Interview – Father John Misty, le voyage mystique du connard devenu gendre idéal

Interview – Father John Misty, le voyage mystique du connard devenu gendre idéal

En fin de journée, dans un petit hotel discret du neuvième arrondissement de Paris, nous avons rencontré Joshua Tillman, le génie qui se cache derrière Father John Misty. Epuisé par une longue journée d’interviews, il a répondu avec enthousiasme à notre proposition de sauter les questions bateau fréquemment posées. Résultat: le témoignage sincère d’un cynique parti à l’aventure de l’amour épanoui. Entre drogues, amour, et égo, le créateur d’un des plus brillants albums de l’année nous invite à un voyage mystique. 

Tu as dit que le LSD et les champignons t’ont aidé à ‘créer ton âme’, à découvrir ta vraie personnalité, tout en influençant et en t’aidant à développer le concept Father John Misty. Est-ce que tu prends toujours régulièrement des drogues?

Joshua Tillman: Non, bah… (il hésite). Les champis, c’est quelque chose de spécial.

En fait, je ne voulais pas utiliser le mot ‘drogues’. Disons plutôt ‘outils expérimentaux’…

Il y a une énorme différence entre la cocaïne et les champignons. Malheureusement, on les met tous dans le même sac, majoritairement parce que – dans cet état hallucinogène – toute idéologie dominante devient alors vraiment stupide. Comme la notion d’argent, par exemple. Pour moi, la révélation la plus importante que j’ai eue avec les champis, c’est d’être moi-même. Cette phrase peut paraitre clichée, mais dans ce contexte elle prend vraiment tout le sens qu’elle devrait avoir. Les hallucinogènes sont un moyen d’aborder ces concepts d’un angle différent, et ça a été vraiment très instructif pour moi.

Alors, quels autres ‘outils’ utilises-tu maintenant?

L’intimité. Emma et moi sommes dans une sorte de dialectique constante sur qui je suis, sur qui elle est … Parvenir à ce genre de clarté intrépide sur soi-même est assez incroyable, et ça te rend encore plus responsable dans l’intimité quotidienne que tu partages avec une autre personne. En tous les cas, plus que dans le cadre d’un trip psychédélique sous champignons, dans le désert. C’est super, c’est quelque chose qu’on a fait ensemble, que je fais encore. Mais dans l’intimité, si tu arrives à ôter le masque face à la personne avec qui tu vis, celle qui te voit chaque jour, tu accomplis le voyage du héros, autant du point de vue psychologique que mythologique. C’est énorme, et je considère que c’est l’étape ultime de n’importe quelle relation. Quand des personnes commencent à se dire qu’elles ne sont plus celles qu’elles étaient, ou qu’elles regrettent de ne pas être drôles ou je ne sais quoi d’autre, c’est leur égo qui éclate, leur perception d’elles-mêmes qui part en miettes. Dans les premières années de notre relation, j’ai clairement eu une crise d’identité parce que je me voyais uniquement comme quelqu’un devant faire plaisir aux autres, entouré de gens qui m’aimaient pour ce que j’aimais chez moi. Du coup, c’est déconcertant de tomber amoureux de quelqu’un qui t’aime pour d’autres raisons n’ayant pas de sens pour toi. De quoi ton égo peut-il s’alimenter alors? Mais c’est aussi passionnant de construire quelque chose sur cette base. C’est vraiment propice au tempérament artistique puisqu’il s’agit là aussi de constamment détruire, reconstruire, et de voir ce qui va suivre.

Aurais-tu pensé pouvoir t’attendre à cela un jour?

Non, mais j’aurais bien aimé savoir à quoi m’attendre parce que, au début, je n’y connaissais rien. Je pense que c’est de là que viennent l’angoisse, la dissonance et le conflit de l’album. Admettre dans ‘When You’re Smiling and Astride Me’ que quelqu’un me voit comme je suis, tel un faux-vagabond sans destination, un petit chaud lapin, un fils à papa, c’est à la fois très libérateur, mais c’est aussi chargé de beaucoup de dégoût de soi. C’est comme si je me présentais aux gens comme une personne terrible. Une fois encore, c’est l’égo qui parle ici. C’est pour cette raison que l’album est vraiment une controverse pour moi. Je n’ai pas l’intention de le considérer comme une ode à l’intimité, il revient surtout sur ce qu’ont été pour moi les années 2011 à 2014. C’est un dilemme parce que si, pour une raison quelconque, quelque chose devait arriver à Emma, je ne pense pas que j’aimerais passer de nouveau par tout ça. Je vois vraiment notre relation comme un corps de travail, comme un roman. Alors si tout devait être détruit, si je devais tout recommencer à zéro, je ne pense pas que ça pourrait fonctionner de la même façon.

