06 Oct 10 Interview – Sage Francis n’attendra pas 62 ans
Il se disait ici ou là que la prochaine venue européenne de Sage Francis pourrait être la dernière. Qui a déjà assisté à un de ses concerts, y compris dans sa configuration la plus minimale, n’a certainement pas oublié la prestation de ce Mc américain totalement atypique, pour qui le propos ne doit jamais être éclipsé par la musique. Par chance, pour « Li(f)e« , son dernier album, Sage Francis n’a lésiné sur rien, a pu se concentrer uniquement sur le poids de ses mots en laissant les manettes à une poignée d’indie rockeurs talentueux qui lui ont livré des productions originales, à la couleur inédite dans sa discographie. Alors que l’opportunité de le rencontrer lors de son dernier passage parisien nous est passée sous le nez, on se rattrape par mail: un exercice souvent bâclé par les artistes, qui laisse souvent présager des réponses plus courtes que les questions. Mais Sage Francis n’est définitivement pas comme tout le monde…
Tout au long de tout nouvel album « Li(f)e », tu critiques la religion ainsi que tous ceux qui la suivent aveuglément, et cela par le biais du thème du mensonge. Comment expliques tu que, ces temps ci, certaines personnes aient tant besoin de se tourner vers elle, de croire en Dieu, et de se raccrocher à l’abstrait?
Je ne suis pas forcément d’accord avec toi quand tu dis que les gens ont besoin de croire en quelque chose. C’était vrai il fut un temps quand ils n’avaient que l’alternative de croire en un ou plusieurs dieux, ou de se rabattre sur le surnaturel. Mon but en musique, comme dans la vie, n’est pas de reconsidérer quoi que ce soit, y compris la religion. Mais nous sommes arrivés à un point ou le progrès de l’Homme repose sur des vérités que la « science » met à notre disposition. Et je n’aime pas les gens intellectuellement paresseux. Une personne peut très bien se réfugier dans le surnaturel, c’est un fait, mais quand les adultes parlent, il serait bon de ranger ses jouets et d’écouter ce qu’ils disent. Au moins de temps en temps. Quand la vie de vos enfants finit par dépendre des avancées technologiques, il est parfois bon de prendre ses distances avec elles et de laisser de nouveau les médecins faire ce qu’ils ont à faire. Si, en attendant, vous voulez prier pour vous convaincre que c’est votre façon à vous d’aider, alors pas de problème.
De la même manière, pas mal de jeunes gens considèrent un peu le hip hop comme leur religion, dans le sens ou ils ont tendance à boire les paroles de leurs Mcs favoris sans plus de recul que les croyants envers leur Dieu. Ton message va t-il jusque là, s’adresse t-il généralement à ceux qui se laissent trop facilement influencer?
Pour faire court, il faut savoir tout remettre en question. Ou au moins savoir se poser des questions. Je n’irai pas jusqu’à comparer une passion ou un hobby au fanatisme religieux. Ce que j’ai envie de dire aux gens, c’est que… Je sais qu’il est plus facile d’obtenir des informations à partir d’une seule et même source. Mais ne soyez pas paresseux, ne vous arrêtez pas là, ne vous contentez pas d’une seule personne, d’un seul livre ou d’un seul endroit pour vous informer. Partez à la découverte du monde, à la découverte de vous-mêmes. Démontez-vous pour mieux vous remonter, en quelque sorte. Ayez une méfiance saine envers tout ce qu’on veut vous faire accepter aveuglément. Après cela, donnons nous rendez vous dans un cyber café pour comparer nos impressions et voir si nous arrivons à la même conclusion.
Peux-tu nous en dire plus sur ta rencontre avec Brian Deck, Jim Becker et Tim Rutili, tes trois partenaires interprètes sur ce disque? Comment s’est présentée l’opportunité de collaborer avec eux?
Andy Kaulkin, le président d’Epitaph, m’a fait écouter la musique de Califone, le groupe de ces trois mecs là. J’ai beaucoup aimé leur son. Brian Deck en est aussi le producteur donc Andy l’a appelé pour lui demander s’il était intéressé par la production de mon album. Cela a mis un certain temps à se mettre en place, à s’organiser, mais nous y sommes arrivés. Avec lui derrière les manettes, il m’a semblé logique d’intégrer Jim Becker et Tim Rutili au projet. J’adore ces mecs. Je ne suis plus rentré en contact avec eux depuis, mais j’ai pris beaucoup de plaisir durant le mois entier que nous avons passé ensemble à Chicago. Avec Jim surtout, quand nous avons joué au ping pong toute une nuit. Joue une seule fois au ping pong avec moi, et nous deviendrons amis pour la vie. C’est comme ca que je fonctionne.
Tu as délibérément choisi de travailler avec des personnes issues de la scène indie rock qui n’avait jamais gouté au hip hop auparavant. Était-ce pour donner naissance au disque de hip hop le plus original possible, et te démarquer de tout ce qui avait pu naitre du crossover dans le passé?
