Interview – Vadim Vernay, l’homme qui murmurait à l’oreille du Monde

Interview – Vadim Vernay, l’homme qui murmurait à l’oreille du Monde

Auteur d’un troisième album opérant un virage à 90 degrés, Vadim Vernay nous rappelle à quel point les ambiances sombres de l’époque trip-hop pouvaient nous manquer. En vrai passionné, c’est depuis son fief amiénois que ce perfectionniste gère depuis plus de quinze ans son label et sa radio, militant durement pour les vraies valeurs de la musique indépendante. Avec beaucoup d’enthousiasme, et en posant ses tripes sur la table, Vadim a accepté de répondre à nos questions afin de partager l’histoire de la longue gestation de ‘It Will Be Dark When We Get There‘.

Je vais commencer par une question que tout le monde a forcément envie de te poser: tu es passé du collage abstract hip-hop à de la poésie sombre et acoustique, en t’éloignant nettement des machines. Pourquoi ce virage si brutal?

Vadim Vernay: Je crois que j’ai ressenti une certaine lassitude envers le tout machine. Déjà sur la tournée de ‘Myosotis‘, j’avais réintroduit les instruments (la batterie, la contrebasse et le saxophone). Après cet album, je me suis confronté à plusieurs créations, performances, installations. Ça m’a permis d’aller chercher dans d’autres méthodes de composition, beaucoup moins construites autour du sample. Ça a été une période de laboratoire pour moi, qui m’a aidé à approcher les nouveaux outils et les nouvelles méthodes que j’allais mettre en œuvre sur ‘It Will Be Dark When We Get There’: synthèse pure ou instruments réels, mais quoi qu’il en soit, plus de sample du tout. L’ajout des mots a complété le cheminement, en amenant la composition à devenir beaucoup plus concise et précise.

Tu ne sembles influencé par personne d’autre que toi-même. As-tu ressenti le besoin de t’isoler pendant tout ce temps? As-tu écouté beaucoup de musique pendant la période de composition et d’écriture?

C’est l’un des plus beaux compliments que tu pouvais me faire. Je me nourris évidemment de beaucoup de choses tout au long de l’année: j’écoute beaucoup de musique à travers l’émission mensuelle que j’anime sur Radio Campus Amiens (Ohm Sweet Ohm). Je suis également attentif à toutes les bandes originales de films ou de séries que je croise. Effectivement, pour cet album, il s’est passé quelque chose d’autre. Certains artistes m’ont vraiment marqué au moment où j’engageais le travail: Gonjasufi, El-P, Timber Timbre. Mais j’ai surtout accepté d’assumer des influences plus profondes et beaucoup moins liées à l’électro: Bashung, Sparklehorse, Cohen, Dylan, Vic Chesnutt… J’ai replongé à corps perdu dans ces univers. J’ai vraiment passé des heures et des heures dans certains morceaux de Cohen, à tenter de comprendre ses arrangements (et son art de l’économie de moyens), et dans ceux de Sparklehorse ou de Bashung à tenter de saisir pourquoi ces œuvres me touchaient tant.
L’influence du cinéma a aussi été particulièrement forte sur cet album. Les clins d’œil y sont nombreux et assumés (il suffit de bien lire les textes): Sailor & Lula de Lynch dans ‘Bring Me Chaos’, American Psycho dans ‘Punk’s Not Dead (Success)’, et même Virgin Suicide dans ‘If You Just Go’.
En fait, la direction artistique du projet, ce sont un peu toutes ces influences que j’ai convoquées: chansons à texte, films et romans noirs américains. Parfois, je plongeais pendant des heures dans des recherches sur des thématiques particulières, des faits divers. L’enjeu était de nourrir tout le travail d’écriture et de composition, de me placer systématiquement dans une posture particulière, dans un état d’esprit. Par contre, une fois en création, j’avoue n’avoir laissé entrer en studio que ces influences qui servaient mon propos, qui allaient dans la direction que je cherchais. Les périodes de création étaient en fait hermétiques à toute influence non désirée si je peux dire.

Qu’est ce qui t’a donné envie d’écrire? Es-tu le seul auteur?

