Interview – Black Strobe, Rebot-blues

Interview – Black Strobe, Rebot-blues

Sept ans après ‘Burn Your Own Church’ et son tube ‘I’m a Man’, Black Strobe se remet en selle avec ‘Godforsaken Roads‘, un deuxième album habité par le blues: l’occasion rêvée de questionner Arnaud Rebotini, chanteur et compositeur du groupe, jamais en manque d’une anecdote sur ce genre musical qu’il chérit depuis l’adolescence. C’est chez lui, en plein déménagement, dans un salon désert ou seul tronait encore un synthé, que le producteur nous a reçu pour une interview ou se mêlent Lynyrd Skynyrd, Sergio Leone, Depeche Mode, et ce nouveau chapitre de Black Strobe.

Pour commencer, j’aimerais revenir sur une caractéristique marquante du nouvel album: le fait que ta voix y soit présentée de manière beaucoup plus centrale. Comment as-tu abordé la composition de ce point de vue, et est-ce que c’était entendu dès le début?

Arnaud Rebotini: Oui, c’était entendu. Après, j’ai une voix très grave donc, dans le mix, elle ne peut pas être un peu éthérée. Avec moi, ça ne marche pas. Mais faire un album plus vocal, avec plus de présence derrière le micro, c’était dans le contrat de départ.

Est ce que tu voulais que ta voix sonne plus rock? Même si tu chantais déjà pas mal sur l’album précédent, ça prenait une autre tournure, un peu EBM…

Oui, c’était plus scandé. Là, j’ai travaillé le chant, j’ai pris des cours, et j’avais envie de quelque chose de plus mélodique que l’album précédent. Avec le temps, de plus en plus, je m’affirme doucement comme un chanteur.

Est ce qu’il y a des figures du rock que tu as réécouté pour cet album et qui t’ont inspiré?

Johnny Cash, et à peu près tous les bluesmen. Des gens comme Sinatra m’ont influencé pour leur maîtrise vocale également. Mais principalement Johnny Cash et certains trucs d’Elvis Presley.

On pense aussi à Nick Cave…

Oui, mais le truc avec lui, c’est qu’il est parti très trash, très punk, et aujourd’hui – même si c’est un peu prétentieux de dire ça – il s’améliore avec le temps. Ça devient un excellent chanteur. La première partie de sa carrière était un peu plus dure. Maintenant, il est plus romantique, même s’il fait des allers retours avec Grinderman.

Tu trouvais un rapprochement avec des choses plus actuelles?

Même si vocalement, on est très éloigné, je pensais à Dave Gahan de Depeche Mode. Mais, à mon avis, c’est surtout le côté synthé et blues qui peut y faire penser.

Quand tu te remets à la composition avec Black Strobe, qu’est ce qui change dans ta manière de procéder?

C’est très différent. En ce moment, je refais un peu de techno: ça paraît tellement plus facile que d’écrire des chansons, de les produire, de les chanter, de mettre de la batterie… Tout ça, c’est un processus. La techno, c’est plus sur l’instant, j’ai tout le matériel pour, c’est très simple, c’est beaucoup plus instinctif d’en produire que de faire un album plus rock. Quand j’en fais, je pars d’une idée, d’un son. Ca peut très bien partir d’une basse de tel ou tel genre, ou prendre tel ou tel son de synthé que j’ai trouvé deux ou trois semaines avant. La techno, c’est un beat et deux trois sons qui se battent en duel. Tu pars plus sur une idée conceptuelle comme ça que lorsque tu composes un morceau ou tu peux partir d’un riff, d’un beat, d’une idée de parole, et construire les choses autour.

Sur ‘Godforsaken Roads’, je trouve que les synthés sont au service de quelque chose de beaucoup plus dansant, presque disco par moments…

En fait, l’album est un peu découpé en trois parties: il y a des morceaux rock un peu rentre dedans au début, puis très vite on arrive sur des ballades, avant de finir sur une partie plus disco. Après, l’aspect dansant, il est dans le blues. C’est une musique de danse que l’on retrouve tout au long de mon parcours. Je ne voulais pas être une espèce de ZZ Top français actuel, ce vers quoi pourrait tendre ‘I’m a Man’. De ce point du vue là, le synthé m’a paru important.

Tu pensais que c’était nécessaire pour éviter une forme de redite?

Je voulais être moi-même. Et il y a eu un moment où j’ai plus pensé le disque comme un western spaghetti, un blues fantasmé vu de l’Europe. Je ne voulais pas faire un disque de blues, ça a déjà été fait de manière géniale par des tonnes de groupes. Donc il fallait que ça soit autre chose, avec une patte actuelle, avec les outils que j’utilise maintenant. Donc avec les synthés.