Pourtant, c’est ce que les gens font chaque fois…

Que Dieu les bénisse! Il n’y a pas d’autre issue pour quiconque. Mais je me sentirais comme si je venais d’être écrasé par un bus ou quelque chose comme ça. C’est ce que la chanson ‘I Love You, Honeybear’ veut dire: ‘ok, ça va être misérable, mais c’est cool quand même. Nous sommes logés à la même enseigne, et tu comprends ce qui fait de moi un être humain dysfonctionnel’… Cette solidarité entre deux personnes, sans même savoir qu’une transformation est possible, je suppose que c’est ça l’amour. J’en ai toujours eu une piètre opinion, une vue étroite et mercantile, pourtant quand tu écoutes ‘Holy Shit’, c’est comme si la perspective avait de nouveau complètement changé. Il y a beau y avoir toute une liste de très bonnes raisons pour que cette relation ne fonctionne pas, ou soit inutile, elles finissent par ne plus rien signifier pour moi.

Ça ne fait plus partie de l’intellect, c’est quelque chose que tu ressens avec ton cœur…

L’intellect doit mourir. Beaucoup de gens ne veulent pas vraiment faire de sacrifices. L’amour, comme je le vois, est quelque chose de tellement désintéressé que, pour le conserver, mon intellect et mon égo doivent disparaitre. Ce cheminement a fait de moi une personne beaucoup plus douce, mais parfois ça me manque d’être qui j’étais, je regrette aussi la confiance que cette mascarade pouvait m’accorder. Pourtant, j’ai tout sacrifié pour l’intimité, pour l’amour, parce que de l’autre côté, il y a cette chose totalement inattendue et incroyable. Je ne regrette rien, mais je dois reconnaître qu’il y a eu des sacrifices. Quelque chose doit mourir. Tu as déjà lu Jodorovsky?

Un peu.

Justement, il parle beaucoup de tuer l’intellect. On confond beaucoup intellect avec intelligence, alors que ça n’a aucun rapport. Il ne s’agit pas de voir le monde à travers un seul angle, celui d’une rationalité qui fait appel à ta vanité, où plus tu peux comprendre via l’intellect, plus tu es intelligent, plus ton interprétation sur la nature des choses est lucide. Scientifiquement, si tu ne peux pas comprendre quelque chose à sa taille, tu le coupes en deux, puis encore de moitié, jusqu’à ce qu’il ait la taille qui te permette de lui donner du sens. Mais tu finis alors par ne plus considérer la chose dans son ensemble, par ne plus avoir un point de vue holistique sur le monde. J’ai l’impression que c’est ainsi que fonctionne l’intellect, surtout dans le cadre d’une relation. Tout cela, ainsi que la façon dont nous gravitons les uns autour des autres, dont nous avons sans cesse besoin de l’autre, on le constate depuis la naissance de l’humanité… Il y a toujours eu ce mystère, ces choses que nous ne pouvons pas comprendre et que nous réduisons à des remarques du type ‘le mariage, c’est comme une transaction foncière’ ou ‘les hommes ne sont pas programmés pour la monogamie’. En disant cela, nous tirons tout vers le bas, parce qu’il ne nous est pas possible de comprendre autre chose que ces petites parties de notre réflexion. Alors qu’une relation s’agit de tellement plus que ça.

Le paradoxe de la science est qu’elle est toujours abordée du point de vue d’un observateur. D’où le besoin d’expérimentation scientifique: tu observes le comportement polygame des singes et tu penses que ça te correspond parce que nous sommes biologiquement similaires. Mais ce n’est pas du tout lié à ce que tu ressens, ça n’a rien à foutre avec la façon dont tu ressens les choses et la façon dont tu veux leur donner du sens.

Tout ce qu’on a, a été construit sur la gestion, la subversion, et la transcendance de ce que nous percevons comme nos besoins biologiques. Tout ce qui est bon, beau, et durable dans notre culture est fondé sur cela. Les gens qui veulent tirer tous les bénéfices de la société ou de la civilisation, mais qui veulent agir comme des animaux en sexe et en amour, sont des lâches. Il y a comme une mission de créer une âme, de souligner une sorte de signification. Je ne me fais pas l’avocat de la monogamie, je ne dis pas que – à chaque fois qu’elle est engagée – c’est une sorte de beau geste pour la transcendance. Elle peut tout aussi bien être insensée et horrible, comme toute autre chose. Encore une fois, ces gens ignorent juste leur propre responsabilité dans le fait de donner du sens à leur vie. C’est ça l’intellect: c’est se dire qu’on va adopter un système préexistant pour ne pas avoir à lutter soi-même, pour ne pas être obligé d’avoir foi ou de croire en quelque chose,

parce que nos croyances sont facilement démontables par l’intellect d’autres personnes. Cela dit, chaque fois que je parle de ce genre de choses, des contre-arguments me viennent en tête et me contredisent.