J’ai énormément écris jusqu’à l’âge de 20 ans. En français, et sans jamais envisager la ‘chanson’ une seule fois. Puis la musique a pris le pas, et j’ai mis de côté l’écriture. Après ‘Myosotis’, j’ai ressenti le besoin de m’exposer plus encore dans mes compositions. J’ai toujours eu le souci de produire quelque chose de personnel. Il est là, pour moi, l’intérêt de faire de la musique. L’électro instrumentale peut avoir quelque chose de très impersonnel. Même si on retrouve la touche d’un musicien, même si on reconnaît l’univers, il reste souvent quelque chose de désincarné. J’avais besoin de dépasser ces questions. De faire en sorte que mes albums et mes concerts soient – sans aucun doute possible – un investissement entier de ma personne.
Une première étincelle a commencé à mettre le feu aux poudres: la disparition successive de Sparklehorse puis Alain Bashung. Ca m’a tellement touché, tellement fait cogiter… Je l’ai pris comme un impératif artistique. Celui de n’avoir aucune limite, de ne surtout pas craindre la prise de risque et le danger et que c’est là, au contraire, que se trouve peut-être la petite flamme intéressante.
Au début du projet, j’ai fait signe à deux amies très proches, Audrey Bastard (graphiste du label et qui a également chanté sur mes précédents albums) et Aurélie Noël. L’idée était de créer une zone d’échange de mots, d’images et de situations autour du projet. Toujours se nourrir, mais pas avec n’importe quoi. Aurélie vivait alors aux Etats-Unis. Je la sollicitais régulièrement pour avoir des récits de ce qui se passait de son côté de l’Atlantique, des images ou des extraits de journaux. L’échange est effectivement allé tellement loin qu’Audrey et Aurélie ont finalement fourni la matière première de certains textes (‘Our Disease’, ‘Wolfriver’ et ‘Darkhorse’ pour Aurélie, et ‘See From Now’ pour Audrey).
Ce travail de co-écriture a été la seconde étincelle. Ça m’a apporté la confiance nécessaire pour franchir une telle étape. Et c’est tellement plus simple d’écrire, de prendre de la distance avec soi-même lorsque ça passe à un moment par le regard d’un autre… Evidemment, je pense à la relation qu’entretenait Bashung avec ses paroliers. C’est peut-être au final la chose la plus difficile dans l’écriture: ne pas sombrer dans la facilité du petit soi-même, aller plus profond ou plus large, mais sans jamais se trahir ni se mentir…

Les noms qui me viennent en tête à l’écoute de ton dernier album sont naturellement Portishead pour les ambiances enfumées, et Gonjasufi pour la manière de chanter et de chuchoter, dans une moindre mesure. Que penses-tu de ces rapprochements? Qui sont tes vrais mentors?

Gonjasufi, ça m’a rappelé quelque chose que j’avais un peu oublié depuis le premier album de Leila. Le plaisir des sons qui ont une âme, des sons non pasteurisés. Peu importe s’il y a du souffle sur un son ou si la coupure est abrupte, si c’est avec ça que le morceau fonctionne. Comme je te le disais plus haut, les principales influences ont finalement été celles du song-writing: Bashung, Sparklehorse, Vic Chesnutt, Dylan, Cohen. Comment s’articule la musique et le texte d’une chanson? Comment se pose le rythme d’une voix, d’un mot? Ce sont plutôt ces questions que je me posais, plus que des questions propres à l’electro ou à l’abstract hip-hop comme trouver le bon groove ou chercher le bon timbre de synthé. Lorsque j’étais dans la production de l’album, je t’aurais dit sans hésiter que Bashung et Sparklehorse en sont les deux mentors. Mais plus ça va, moins leurs marques m’apparaissent évidentes. Je crois que c’était plus comme des présences dans le studio avec qui dialoguer lorsqu’on se sent seul, lorsque les choix sont difficiles, ou lorsque rien ne vient. Le côté chuchotement, c’est arrivé dès le début, lorsque j’ai maquetté l’album. Avec ce disque et les histoires qu’il raconte, j’ai cherché à toucher. Lorsque je répétais, tout seul en home-studio, j’imaginais presque toujours l’oreille de quelqu’un à la place du micro. Après des centaines d’essais, de prises, de tests, on oublie le micro, on ne pense plus qu’à la personne à qui on est train de dire les mots.