Vu que tu parles de western spaghetti, est-ce que ce fantasme européen dont tu parles implique une part de parodie?

Le western spaghetti, c’est pas forcément parodique. Ok, il y a Bud Spencer et Terrence Hill, mais il y a aussi ‘Il Etait Une Fois Dans l’Ouest’. Moi, je suis plus dans cette veine-là. Il faut garder cette distance. Je ne me moque pas, même s’il y a des morceaux comme ‘Broken Phone Blues’, avec des traits d’humour. Mais c’est de l’autodérision que tu peux avoir dans certains textes de blues. Après, il n’y a pas du tout l’idée de parodier le genre, ou quoi que ce soit. Par rapport au western spaghetti, c’est plus un décalage de vision.

Sur cet album, les textes te dépeignent comme quelqu’un délaissé par les filles. Il y a aussi la figure du diable… Comment ces thèmes se sont ils imposés au moment de l’écriture des paroles?

Alors, ça aussi, ça a été un grand questionnement. Ce n’est pas ma langue maternelle, c’est donc beaucoup plus difficile pour moi que pour un anglophone. J’étais un peu complexé par rapport à ça, j’ai même pensé partir dans de la poésie surréaliste que personne ne comprendrait. Ce qui est très pratique en fait. Et puis je me suis dit que c’était trop facile. J’avais envie de m’exprimer sans rentrer dans quelque chose de politique. Ce qui est super bien dans le blues ou dans la country, ce sont ces chansons sur la vie de tous les jours, avec assez peu de métaphores, mais souvent avec des textes à doubles sens. Il y a une double lecture. ‘I’m a Man’, c’est: je suis un mec, j’ai 21 ans, et je suis le meilleur coup de la terre. Ce que racontent à peu près tous les jeunes mecs qui commencent à découvrir qu’ils peuvent avoir des érections. Mais, en même temps, c’est aussi le slogan d’émancipation des noirs dans les années 50-60. Il y a un morceau que j’aime bien, c’est ‘I Need You’ de Lynyrd Skynyrd. Les paroles disent ‘I need you more than the air that i breathe’. C’est très simple, mais tout dépend aussi de la façon de la chanter. Si tu le fais chanter par Céline Dion, c’est atroce. En revanche, par Ronnie Van Zant (premier chanteur de Lynyrd Skynyrd), ça devient un truc magnifique. Donc, je voulais garder cette proximité, avec des textes que tout le monde peut comprendre, moi le premier. Des textes qui parlent de la vie quotidienne, du dépit amoureux, de la dépendance à la drogue, à l’alcool, de l’attirance vers quelque chose de sombre, mais en même temps vers Dieu et vers la lumière. En fait, les thèmes basiques des sentiments que tout le monde peut ressentir.

bs5Ca a été facile d’écrire ce type de textes ou tu as rencontré des difficultés?

J’ai eu des doutes, c’est vrai. Je me suis dit qu’on allait me casser pour les paroles. En fait, on m’en parle souvent, et on m’interroge souvent dessus, plutôt en bien. Beaucoup plus que pour l’album précédent.

Elle était peut-être moins incarnée sur l’album précédent.

Oui, peut être. Puis elle était un peu plus ‘poétique’. Je fais aussi des efforts de diction. Ce que j’apprécie chez les grands chanteurs comme Johnny Cash, c’est que lorsque tu écoutes les disques, tu comprends les paroles, tu n’as même pas besoin de les lire, tout est détaché. J’ai essayé de faire gaffe à ça. Je voulais parler des trucs quotidiens, que tout le monde connaît, et comprend finalement. Tu vois, je ne suis pas René Char (poète et résistant français, un temps affilié au mouvement surréaliste). Je trouve ça ridicule dans le rock… Les poètes du rock, mes couilles oui! Moi, ce n’est pas ce que je recherche dans les paroles. Je trouve que la musique est déjà abstraite par elle-même donc, si j’ai envie de dire un truc indicible que le langage ne peut pas dire, je fais une partie instrumentale. J’ai aussi repris des phrases du blues qu’on appelait les floating verses (des paroles profondément ancrées dans le folklore du blues, reprises de manière récurrente et parfois inconsciente par les bluesmen pour être ensuite modifiées, ndr). Ce sont des phrases du genre ‘going down south’ qui illustre plusieurs choses: le retour à la terre natale, mais aussi l’enfer du Sud et de la ségrégation. C’est aussi être défoncé, être saoul. J’aime bien ces thèmes populaires et simples.