Tu parles d’Emma d’une telle façon qu’il serait super facile de tomber amoureux d’elle. Cette femme magique, merveilleuse… La dernière fois qu’une Emma m’a obsédé, c’était en 2008 lorsque le ‘For Emma, Forever Ago’ de Bon Iver est sorti. C’était un album tout aussi cru, inspirant et centré sur une relation que ‘I Love You, Honeybear’, mais il parlait plutôt d’un adieu à l’amour, du début d’une vie sans amour. Que ressens-tu à chanter l’amour accompli dans un monde de cœurs brisés?

Je dois avouer que la plupart des chansons inspirées de chagrins d’amour sont les conneries les plus artificielles qu’on puisse imaginer. Comment est-ce que me je sens, moi…? J’ai ressenti beaucoup d’anxiété à la sortie de cet album parce que je me suis demandé s’il était possible de rentrer dans ma musique sans être amoureux d’Emma. Tout le monde peut se retrouver dans la notion de chagrin et de cœur brisé, mais qui va se connecter avec ma musique? C’est bizarre. Quand elle n’est pas un moyen de proclamer toute son intense dévotion à Emma, elle est embourbée dans cette haine de soi. Par exemple, ‘The Night Josh Tillman Came To Our Apartment’ est une chanson vraiment moche. Elle est cathartique. Mais ce que je veux que les gens en retiennent, c’est que c’est moi le connard de l’histoire. La fille est énervante, mais moi, que suis-je? Le discours est extrêmement arrogant. Fondamentalement, c’est l’expression d’un complexe de supériorité. C’est l’histoire d’un mec en train de rabâcher des petits détails insipides, mais qui couche encore avec elle et ne peut pas s’en passer. Ce mec, c’est moi, même si je parle à la troisième personne. Mais qu’est-ce que je faisais là? Qu’est-ce que je cherchais? Ca n’a pas été un cas isolé, il y a eu beaucoup de soirées comme ça, passées à graviter autour de ce type de personnes qui n’attendaient rien de moi, à me mettre dans ces situations rendues malsaines parce que je savais qu’elles n’avaient pas d’avenir et que rien ne me serait vraiment demandé. Tout ce qui se passe dans la chanson me permet de justifier le fait d’en être arrivé là.

Qu’est-ce que Emma pense de ça?

Elle comprend. Elle faisait pareil. Avant de nous rencontrer, on était comme le reflet de l’un et de l’autre dans le miroir. On était tous les deux dépressifs, à la recherche de sensations fortes, à bas prix. Avant qu’on se retrouve, on était pleinement dans l’autodestruction. Puis, quand on s’est rencontré, on s’est dit qu’on allait se détruire ensemble. C’est ‘Honeybear’ et toute cette période-là. C’est vraiment facile d’être autodestructif lorsque tu ne disposes de rien de précieux dans ta vie. Alors qu’une fois que tu commences à entretenir quelque chose de précieux et que tu es aimé par une autre personne, c’est naturel que tout commence à prendre forme.

…Donc plus de dépression?

Ça m’arrive encore d’être déprimé, bien sûr, mais c’est différent. La dépression est simplement la conséquence de vouloir tout avoir. Donc maintenant, la question est: qui va rentrer dans ma musique? Crois-moi, j’aurais de loin préféré être le mec triste. Ca peut paraitre contradictoire, mais c’est beaucoup plus difficile d’être le mec au cœur brisé, l’archétype de l’ange blessé, et j’essayais de simuler des situations pour l’être. Il y avait quelques filles que j’aimais bien mais qui m’étaient inaccessibles. J’ai écrit des chansons sur elles mais la musique n’était pas bonne. Ca a été comme ça jusqu’à ce que je rencontre Emma. A partir de là, ma musique a commencé à être pleine de vitalité, et vraiment inspirée.

Tu t’es senti vulnérable quand tu as exprimé tout ça?

Super vulnérable. Tu ne peux pas savoir à quel point ca a été horrible. Avant la sortie de l’album, je me suis dit: ‘je vais être catalogué de misogyne’, puis ‘on va me taper dans les couilles parce que je suis sentimental’. Puis, il y a tout simplement la question musicale, j’ai pensé que l’album était ennuyeux. J’en avais une perspective vraiment déformée avant sa sortie. Ce que je vais te dire est très cliché mais, en termes d’art, la certitude est l’ennemi de tout ce qui pourrait être excitant. Si tu finis un travail en te disant que tu as tout déchiré, c’est que tu n’as probablement pas pris beaucoup de risques. Je pense que, si les gens aiment l’album, c’est principalement parce qu’il repose sur une exploitation de ma personne, d’Emma et de notre truc. Et les gens adorent l’exploitation. Sauf que, pour moi, l’exploitation aurait été de raconter un mensonge, ou un récit faux. Je défends entièrement le fait qu’il ne s’agit pas d’une romantisation. En tout cas, tout ce que tu mets en musique tourne à l’hyper-réalité.