Nous avons dû attendre huit ans entre ‘Myosotis’ et ‘It Will Be Dark When We Get There’. Perfectionnisme ou manque de temps?

Les deux. Et j’ajouterais une forme de jusqu’au-boutisme. C’est le groupe Alpha – dont le premier album ‘Come From Heaven’ est un de mes classiques – et encore une fois Bashung qui m’ont appris à prendre mon temps. Regarde Bashung sur ‘L’Imprudence’, il a quasiment rendu son label fou, et c’est justement l’une de ses œuvres majeures. Quant à Alpha, j’avais lu dans une interview où on lui posait un peu la même question, qu’il devait jongler avec son travail et la musique.
De mon côté, j’ai également du jongler avec mon travail au sein du label qui a produit les albums des artistes Malnoïa, Azerti et Jî Mob dans le même temps où je maquettais mon album. Au vu de l’enjeu d’implication que je m’étais fixé sur cet opus, j’étais dans l’incapacité de passer de l’un à l’autre entre le jour et la nuit. Il a fallu que j’organise de nombreuses et longues sessions d’isolement – d’un mois complet en général – pour pouvoir avancer. Les premiers jours de ces sessions servaient souvent à rien. C’était au bout de deux-trois jours que je parvenais à rentrer dans un autre état, à me placer dans la posture de celui qui creuse ses tripes.
L’écriture, et en particulier en anglais, a rajouté une autre temporalité à tout ça. Il y avait de nombreux aller-retours à faire, entre l’écriture du premier jet, les tests de voix, de mélodie, la finalisation du texte et ses corrections grammaticales, celles de l’accent enfin… Au final, écriture, composition et maquettage ont pris trois bonnes années (de 2010 à 2012). Cette temporalité possède à la fois ses avantages et ses inconvénients. L’inconvénient, c’est qu’il faut à chaque fois retrouver la motivation et l’intérêt, susciter l’envie d’y retourner comme sur quelque chose de neuf. L’avantage, c’est le recul que cela offre, la distance que tu as face à ce que tu as pu écrire ou composer.
Les enregistrements et le mixage ont ajouté deux années à ce travail. En soit, les enregistrements sont allés assez vite puisque la dizaine d’instruments et l’ensemble des voix ont été enregistrés en l’espace de deux mois. Le mixage est aussi allé relativement vite, une grosse vingtaine de jours, car les maquettes étaient déjà tellement précises que nous n’avions qu’à les suivre. C’est le travail d’édition – dérushage et montage – qui a finalement été le plus long. Et c’est là où j’avoue avoir été perfectionniste. Mais y a pas, il faut parfois accepter de passer des heures sur une virgule pour arriver à ce que plus personne ne la remarque… Sans ces heures de travail, on ne verrait plus qu’elle.

Ta musique dégage beaucoup de mélancolie mais laisse régulièrement entrevoir des lueurs d’espoir, instrumentalement parlant. Quel genre d’histoires nous racontes-tu dans tes chansons?

Au début de l’écriture, nous nous étions fixés certaines thématiques dans nos jeux d’écriture à trois. L’un des thèmes centraux était la guérilla. Je voulais une forme de violence, de saine franchie face à l’état des choses, face à ce que j’allais raconter. A la toute sortie de l’album, lorsqu’on m’a posé cette question pour la première fois, je crois que je n’avais pas encore tout à fait saisi. Au début, j’ai cru que nous nous étions éloignés du thème initial. C’est vrai qu’à la première lecture, beaucoup de morceaux parlent d’amour, de relation à l’autre. Mais avec le recul, je réalise que nous n’avons jamais quitté le sujet et que cet album ne parle que d’une chose, la lutte. Ou plutôt les luttes. De celles qu’il faut mener pour vivre avec l’autre ou quitter l’autre pour rester amoureux (‘If You Just Go’, ‘A Lost Letter’). La lutte intérieure nécessaire à tout acte militant, la lutte préalable à toute lutte (‘Darkhorse’), la lutte que l’on mène chaque jour sans vraiment se le dire (‘See From Now’)…

En live, Vadim Vernay est un trio. Parle-nous un peu de tes musiciens et de ce que tu nous réserves sur scène…