C’est surtout l’idée de faire un disque sonnant de manière totalement unique par rapport à ce que j’avais pu faire avant, qui m’excitait. Dans ce but là, j’ai cru bon de prendre mes distances avec tout le processus de production. Je pense que nous sommes finalement arrivés à un résultat qui reflète nos ambitions, mais je ne pense pas que je réitèrerai cette façon de travailler, sans me mêler des productions. Je suis trop obsédé par le besoin de tout contrôler.
Mark Linkous (Sparklehorse) est une des personnes avec lesquelles tu as collaboré sur « Li(f)e ». Il nous a quittés depuis. Quel souvenir garderas-tu de lui?
Mark a été la première personne qui a contribué à la musique de ce disque. Il m’a envoyé des démos sur lesquelles il était en train de travailler pour son propre album, et j’ai enregistré ma voix dessus. Par la suite, ca s’est révélé essentiel pour pouvoir enrôler d’autres personnes dans le concept de « Li(f)e ». Il s’est beaucoup impliqué, s’assurait que j’avais tout ce dont j’avais besoin pour bien travailler en studio, et il me faisait régulièrement passé des suggestions sur ce qu’il pensait bon pour l’enregistrement. C’était vraiment très sympa de sa part, et beaucoup plus que ce que j’attendais au départ.
Tu as aussi travaillé avec Yann Tiersen, un des artistes français les plus connus à l’étranger. Peux-tu également revenir sur cette rencontre? Qu’apprécies-tu particulièrement chez lui?
De toutes les personnes avec qui j’ai collaboré sur cet album, c’est surtout de Yann Tiersen dont j’étais fan. Je n’ai jamais arrêté d’écouter sa musique durant les cinq dernières années. Quand on m’a dit qu’il pouvait m’envoyer des musiques pour mon nouveau LP, je n’y croyais même pas. En fait, je n’ai rien reçu de lui avant le dernier jour qui m’était imparti pour l’enregistrement. J’ai donc été aussi surpris qu’honoré. Ça m’a rendu nerveux, surtout à cause du fait que je n’avais plus qu’une nuit pour écrire un texte qui soit assez bon pour mériter sa musique. Au final, c’est un des titres que je préfère de toute ma discographie. D’ailleurs, je n’avais jamais pu le rencontrer jusqu’à un concert que j’ai donné à Los Angeles au cours de ma tournée nord américaine, et il m’a rejoint sur scène pour jouer du violon sur « Best Of Times ». Ce fut incontestablement un grand moment de ma carrière.
Est ce que cet album rock est finalement la concrétisation de ce que tu avais déjà abordé musicalement dans le passé, lors de titres comme « Jah Didn’t Kill Johnny », « Got Up This Morning » ou « Going Back To Rehab »?
Depuis mon premier album, j’ai toujours travaillé avec des instruments et collaboré avec des artistes rock. Notamment sur un de mes disques que probablement peu de gens connaissent, qui fut enregistré en 1997 et 1998. C’est drôle, parce que je constate à quel point le public pense que c’est quelque chose de nouveau pour moi. Pourtant, ca a toujours fait partie de ma musique. La principale différence ici, avec « Li(f)e », est que je n’ai rien produit moi-même, que ce sont différents compositeurs qui se sont chargés des musiques.
Comment défends-tu ce disque sur scène? Qui t’accompagne en live?
J’ai joué avec un groupe de sept musiciens durant ma tournée nord américaine. On a du faire une quarantaine de concerts environ. Maintenant que je suis en Europe, je n’ai que mon lecteur CD, et je joue anciens et nouveaux titres.
Il y a une rumeur qui dit que cette tournée européenne est peut être ta dernière. Qu’est ce qui expliquerait une telle décision?
J’ai un chat dont il faut que je prenne soin à la maison. Chaque fois que je pars en tournée et que je reviens, il est mourant. Je suis fatigué de cela.
A une époque ou la musique vend moins, on sait que c’est surtout sur les concerts que les artistes tirent la plus grosse partie de leur rémunération. N’est-ce donc pas contradictoire de ne plus vouloir tourner?
Ce serait contradictoire si mon but dans la vie était de tourner jusqu’à ce que mort s’en suive. Je préfère largement être un artiste qui fait de la musique tout seul chez lui, que d’être pour toujours un représentant de commerce en voyage.
Est ce que ton label Strange Famous Records est un business primordial pour toi, ou est-ce seulement un moyen de concrétiser des opportunités, des idées ou des projets? Comment aimerais tu qu’il évolue?
A la base, j’ai créé Strange Famous Records pour sortir mes propres albums. Ensuite, je m’en suis servi pour mettre en lumière d’autres artistes que j’appréciais. Avec cette industrie qui ne cesse de changer, d’évoluer, je dois penser à ce que sera son futur. Ce sera beaucoup plus facile quand je ne voyagerai plus, et que je ne jouerai plus tous les soirs. Laissez-moi juste m’assoir dans mon fauteuil bien confortable pour mieux mesurer le chaos qui m’entoure. Si je n’arrive plus à comprendre, je serai heureux d’en faire l’annonce et de seulement donner aux gens l’information dont ils ont besoin pour continuer sans mon aide. J’ai assez donné à cet art et à ce business pour me tuer à la tâche. Je suis prêt à continuer, mais je ne veux pas mourir pour cela.
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