J’aimerais savoir si tu crois à l’amour romantique. Tu sais, celui de Romeo et Juliette, celui qui ne peut jamais être accompli…

Non! L’amour inachevé, c’est ce que les gens – qui ne possèdent pas d’amour dans leurs vies – créent pour se sentir mieux. Mais si tu regardes les histoires d’amour, il y a toujours cet élément inachevé. Soit tu entres dans une famille qui ne s’entend pas avec la tienne, soit il y a un autre mec, ou une autre fille, ou une distance qui sépare… Tout cela associé à une idéalisation démesurée de ton partenaire… Ça, c’est tout simplement tragique. Dans Roméo et Juliette, imagine un déroulement différent où ils s’unissent, puis Romeo trouve un job, Romeo commence à s’ennuyer, Juliette pond quelques enfants… Selon la logique conventionnelle, Roméo et Juliette deviendraient un couple insatisfait, jusqu’à devenir étrangers l’un à l’autre à leurs années crépusculaires. Mais cela est fondé sur l’idée que l’amour est cette étincelle éphémère qui arrive très rapidement, puis meurt. Je ne suis peut-être pas le mieux placé pour dire ce genre de choses, mais j’ai l’impression que la corvée est un choix. Ton histoire sera aussi engagée et créative que tu le voudras. C’est un choix. C’est comme penser ‘je croyais que tu allais me sauver, que cet amour allait me sauver de l’ennui et de la douleur de la vie quotidienne’. Il n’en sera rien. Ce n’est pas de la magie, et c’est quelque chose que j’ai dû affronter. Sur la couverture de l’album, Emma est une déesse, une espèce de vache sacrée que j’ai dû tuer. Tout le monde doit tuer ce genre de réflexion pour avancer, mais beaucoup trop de gens se reposent sur l’auto-apitoiement. Ils adorent cette merde, ils en bouffent. Regarde, même dans une relation, tout le monde fantasme sur la mort de son conjoint, et sur la pitié qu’il susciterait si cela devait arriver. C’est l’un des coins plus déroutants de l’histoire. L’autre personne devient une telle partie de toi que tu ne peux pas éviter de penser comment serait la vie sans elle.

Tu parles de ton évolution depuis ce dégoût de toi, depuis cette vie de branleur malsain, jusqu’à cette relation saine, heureuse, et épanouie. Si je me permettais d’emprunter une expression romantique, je dirais ‘ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants’. Et après? Sur quels sujets vas-tu écrire?

Voir à quel point nous sommes des singes déments m’inspire beaucoup. Il y a une clarté qui m’est apparue à force d’être avec quelqu’un qui n’attendait rien d’autre de moi qu’une radicale honnêteté, et ça m’a permis d’articuler toutes les choses qui existent dans ce monde. Le temps d’une minute, j’ai pensé que je pourrais continuer à creuser plus profondément dans ma propre psyché, dans notre relation, ou quoi que ce soit d’autre. Mais pour être honnête, je n’ai plus l’intention de parler de moi pendant un bon moment. Ça m’a vraiment épuisé, et je ne veux plus aborder le sujet. Je suis mon instinct, ce que je ressens, le fait que je doive l’explorer, en parler lors d’interviews, etc… Ça finit par créer plus de drame qu’il n’en faudrait autour de moi. Bon, je m’en fous un peu de ça, je vais affronter. Maintenant j’écris sur… (hésitant). En fait, je ne veux pas trop en parler, c’est encore trop frais. À ce stade, j’ai l’impression d’avoir encore assez d’inspiration pour pondre mes plus grands tubes, d’avoir conservé tous mes points de discorde avec l’humanité et la vie sur la planète Terre que j’ai cultivés depuis gamin. C’est comme si j’étais capable de m’attaquer à tout cela et de lui rendre justice. Je ressens beaucoup de force en ce moment.

Tu as beaucoup évolué en très peu de temps. Tu as 34 ans, et tu as compris beaucoup de choses que beaucoup de septuagénaires n’ont pas encore acquises…

Je n’aime pas le terme ‘comprendre’. J’ai juste tendance à croire que les gens sont endormis. Je sais que c’est une critique banale, mais je pense que les gens sont vraiment anesthésiés… et que la vie est juste un putain de mystère écrasant. Ou pire, qu’il n’y a pas de mystère du tout. Je parle comme si j’avais encore 15 ans, mais j’ai l’impression que c’est plus vrai que jamais.


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