Le projet Vadim Vernay est un sacré challenge sur scène. La principale difficulté, c’est de trouver les musiciens qui arriveront à se saisir pleinement d’une proposition musicale qui ne vient pas d’eux. A dépasser le travail juste scolaire de l’interprète. Et c’est précisément ce que j’ai trouvé avec cette équipe de musiciens. Je vis un peu un rêve éveillé! Jocelyn Soler est un batteur vraiment impressionnant. À la fois métronomique, puissant, parfois totalement fou. C’est en le voyant à l’aise aussi bien dans le projet électro The Name que dans le projet folk Wolves & Moons que j’ai eu le flash pour lui. Et c’est un tel bonheur de le voir relever le challenge des parties de batterie complètement tordues qui foisonnent dans l’album.
Le troisième de l’équipe c’est Romain Caron, qui assure à la fois les guitares (électrique et acoustique), la basse, les synthés et les chœurs! Je connaissais un peu moins son travail. Je recherchais un guitariste à la fois suffisamment barré pour suivre toutes les directions de l’album et suffisamment technicien pour pouvoir faire des choses parfois très complexes. C’est l’ingé son qui a enregistré et mixé l’album qui m’a conseillé de lui en parler. Et ça a été le coup de foudre réciproque. Romain vient du Math-Rock (avec l’incroyable duo John Makay) et du métal (Carnival in Coal). Lui et Jocelyn ont vraiment apporté une énergie rock au live, tout en parvenant à se fondre dans des titres très écrits.
Et derrière tout cela, dans l’ombre, il y a l’ordinateur qui joue un rôle essentiel. En soit, quand on nous voit sur scène, on ne voit qu’un trio. Mais en fait, l’ordinateur et les mètres de câbles permettent de complexifier tout ça. Nous avons par exemple programmé toute une série de samplers qui permettent à Romain de passer d’un instrument à l’autre, du synthé à la guitare par exemple. L’ordinateur nous permet également d’amener de l’interactivité sur certaines parties: je peux réagir si on voit qu’un solo mérite de prendre plus de temps. De manière très simple, il m’est également possible de sampler en temps réel ou d’appliquer n’importe quel effet à tout ce qui est joué sur scène. Cela donne vraiment les moyens d’interagir dans tous les sens, d’oublier juste l’ordinateur, pour jouer tous ensemble avec un énorme orchestre.
Mais finalement, je crois que le plus grand changement de cette tournée, c’est le chant qui l’a imposé. Ma posture est radicalement différente: je ne suis plus ni derrière une batterie, ni derrière un ordi. J’ai l’obligation de me libérer sur scène, d’habiter les mots que je donne, d’aller chercher cette mise en danger dont je parlais tout à l’heure. Du coup, la palpitation sur scène est réelle, à chaque fois. Impossible de faire autrement avec ces morceaux, et c’est bien ce que je recherchais au début.

Beaucoup de petits groupes français ont un mal fou à percer dans le pays, et sont souvent mieux accueillis à l’étranger, notamment en Asie. Quelle est ta stratégie pour cette tournée? Sens-tu que la France à encore quelque chose à t’offrir sur le plan de la scène? As-tu déjà des retours et des dates à l’étranger?

