Interview – Tortoise, musique démocratique

Interview – Tortoise, musique démocratique

Post rock? Depuis toujours, Tortoise tente sans grand succès d’ignorer cette étiquette accolée aux groupes instrumentaux du début des années 90, ceux la même qui revendiquent leur indépendance et liberté de création, et qui ont bien souvent fini dans le fameux bac post rock puisque, au final, lui seul pouvait classer l’inclassable. “Millions Now Living Will Never Die” (1996) aura malgré tout ouvert la brèche et démocratisé ce courant musical. Pas de quoi se sentir offusqué en définitive. Un public fidèle et sept albums plus tard, Tortoise revient avec “Beacons Of Ancestorship“. Entretien avec Jeff Parker, John Herndon et Dan Bitney à La Route du Rock, dans une ambiance bon enfant, aux antipodes du caractère froid et cérébral souvent attribué à leur musique.

Vous jouez dans un festival ce soir pour votre première date en France. Comment vous sentez-vous en ce début de tournée? Est-ce selon vous un bon endroit pour promouvoir l’album?

Dan Bitney: En pleine forme! On a bien bossé cet été, même si on a quand même passé des petites nuits à cause des jet lags et de quelques soirées bien arrosées. Enfin, on s’entraîne à être des humains, on s’adapte. Donc oui, je pense qu’on est prêt. La question est plutôt de savoir si les gens le seront également.
Jeff Parker
: J’essaye me rappeler la dernière fois qu’on a joué en France… C’était à Paris pour le concert avec The Ex non?
John Herndon
: Oui c’est ça, c’était à la Villette.
Jeff Parker
: Ah oui c’est vrai, très bon concert d’ailleurs, c’était avec Rob Mazurek et Kevin Drumm.
John Herndon
: Mais, pour ce qui est des festivals, c’est vrai que ça complique un peu les choses de jouer sur de grandes scènes, surtout en ce qui concerne l’interaction avec le public. On l’a beaucoup fait, mais nos meilleurs concerts se sont toujours déroulés dans des pièces de la taille d’un salon.
Jeff Parker
: Ceci dit, on a joué dans un festival au Japon il y a quelques temps, et ça reste une expérience assez exceptionnelle. La place était absolument gigantesque, le public très à l’écoute, l’ambiance était vraiment particulière, il pleuvait et il y avait du soleil en même temps, et on a clos par ce petit truc que l’on fait habituellement en fin de concert: on fait claquer les gens dans leur mains au rythme de “Seneca”. Généralement, il n’y a que les premiers rangs qui jouent le jeu dans un festival. Et là, tout le monde s’y est mis, il devait y avoir 150 000 personnes qui claquaient des mains, c’était un moment incroyable.

Est-ce qu’il y des artistes que vous voudriez voir jouer ce soir?

Dan Bitney: Je sais qu’il y a Deerhunter et My Bloody Valentine. J’aimerais bien les voir, d’autant plus qu’on connait bien la bassiste de MBV, puisqu’elle a enregistré un album avec Snow Pony (produit par John Mac Entire) lorsqu’on vivait tous à Chicago. Ca va me faire plaisir de la revoir.

Comment se porte votre label Thrill Jockey en ce moment dans l’industrie du disque aux Etats Unis?

Jeff Parker:  C’est dur! Comme tout le monde, on bosse d’arrache pied et c’est difficile. Le business est tellement différent maintenant qu’on doit trouver d’autres sources de revenu que la vente de disque elle même, donc on essaye vraiment de diversifier les produits. Mais dans l’ensemble, je trouve qu’on s’en sort pas si mal, on y arrive plutôt bien pour un petit label comme ça. Mais bon clairement, ca reste assez difficile.

Auriez-vous envie de faire la musique d’un film, et si c’est le cas, y a-t-il un réalisateur en particulier avec lequel vous aimeriez travailler?

