10 Mar 17 Rock et politique, et si ce n’était qu’une question de génération?
Le mois dernier, nous publiions sur ce site une tribune au titre en forme d’interrogation : Le rock s’est-il vidé de toute conscience politique ? A en juger par le nombre de lectures du dit article (on a mis nos meilleurs data analysts sur le coup), on en a déduit que les questions plus larges à propos de la musique vous intéressaient tout autant que nous. Voilà pourquoi nous avons décidé de poursuivre la réflexion en convoquant une personnalité investie à la fois dans le champ du journalisme musical et celui de la recherche universitaire.
Gérôme Guibert est docteur en sociologie, maître de conférences à l’université Sorbonne Nouvelle et spécialiste des musiques populaires. Il a longtemps été collaborateur du magazine Magic (et bien d’autres) et a aussi cofondé Volume !, revue de recherche pluridisciplinaire sur l’étude des musiques populaires. On vous laisse le soin d’aller consulter ici le reste de son CV si ses travaux piquent un peu votre curiosité.
Au départ, nous avions une question vaguement générale à lui poser, sur le rock et son potentiel de subversivité au 21e siècle. Ce fut au final l’occasion d’aborder le rôle social des musiques à guitare dans l’après-guerre, de leur position face aux enjeux d’époque et la lourde empreinte idéologique des baby-boomers, tout ça dans un entretien fleuve. C’est parti.
Peut-on réellement considérer que le rock a été dans l’Histoire le moteur d’avancées sociales ?
Gérôme Guibert : Pour moi, la réponse est oui. Il y a dans l’Histoire d’après-guerre une succession de moments que l’on peut considérer comme signifiants et auxquels la musique rock peut être reliée. A sa naissance – grosso modo au milieu des années 50 – elle a été la porte-parole d’une génération que l’on appelle communément les baby-boomers. Lorsque cette génération a quitté l’enfance, elle a revendiqué une liberté dont ne bénéficiait par les générations précédentes au même âge. La liberté de flirter, de danser dans les surprises parties, d’aller dans les cafés, de conduire des mobylettes, etc. C’est le début de la culture adolescente ou teenager. Mais il y a un moment encore plus signifiant, c’est la fin des années 60 avec l’explosion du mouvement hippie, Mai 68, et d’autres événements ailleurs en Europe. Là, il se passe quelque chose de bien plus radical qu’une simple revendication de consommation. On entre dans la politique avec la remise en cause de tous les fondamentaux de la société : le rapport au travail, à la sexualité, etc. Et à l‘époque, le rock est lié à ces changements. On le voit comme une musique subversive, révolutionnaire (Gérôme Guibert développe ce point dans La production de la culture. Le cas des musiques amplifiées en France – Editions Mélanie Seteun et Irma, Distribution Presses du Réel, 2006).
Mais justement, cette musique est-elle à l’origine du changement ou simplement son miroir, sa bande-son ?
La fin des années 60 et le début des années 70 marquent une adhésion collective à des modes de vies alternatifs. Ainsi, en France, autour de 1972-1973, plusieurs dizaines de milliers de personnes partent vivre en communauté en milieu rural, comme dans le Larzac. En parallèle, la prise de drogue altère les perceptions des modes de vie straight jusqu’ici acceptés et la musique psychédélique ou le krautrock (que les Allemands appellent Kosmische Musik) accompagnent et amplifient ce phénomène. Les chercheurs anglais du Contemporary Center for Cultural Studies de Birmingham parlent d’homologie structurale pour désigner les similarités qui existent entre cette nouvelle façon d’envisager le monde et les musiques émergentes. Mais ce n’est pas parce qu’il y a cette cohérence que le rock est intrinsèquement subversif. Déjà à l’époque, il y avait ce que les militants d’une transformation sociale investis dans la musique pop appellent des plastics hippies : des gens qui s’habillent comme des hippies le week-end, vont à des concerts, et puis retrouvent leur vie intégrée d’étudiants ou de travailleur la semaine. Ce rapport très hétérogène à un mode de vie alternatif est source de déception pour une partie de la jeunesse, celle qui croit à une sorte de révolution dans la société.
On en vient à une forme de contradiction. Pour certains le rock est vecteur d’émancipation individuelle et collective, et pour d’autres un outil de soft power en faveur de l’idéologie libérale anglo-saxonne…
Oui, c’est à l’époque l’objet de tensions autour de son interprétation. Les communistes notamment voient ces nouvelles musiques ‘anglo-saxonnes’ comme une forme d’aliénation. Ils considèrent que, derrière sa proposition d’une société nouvelle, il formate en vérité les individus à la société capitaliste (le rock serait un ‘cheval de troie’ de l’impérialisme et véhiculerait son idéologie). Mais au-delà de ces questions, faire du rock et adhérer à ses codes entre 67 et 74, ce n’est pas anodin. Avant même de jouer dans un groupe, certains se font virer de leur lycée juste parce qu’ils portent les cheveux longs. Les parents s’inquiètent pour leurs enfants parce qu’ils entendent ‘des choses’. Ils s’imaginent que le simple fait d’écouter cette musique va les écarter du droit chemin à tout jamais.