J’ai la sensation que la scène, au moins en France, est en train de se détraquer autant que le disque il y a quelques années. Un faisceau de raisons fait qu’il est devenu effectivement très difficile de tourner en France. Je me permet de renvoyer à l’excellent article sur la valeur marchande des artistes (lire ici) ainsi qu’au billet d’humeur de Shanka sur le même sujet (lire là). Têtes d’affiches qui imposent les premières parties, programmations de plus en plus conformistes, fréquentations en baisse, professionnalisation à outrance qui fait que la moindre date coûte un bras à produire, des têtes de pont qui n’ont plus les moyens d’assurer aucune découverte… La responsabilité est collective, mais le secteur du concert en France ne me semble vraiment pas loin de l’impasse.
Effectivement, l’étranger semble la seule porte encore entrouverte. Et à ce jour, c’est le cas également pour ce projet. Mais c’est quand même le monde à l’envers lorsqu’on sait le réseau exceptionnel de lieux de diffusion dont nous disposons en France, et que le monde entier nous envie. Ensuite, tourner à l’étranger, c’est aussi accepter de changer de paradigme. Là où la France te laissait croire il y a encore quelques années qu’avec une production carrée et une proposition artistique originale tu pouvais développer une économie suffisante pour équilibrer les choses, je ne vois pas pour l’instant l’étranger proposer cela. En quelques mots: s’il est peut-être encore possible de tourner à l’étranger, je ne suis pas sûr que cela couvre plus que les frais de déplacement. Le retour sur investissement, tu l’as vraiment si, au retour de tournée à l’étranger, les lieux de diffusion en France se réveillent et acceptent de parier sur toi. J’ajoute à cela qu’il sera préférable de tourner à l’étranger si tu as déjà une distribution ou une licence sur place et un début de présence médiatique. Là aussi évidemment, rien d’acquis. Et c’est normal en un sens. Le milieu artistique est l’un des plus sélectifs qui soit.
Pour le projet Vadim Vernay, nous ferons notre première date en Allemagne pour le Reeperbahn Festival d’Hambourg le 23 septembre prochain. L’enjeu, c’est tout ce que je viens de dire. Tenter d’ouvrir l’Europe à défaut de France. Et c’est marrant, en même temps, je me dis que c’est la première fois que nous aurons un public qui risque de comprendre les paroles. De toute façon, cela fait longtemps que j’ai adopté la devise de ne rien lâcher.

Tu gères le label La Mais°n depuis plus de 15 ans. Tu es donc bien placé pour avoir un avis sur la place que peuvent avoir les petits labels dans le paysage français! Comment vois-tu l’avenir de ta structure?

L’avenir est juste totalement incertain. Le seul truc certain finalement, c’est que le disque se casse la gueule un peu plus chaque année. Et l’an prochain en plus, ce sont les collectivités – le principal financeur de la culture – qui sont aux abonnés absents… Le label a eu quelques années difficiles dont nous tentons de sortir petit à petit. Mais rien que ça, c’est déjà un beau petit miracle quand je vois le nombre de labels qui ont disparu en quelques années. Aujourd’hui, c’est malheureusement au tour d’autres acteurs. Rien que ça, ça te motive à ne pas arrêter l’aventure.
Nous nous posons donc énormément de questions, sur la structure en elle-même, son économie, sur la place de la découverte, sur la place qu’il reste pour le développement de nouveaux artistes, sur les moyens de continuer à faire ce travail, sur la place du support physique, le rôle désormais secondaire du disque… Quant à trouver les solutions, c’est une autre paire de manche. Nous ne pouvons que tester, adapter, essayer de nouvelles choses encore… Par contrecoup, chaque nouveau projet, chaque signature sont évidemment devenus des paris sur l’avenir.
Tu sais, on s’est rendu compte à travers plusieurs études (entre autre celle du SNEP sur les chiffres de la musique en 2014, lire ici) que l’économie de la production musicale ne s’équilibre – au mieux – que si tu oublies purement et simplement tes frais de structure! C’est une moyenne, et certains labels s’en sortent certainement. Mais je suis certain que pour la majorité d’entre eux, c’est devenu extrêmement délicat de maintenir de l’emploi dans la structure. Ça se fait au prix du 360° où le label va s’occuper de tout de A à Z: production, distribution, édition, promotion, booking. Mais ça reste une logique de grosse structure, et finalement de concentration, pas de diversité ni de pluralité.

Le catalogue du label évolue au rythme de moins d’un disque par an en moyenne. T’en sers-tu simplement comme foyer d’accueil pour sortir tes coups de cœurs et concrétiser des rencontres, sans forcément faire attention à la cadence des sorties? Parle-nous des autres artistes qui ont de l’actualité, ou d’autres que tu es potentiellement en train de signer.