Jeff Parker: On adorerait ça oui, même si un projet tel que celui-ci représente beaucoup de travail. En y pensant, je ne connais pas un seul musicien qui ne souhaiterait pas faire la bande originale d’un film… On a déjà participé à quelques bandes son auparavant, comme ‘Reach The Rock’ par exemple, un film de William Ryan de 1998. Et puis on a fait quelques morceaux par ci par là, mais on n’a jamais travaillé sur une bande originale complète. On ne nous l’ a jamais demandé en fait… Mais si vous connaissez quelqu’un que ça intéresse hein! (rires).
John Herndon
: Un film de Sam Raimi, ça me dirait bien moi. C’est le réalisateur de “Evil Dead”, “Evil Dead 2”, et “Drag You To Hell”. Il a aussi fait “Spiderman”, mais je préfèrerais faire une bande originale s’il refaisait un film d’horreur.

Comment s’est déroulée l’écriture de votre dernier album? Aviez-vous déjà une idée claire de sa structure ou s’est-il construit au gré des répétitions?

Jeff Parker: Ca faisait un moment que nous n’avions rien fait. On s’est dit que ca serait bien de s’y remettre tout simplement, enfin l’envie est revenue d’elle même. Mais c’est vrai que ça a pris un certain temps avant de prendre forme. En fait, on a effectivement commencé par des jam sessions dans le studio.
Dan Bitney: Tu utilises ce mot toi? Jam session? (éclat de rire général)
Jeff Parker: Heu.. On a joué ensemble quoi…
Dan Bitney: On n’utilise pas trop ce mot généralement parce qu’il a un double sens aux Etats Unis. Ça veut plutôt dire être passablement défoncé, et se mettre à jouer en improvisant. Ce n’est pas vraiment comme ca qu’on procède. On a vraiment commencé en alternant séances de composition et de studio. Ça, c’était l’été dernier. C’est la première fois qu’on procède ainsi à vrai dire, qu’on essaye d’avoir des compositions avant d’entrer en studio. Ensuite, nous nous sommes enfermés pendant deux semaines et finalement…et bien, on a improvisé. “Improviser”, ca me parait plus approprié que “Jam session” comme terme quand même. Et puis, au final on n’était pas très satisfait donc on a tout repris au début…
Jeff Parker
: Et là.. On a fait des jam sessions, et a ça marché! (rires)
John Herndon
: Non sérieusement, c’est vrai que le processus était cette fois un peu différent. Avant, on commençait à jouer sans rien avoir écrit au préalable, alors que cette fois on avait quand même quatre ou cinq compositions, avec des trucs assez intéressants, avant de venir enregistrer.
Jeff Parker
: C’est comme ça que ça a commencé, en jouant ensemble. On n’a pas trouvé grand chose vraiment utilisable, et on s’est rendu compte que lorsque l’on composait en répétant, on gardait finalement assez peu de matière. Alors on a décidé de faire un break, de bosser chacun de notre coté. Et quand on s’est retrouvé, on a réuni notre travail. C’est la base de ce que tu trouves sur l’album. Enfin ça, agrémenté de quelques passages des “jam session” (rire). Il y a aussi une chanson sur notre album qui doit faire dans les neuf minutes, et qui regroupe un certain nombre de passages issus des séances de répétions. On les a bricolés pour en faire un seul et unique titre.

Ce que vous dites rappelle un peu la structure du premier morceau de l’album, cette impression de collage, de plusieurs ambiances qui semblent presque opposées…

Jeff Parker: Ça n’est pas exactement ça, disons que le processus de collage est bien là dans le sens où John, qui est le compositeur du morceau, avait deux idées à la base, pour deux morceaux différents. Puis, finalement, il les a assemblées pour n’en faire qu’un seul. Mais le rendu est fidèle à la construction de départ. La structure était bien là, on a juste fait les arrangements, on l’a enregistrée, et après on a improvisé dessus. C’est comme ça qu’elle a terminé sur l’album. C’est la post production qui la rend différente de la façon dont elle a été construite au départ.

Vous avez tous des formations parallèles… Le succès de Tortoise est-il du à une implication plus importante?

Jeff Parker: Tortoise est clairement celui qui a le plus de succès et du coup, celui qui nous donne le plus d’occasions de travailler. C’est aussi pour ça qu’ on y passe plus de temps. Mais tous les autres projets ont réellement leur importance dans le succès de Tortoise. On se nourrit de ça, et ça nous aide beaucoup d’être impliqués en parallèle. Ça nous permet de nous ressourcer, et de revenir sur Tortoise avec de nouvelles idées.

