
25 Avr 25 La Flemme met les bouchées doubles
La première fois que l’on entend parler de La Flemme, c’était il y a un peu plus d’un an, juste avant un concert de Technopolice, lorsque le batteur du groupe, Jules Massa, nous fait savoir que son autre projet, dans lequel il chante et joue de la guitare, s’apprête à sortir son premier EP. On accepte de l’écouter – au départ par politesse, il faut bien le dire – mais dès Somnifères, le premier titre, c’est la très grosse claque, qui se prolongera avec les trois autres, et qui fera carrément notre année 2024. La bouillonnante énergie garage-punk des Marseillais se combinait parfaitement avec un talent inné pour composer des mélodies accrocheuses, le tout dans un français direct, parfaitement en phase avec son époque. Depuis, La Flemme s’est fait connaître bien au-delà de sa ville d’origine, au point de devenir l’un des plus sérieux espoirs du rock hexagonal. Le premier album du groupe, La Fête, a toutes les qualités pour confirmer ces hautes attentes. Plus diversifié que l’EP dans ses orientations musicales, il se montre également plus réfléchi et nuancé dans le propos. C’est un fait qui justifie l’emballement à propos du groupe : Jules et ses acolytes expérimenté.e.s – Stella Lopez (Tessina, Rahewl) à la basse, Ronnie Marciano (Tense Of Fools) à la guitare, Charles Priem (Technopolice, Avenoir) à la batterie – parlent avec justesse de l’époque, avec un subtil dosage d’enthousiasme généreux et de lucidité inquiète, ce que s’efforce de révéler l’entretien qui suit.
Vous avez sorti votre premier EP l’année dernière et depuis, il s’est passé beaucoup de choses pour vous : des dates à Paris pour le tremplin des Inrocks (les Inrocks Super Club), une présélection aux Inouïs du Printemps de Bourges, et même un passage dans Quotidien, à la faveur de la sortie de la compilation Massilia’s Burning. Comment décririez-vous l’année qui vient de s’écouler ?
Jules : Intense.
Charles : Cette année, on a connu l’effet boule de neige. Une chouette nouvelle arrivait, et dix suivaient. Ça ne s’arrêtait plus. C’est allé crescendo, et rapidement. Pour avoir participé à d’autres projets, aucun n’est allé aussi vite que celui-là. Et maintenant, nous sommes bien accompagnés : nous avons un label, un bookeur, en lesquels nous avons confiance et qui travaillent beaucoup pour nous, ce qui nous oblige vis-à-vis d’eux.
Jules : On nous donne effectivement beaucoup avec ce projet, et on a envie de donner en retour. Ça motive tout le monde dans le groupe. Ce qui nous arrive en ce moment, ça fait des années qu’on bosse tous pour que ça arrive. Maintenant que c’est là, on ne veut surtout pas le laisser passer, parce qu’on sait très bien que, du jour au lendemain, tout peut s’arrêter. Et encore, on sait qu’on n’a encore rien fait, que l’on est toujours au stade où il faut que l’on fasse nos preuves. Le groupe est encore jeune et en développement. Mais avoir participé au tremplin des Inrocks ou aux Inouïs, ça a quand même eu un impact sur nos relations avec les pros. Des opportunités de booking se sont créées, on a joué à la Maroquinerie, au POPUP du label. Et sur les réseaux comme sur les plateformes, il y a une audience qui a évolué extrêmement fort. Aujourd’hui, on a surtout hâte que l’album sorte pour le défendre à mort en live afin que les gens puissent découvrir plus largement ce que nous faisons.
Je me souviens que lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois, il y a un an, vous exprimiez de la frustration par rapport à l’isolement qui était le vôtre à Marseille. Vous aviez vraiment l’impression qu’il y avait une coupure, que les groupes étrangers ne venaient pas chez vous et que vous aviez du mal à sortir de la ville. Cela a-t-il changé ?
Charles : Osees vient jouer bientôt chez nous, je pense que ce n’était pas arrivé depuis très longtemps qu’un groupe de cette stature soit programmé à Marseille.