Le rock et ses codes sont aujourd’hui pleinement assimilés par la société de consommation et les ados rebelles d’aujourd’hui sont devenus des parents normaux. Par conséquent, son effet subversif a-t-il disparu ?
On a compris que le rock n’était pas subversif en lui-même. Mais on peut restituer des propositions musicales dans des cultures qui, elles, sont subversives. Ou au moins alternatives. Dans l’époque que j’évoque – la fin des 60’s, le début des 70’s – les théories marxistes et ses déclinaisons comme le Maoïsme ou l’anarchisme occupent une place très importante dans les débats politiques. Et la musique vient s’insérer dans ces problématiques de rapport des classes. Aujourd’hui, d’autres problématiques se sont avérées signifiantes pour la jeunesse. Je pense aux questions de genre, de race, de préférences sexuelles qui démontrent l’existence d’une forme d’oppression sur ces sujets. Ce sur quoi se sont greffées des cultures musicales. Finalement, l’aspect subversif dépend de notre position par rapport aux problématiques actuelles mais aussi du contexte d’écoute. C’est toute la complexité de la réception individuelle. Un exemple : en 1979, le chercheur en cultural studies Richard Dyer publie un texte qu’il nomme In Defense of Disco [dans le magazine Gay Left, ndr]. C’est une des premières lectures du disco d’un point de vue universitaire. Selon Richard Dyer, le disco qui est généralement perçu comme une musique commerciale et superficielle par la critique relève d’une dimension significative pour la communauté gay. Les questions corporelles, l’érotisme, le groove, qui émanent de cette musique faisaient du son disco un phénomène plus évocateur ou source de réconfort que le rock jugé trop masculin par cette même communauté.
L’intérêt n’est pas à chercher dans le mouvement en lui-même mais dans sa lecture.
Exactement. Et comme avec Internet on peut écouter des choses quasi-introuvables auparavant, ou pour le moins difficilement accessibles pour des questions de temps, ou d’argent – à la fin des années 90, Chris Anderson, le rédacteur en chef du magazine Wired, parle de Longue Traine à ce propos – on peut aussi développer une lecture en corrélation avec nos propres préoccupations contemporaines. C’est le cas du Taqwacore, le mouvement punk musulman américain qui s’est inspiré du courant hardcore des années 80 avec Minor Threat, Black Flag, pour en livrer sa propre interprétation. L’Histoire n’est pas figée et chaque génération ou communauté peut la reconfigurer.
Mais cette possibilité n’est-elle finalement pas un frein à l’émergence de quelque chose de réellement nouveau ? Cette idée défendue par Simon Reynolds rencontre un large succès…
Simon Reynolds raconte beaucoup de choses intéressantes mais il a une vision déterministe. D’un côté, il fustige les personnes qui déclarent que ‘c’était mieux avant’ en leur répondant ‘si vous estimez que la musique de votre jeunesse était de meilleure qualité, c’est que vous êtes trop vieux’. Mais de l’autre côté, il estime lui-même que la créativité n’est plus aussi forte qu’avant. Certes, ses arguments sont recevables mais sa grille de lecture n’épuise pas les modèles d’explication permettant d’appréhender la musique d’aujourd’hui. Il se focalise sur l’œuvre mais pas du tout sur la réception de la musique, sa façon d’irriguer la vie quotidienne des gens et le sens qu’elle prend dans leur sociabilité.
Alors quel autre modèle d’explication est possible ?
Un chercheur américain du nom de Lawrence Grossberg fournit lui une tout autre théorie que celle de Simon Reynolds. D’après lui, si les gens considèrent que la musique actuelle est moins subversive que celle du passé, c’est qu’ils sont formatés par une vision de baby-boomers. En même temps, c’est la génération qui a toujours dominé économiquement et politiquement depuis l’après-guerre ! Elle a bénéficié d’une liberté qu’aucune génération n’avait connue précédemment (notamment celle qui avait entre 15 en 1960 et 25 et en 1970). Pour Grossberg, elle a eu tellement de pouvoir en termes d’interprétations symboliques qu’elle a asséné ses valeurs comme des valeurs universelles alors que chaque génération porte en elle sa vision de la vie et de la culture. Au-delà de la musique, cela concerne même la jeunesse. Le fait de dire ‘la jeunesse ne se bouge plus’, ou ‘elle ne se prend pas en main’ ou encore ‘le rock n’est plus subversif’ est inscrit dans une conception spécifique de ce que devrait être la jeunesse et les comportements des jeunes. Ainsi, on pourrait dire que structurellement, la génération des baby-boomers a permis une affirmation du rock comme pratique culturelle mais s’est éloignée des manières de comprendre et de vivre la musique des générations qui lui ont succédé.
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