Vous avez colloboré avec Will Oldham (“The Brave & the Bold”). Y aurait-il d’autres collaborations que vous souhaiteriez?

John Herndon: Heu ..Sam Raimy? (rires)
Jeff Parker: C’est une question qui revient souvent en fait. Et pour être tout à fait honnête, ça nous intéresse assez moyennement, on est un peu gênés par le côté marketing de la chose. Cela dit, ça n’est pas improbable non plus. Mais si ça devait se faire, il y a plus de chances que ce soit avec quelqu’un d’assez peu connu, quelqu’un avec lequel on a eu un coup de cœur, avec qui on se dit que ça pourrait être un bon projet à faire ensemble. J’ai une anecdote assez marrante à ce sujet: pendant la dernière tournée de David Bowie, il nous a invités à assister à son concert à Chicago, et à venir le voir dans les loges ensuite. On a parlé un peu, il nous a dit qu’il aimait bien notre musique… Vraiment sympa. A la fin de la conversation, il s’en va, et sur le pas de la porte il se retourne d’un coup et nous dis: “les gars… Si jamais vous avez besoin d’un chanteur, hein!?!
Dan Bitney: Ça pourrait être drôle de faire quelque chose avec Tom Waits par exemple.
Jeff Parker: Oui, ça pourrait donner quelque chose de pas mal ça…
Dan Bitney
: J’essaye de penser à une chanteuse sexy… Hum, Whitney Houston, Maria Carey… Heu non, pas très sexy en fait. Bon, Bowie et Tom Waits, ça me parait très bien (rires).

Ça fait dix ans, dans les années 90, on vous a imputé la paternité de ce terme que vous n’aimiez pas du tout: le post rock. Comment vous voyez ça maintenant, avec un peu de recul?

Jeff Parker:  Ca n’a pas changé. C’est un peu la philosophie du groupe depuis le début, on a vraiment essayé d’ignorer ce message récurent et de continuer à faire ce qu’on aimait. On n’aime pas le fait d’être systématiquement mis dans une case. On continue juste à faire des trucs qui nous semblent intéressants, c’est tout.
John Herndon
:  Quand tu travailles dans un collectif, c’est un peu comme dans une entité démocratique. Dans notre groupe par exemple, on essaye constamment de trouver le moyen de se mettre d’accord sur la façon dont on va réaliser les choses. Ca n’est pas vraiment de la compromission, c’est juste “comment s’accorder pour que les choses se concrétisent”. Parfois, tu amènes une idée au sein du groupe, et ton idée est taillée, retaillée, façonnée pour donner quelque chose qui nous convienne à tous. Du coup, le rendu final peut être très éloigné de ce que tu envisageais au départ, ce qui peut rendre le truc génial. Mais la question de compromis se pose vraiment à ce moment là parce qu’on peut également se sentir frustré de ça. C’est là qu’il il faut faire abstraction de son ego. Et puis de façon plus générale, le fait qu’il soit si difficile de vivre de la musique à notre époque fait que la question du compromis se pose réellement. L’industrie du disque étant ce quelle est, le fait qu’un groupe ne puisse que difficilement vivre de la vente de ses disques fait que lorsque certaines opportunités se présentent, on n’y réfléchit plus de la même façon. Je crois que, dans un sens, c’est la même chose pour n’importe quel job. Tu dois faire des compromis. C’est un peu le lot quotidien sur cette planète non?
Jeff Parker: C’est une vaste question, ça implique et nous renvoie pas mal d’autres questions finalement.. Qu’est-ce que l’art? A quoi sert-il? En ce qui concerne les compromis, j’ai un bon exemple sur le sujet:  je continue de penser que Sonic Youth est un très bon groupe même si maintenant, ils vendent des disques chez Starbuck… Je me demande bien comment ils voient la chose quand même. J’avoue que si c’était nous, je ne me sentirais pas très à l’aise avec cette idée.


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