Quels sont les bluesmen qui t’ont inspiré pour écrire les paroles?

Ceux qui sont des obsessions pour moi, sur lesquels je reviens tout le temps: Mississipi Fred Mc Dowell par exemple. C’est un vrai bluesman du sud. Il a le côté un peu bancal, pas maitrisé. Johnny Hooker aussi. Lui, il fait du rap, il n’a presque pas de chansons. La plupart du temps, c’est sa voix sur des riffs, et il raconte souvent pas grand chose. La country m’a bien inspiré aussi, le southern rock également. Les Allmans Brothers, Lynyrd Skynyrd, le premier Molly Hatchet. Il y a un truc que j’aime bien dans leur démarche: le Sud des Etats Unis a perdu la guerre de Sécession, mais ils ont gagné la guerre des studios. Parce que dans l’aspect fusionnel des noirs et des blancs, le Sud est totalement fascinant. Parmi les gens censés être les plus racistes, il y en avait quand même d’autres comme Duane Oldman (un des créateurs du groupe Allmans Brothers, considéré comme un spécialiste de la guitare slide) qui allaient jouer avec les noirs en studio dans les années 60. Ça s’est un peu arrêté quand tout le monde s’est radicalisé après l’assassinat de Martin Luther King. Mais dans le southern rock, tu as ce truc des perdants avec toutes les influences du blues. Lynyrd Skynyrd par exemple. C’est un groupe hyper influencé par la musique noire, et en même temps ils ont leur ‘Sweet Home Alabama’ qui est devenu l’emblème du Ku Klux Klan. Ca leur a couté leur carrière, comme le drapeau sudiste sur scène. Ce morceau, c’est une réponse à Neil Young qui – avec ‘Southern Man’ et ‘Alabama’ – décrivait les gars du sud comme de gros cons racistes. Ils lui répondaient: ‘nous, on est des mecs du sud et on t’emmerde‘. Ils ne voulaient pas que les mecs du nord leur donnent la leçon, alors qu’ils jouaient avec des noirs en studio et qu’il existait une vraie cohabitation.

Par rapport à l’exercice de la reprise, comment t’es venu à l’idée de t’attaquer à un truc aussi emblématique que ‘Folsom Prison Blues’? Tu voulais une continuité avec ‘I’m a Man’?

J’ai fait une reprise de blues pour l’album précédent. Pour celui-là, j’avais dit que j’en ferais une de country, donc je m’y suis tenu. C’est un morceau qui est venu pour l’aspect rythmique, puis sa version a évolué vers le coté un peu plus religieux de Johnny Cash. Il transcende ce côté la, c’est une chanson de cowboy qui devient un truc un peu plus religieux et solennel.

Quel lien entretiens-tu avec la reprise à proprement parler? Qu’est ce qui t’amuse là-dedans?

Le but est de se remettre dans une tradition. Dans les années 50-60, les disques étaient énormément composés de reprises. En fait, ça me plait assez de reprendre des choses emblématiques et d’arriver à les transformer en quelque chose d’osé. ‘I’m a Man’ en était une, et ça a bien réussi. ‘Folsom Prison Blues’ est en train de prendre le même trajet, les gens remarquent qu’un gars a repris ça sans guitare. Donc, visiblement, ça marche bien.

Avec le recul, comment tu perçois le destin d’une chanson comme ‘I’m a Man’? Qu’est-ce que ça vous a apporté?

C’est arrivé un peu après la sortie de l’album, et ça nous a donné une sorte de deuxième vie. En concert, les gens la connaissent tous, et on fait une version hyper longue d’une dizaine de minutes. Je veux garder ce truc à la Canned Heat, avec des morceaux très longs. J’adore ce groupe. Pour moi, c’est surement un des plus grands groupes de rock de tous les temps. J’aime ce truc des morceaux qui durent, puis ça me fait plaisir de la jouer, et les gens sont contents. Si tu vas sur scène et que t’es fatigué de jouer tes succès, faut que t’arrêtes tout de suite!

Sur ‘Someone Gave Me Religion’, c’était une phrase de Son House qui donnait son titre à l’album. Là, sur le titre ‘Boogie In Zero Gravity’, est ce que tu fais référence au ‘Sex in Zero gravity’ de The Martian (l’un des projets de Mad Mike, un des fondateurs du groupe de techno Underground Resistance, fortement influencé par l’espace et Mars)? Tu aimes bien ce chassé-croisé de références entre la techno et le blues?