Nous cherchons actuellement à augmenter légèrement ce rythme de production. Mais c’est un sacré challenge quand tu dois y parvenir avec des moyens financiers de plus en plus réduits, et des moyens humains qui donnent déjà plus qu’ils ne peuvent. Mais comme nous aimons bien les challenges, nous prévoyons deux nouvelles productions sur 2015-2016! Nous avons récemment signé le projet Paradox qui est venu nous voir avec un magnifique album auquel nous ne pouvions décemment pas dire non. Paradox a été repéré par le festival Jazz à Vienne pour un jazz totalement singulier, lorgnant aussi bien du côté du jazz, de la pop, de l’ambient que de la musique concrète ou répétitive. Et le trio qui compose Paradox est juste hallucinant sur scène, ils te donnent l’impression de multiplier les instruments. La seconde signature, nous en sommes également très fiers car il s’agit d’une vraie découverte, un projet qu’on prend au tout début. C’est très excitant. Il s’agit du premier album du projet solo Eleanor Shine, un projet violon et voix qui peut faire penser à Colleen. Au final, plus l’avenir est incertain, plus il nous a semblé important de continuer dans notre ligne, de continuer à découvrir et à partager, à prendre des risques artistiques car c’est notre raison d’être.

‘It Will Be Dark When We Get There’ a en partie été financé via la plate-forme de crowdfunding Ulule. Pourquoi être passé par ce biais? Penses-tu que c’est aujourd’hui une manière plus saine d’assurer ta promo et de contourner des circuits aujourd’hui trop complexes et incertains?

C’est effectivement ce que nous y recherchions: un outil qui permette de nouer des liens forts avec un noyau de fans et de soutiens du projet. Évidemment, le soutien en trésorerie n’est pas négligeable, et si ça se trouve, c’est même l’avenir des ventes de disques. Mais l’apport principal a été la relation qui a pu se tisser avec la centaine de participants: les petits mots d’encouragements, les échanges, sentir une attente sincère et bienveillante. Il n’y a rien de tel pour aider à boucler un projet de plusieurs années. Mais pour que cela reste ainsi, je n’imagine pas le crowdfunding comme une solution à systématiser. Elle doit vraiment coller à la démarche du projet (que ce soit un artiste, un album, un évènement, une structure…). Un projet qui n’a rien de profondément collectif dans sa réalisation n’aurait pour moi aucun sens dans l’espace du financement participatif. Du côté du soutien, l’intérêt de participer financièrement c’est, il me semble, d’intégrer un bout de l’aventure. Pas juste de faire un préachat d’un disque signé.

Pour moi, c’est également une manière de rallier tes auditeurs à ta cause, et de les faire participer au projet. Tu étais d’ailleurs très actif en envoyant des notes de production, des anecdotes et des news à une fréquence élevée. As-tu besoin de partager ces choses pour te sentir proche de tes auditeurs et avancer dans le processus de réalisation de l’album?

La démarche que j’ai engagée pour la campagne de crowdfunding me semble spécifique à cet album. C’est un disque qui a été produit sur la durée. Il me semblait donc essentiel de donner le pourquoi du comment. Pourquoi, alors que des centaines sortent chaque jour, un album peut encore prendre quatre à cinq années pour être réalisé. C’était l’un des principaux enjeux de cette campagne. Donner ces clés. Aider à voir de l’intérieur (et sans les moments pénibles si possible) une aventure de cinq années, avec ses étapes, ses questionnements, ses figures… Malgré tous les signes apparents de la diffusion actuelle de musique qui donne cette impression qu’elle peut se créer au kilomètre, il semblait essentiel de montrer qu’on proposait précisément autre chose avec cet album.

Quelles seront les cinq chansons (ou albums) qui tourneront en boucle dans ton casque cet été?

Si je devais fonctionner par titre, j’embarquerai certainement ‘Moonshine’ tiré du dernier Jay-Jay Johanson. Mais je préfère fonctionner par album. Du coup, cinq albums ça impose d’en prendre vraiment de bons de bout en bout… Donc, je prendrais:
– El-P & Killer Mike, ‘Run The Jewels II’: un album énorme qui me donne la rage en toutes circonstances.
– Leonard Cohen, ‘New Skin For The Old Ceremony’: j’ai l’impression que c’est un album inépuisable, que je peux le redécouvir à chaque fois que je l’embarque.
– Matthew Herbert, ‘The Shakes’: son dernier album, à la fois barré et pêchu.
– Gravenhurst, ‘Offering Lost Songs’: une pure merveille folk dont je ne me lasse pas.
– Wildbirds & Peacedrums, ‘Rhythm’: une musique à la fois pas commune et tellement évidente. A découvrir absolument!


Tags:
Pas de commentaire

Poster un commentaire