez intéressante dans notre style.

Sur le dernier album, je trouve qu’il y a pas mal de choses qui peuvent probablement pousser de purs fans de post-rock à aller se pencher sur des sons un peu plus synthwave…

Jean-Christophe Condette : On espère… Autant sur Persona et son côté Intelligence Artificielle, on a peut-être parfois mis du synthé pour mettre du synthé. C’est un ressenti que l’on peut avoir. Là, sur Rupture, avec le fait de mieux se connaître, d’avoir plus de recul, on ne s’est servi des machines que pour exprimer des choses qui ne pouvaient passer que par elles. Et donc le fait d’avoir cet équilibre plutôt bon entre organique et machines, cela sert l’album, mais ça permet aussi aux fans de post-rock de s’orienter vers autre chose…

Photos : Non2Non

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