Ce n’est pas vraiment une référence à cela, mais avec le coté spatial de ce boogie, j’y ai pensé. C’est une référence à L’Homme Sans Gravité de Charles Melman, le psychanalyste. Les villes de la techno sont des villes de blues: Detroit, Chicago, même New York d’une certaine manière. Donc oui, il y a un lien.

Est-ce que tu as déjà été tenté de donner dans le blues pur?

J’y ai pensé. Par exemple, quand on joue ‘I’m a Man’, ça devient assez basique s’il y a moins de synthés. Tenter, je ne dirais pas non, mais faire un groupe de blues est un piège dans lequel je n’ai pas voulu tomber. Ça n’a aucun intérêt, et je le ferais de toute façon moins bien que Muddy Waters, John Lee Hooker ou n’importe quel mec du sud avec trois dents. J’adore cette musique mais je ne ferais pas ça. Il n’y a que des mecs comme Mississippi Fred Mc Dowell qui ont cette spontanéité de sortir un truc avec des pains, tout en restant hyper fort.

Y a t-il des groupes contemporains qui ont cette démarche et qui trouvent grâce à tes yeux?

Même si je trouve ça moins bon maintenant, les Black Keys ont sorti des super disques. J’aime bien aussi la démarche de Hanni El Khatib mais je ne suis pas fou des disques. Il a un côté un peu rockabilly pour minettes. J’aime bien Endless Boogie, un groupe avec lequel on va jouer. Après, il y a d’autres trucs, mais je me suis dit que je ne voulais pas faire un groupe de rock. Je reste quand même Arnaud Rebotini, producteur de techno, avec mes synthés, et je ne veux pas m’en écarter. C’est bien d’avoir ce décalage-là, qui permet de faire quelque chose d’original.

Tu évoques Martin Gore (Depeche Mode) qui s’est mis à faire du blues quand il s’est rendu compte qu’il était un peu noir, également Carl Craig quand il parle de sa musique en tant que blues électronique. On te sent fasciné par la convergence de ces musiciens à évoquer d’une manière ou d’une autre le blues. Pourquoi ces histoires te fascinent-elles autant, et ont-elles eu un impact sur ta carrière de musicien?

Pour Carl Craig, c’est un peu moins marqué, mais pour Depeche Mode c’est évident. Ils le disent, il y a des références: ‘Personal Jesus’ est une chanson sur Elvis Presley. C’était le surnom qu’avait donnée Priscilla Presley à Elvis, c’était son Personal Jesus. Le blues, c’est un fondement du rock, tout le monde y revient à un moment donné. Moi, j’en parle plus, mais plein de groupes le font. C’est la musique qui est à l’origine de tout. Les groupes sixties garage faisaient du blues, tout le monde est passé par là. Après, concernant Carl Graig, ce n’est pas exactement du blues électronique. Le blues, ça passe beaucoup par la voix, c’est la pulsation, les coups de pioches plantés dans la terre et les works songs. La techno, elle, ne finit par n’être plus que des coups de pioches. Après, c’est une forme universelle de transe. Tout le monde débat sur l’influence de l’Afrique dans le blues, qui à mon avis est quasi nulle. Le rythme africain est beaucoup plus complexe que les rythmes de boogie ou de blues. La plupart du temps, les musiciens noirs du début étaient rythmiquement assez poutrasses, quand ceux de la country optaient pour un tempo de dingue. Ce truc des rythmes réguliers, tu le retrouves dans la musique médiévale, la musique irlandaise, c’est du 4/4 ou du ternaire. Tu retrouves ça partout dans les musiques traditionnelles, dans la musique yiddish, ou dans la musique des indiens d’Amérique. C’est en cela que le blues et le rock sont universels. A l’intérieur de ça, les bluesmen ont mélangé des tas d’influences extra-étasuniennes, avec celle des indiens en plus. Les premiers esclaves n’étaient pas des guitaristes, ils jouaient du violon que les maîtres irlandais leur avaient donné. Les maîtres blancs avaient interdit aux esclaves noirs de parler, mais pas de chanter parce que ça augmentait la cadence. Après, ils ont trouvé que les worksongs étaient cools, alors ils ont commencé à leur demander d’animer les soirées. Et quand tu étais un bon violoniste, tu n’allais plus aux champs: on te gardait pour les fêtes. Le rock’n’roll est né comme ça, de l’ascenseur social. La source du blues, c’est donc l’esclavage, c’est d’avoir déraciné les gens, de leur avoir autorisé la musique comme seule expression. Tous ont perdu leurs références africaines. D’ailleurs, les bluesmen ont singé les blancs: ils se sont mis de la gomina, et se sont faits des bananes.


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