Jules : Pourtant, ce n’est toujours pas naturel pour les groupes de venir y jouer. Même les français y passent moins souvent qu’ailleurs. Quand on a joué avec Johnny Mafia au Makeda, ils nous disaient que, dans toute leur carrière, ils ne sont venus que deux fois à Marseille, avec dix ans d’écart entre les deux dates, alors que depuis 14 ans, ils font trois concerts par semaine. C’est toujours la question géographique qui pose problème, parce qu’entre les frais d’essence et les péages, ça revient assez cher, sans compter qu’une fois arrivé dans le coin, un groupe a peu de dates à faire pour bien rentabiliser son déplacement. Mais si ces galères sont vécues une fois l’an par les groupes du nord qui voudraient jouer chez nous, elles se vivent pour toutes les dates que voudrait faire un groupe local. Donc, c’est un engrenage qui fait que c’est compliqué pour les groupes extérieurs de venir et pour les groupes marseillais de partir.
Beaucoup de groupes sortent d’abord une série de EPs avant de passer à un format plus long. Qu’est-ce qui vous a décidé à passer assez vite à l’album ?
Jules : Au début, je prévoyais de faire un deuxième EP, parce que c’est le déroulé logique pour les groupes qui se développent. Mais vu que le label était très satisfait du premier, il nous a proposé de nous faire 500 vinyles de ce que l’on pensait sortir en 2025. Un truc de malade, parce que des propositions de ce type, à Marseille, c’est super rare, et il fallait qu’on en profite. Du coup, comme on avait les morceaux, on a fait un album.
Charles : Si tu n’as pas d’accompagnement, c’est difficile de faire un album. Là, on savait que EXAG allait vraiment défendre le truc, en trouvant quelqu’un pour s’occuper de la presse. C’était la garantie pour que l’album ait une visibilité assez conséquente.
Jules : Tu fais des EPs quand tu essaies encore de trouver ton entourage. Mais faire un album, c’est tellement de thunes, de temps, d’énergie. Si tu n’as personne derrière et que tu le fais en totale indépendance – ce que certains font par ailleurs – c’est quand même beaucoup plus flippant. En ce qui me concerne, s’il n’y avait pas eu derrière d’autres personnes, je n’aurais pas été chaud de le faire. C’est pour ça qu’il n’y a pas eu beaucoup d’autres albums dans notre scène, à Marseille, avant ça.
Charles : Cette année, par contre, il y a énormément d’albums qui vont sortir. Vu qu’un groupe peut le faire, pourquoi pas les autres ? Il y a vraiment eu un effet de motivation générale, renforcé par la sortie de la compilation avec les 15 groupes marseillais (Massilia’s Burning), qui a eu une bonne publicité. On en a parlé dans Quotidien, ce qui fait que ça a intrigué pas mal de gens. Récemment, je suis parti en tournée avec Avenoir, et j’ai vendu 13 compiles en moins de 10 dates, donc ça marche. Je pense qu’on va pouvoir passer ce cap de Marseille ville rap-foot-crime et faire rentrer dans les têtes qu’il y a aussi du rock.
Jules : La France s’intéresse à Marseille. Du coup, autant battre le fer quand il est chaud. Je pense que tout le monde en profite.
L’orientation artistique de l’album s’est-elle élaborée progressivement ou y a-t-il eu des moments où vous y avez réfléchi collectivement ?
Jules : Ça s’est fait de façon assez naturelle. Beaucoup des morceaux présents sur l’album étaient déjà écrits lorsque l’on a sorti l’EP, mais on les a fait évoluer. Chacun y a mis sa touche.
Stella : Nous ne nous sommes pas limités à une seule direction. Il y a un mélange de garage, de psyché et de pop, avec trois morceaux de chaque style qui se mélangent bien ensemble pour produire quelque chose de cohérent.
Effectivement, ce virage pop et psyché se ressent bien sur l’album, et c’est là la grande différence avec l’EP qui avait un son plus massif et direct, plus garage et punk.
Jules : Il y a eu une évolution de la composition avec l’arrivée de Ronnie, qui a vraiment apporté une touche psyché au projet que n’avait pas Nathan (Hégo, actuellement dans SoVox et Crache, et qui faisait les guitares avec Jules sur le premier EP de La Flemme, ndlr). Je pense que ça joue énormément sur le son que l’on a maintenant. Et puis il y a deux autres choses à prendre en compte. Tout d’abord, il y avait sur l’EP mes toutes premières compos, je n’en avais jamais réalisées auparavant. On avait choisi à l’époque celles qui traçaient le plus, parce que l’on voulait faire une petite démonstration. Mais avec le temps, je me suis mis à composer différemment. Ensuite, l’ensemble s’est encore plus distingué des débuts quand Stella a apporté ses propres compositions, ce qui a élargi nettement plus notre horizon musical.
Ronnie : J’écoute du garage, mais mon style de prédilection, ce que j’ai le plus tendance à écouter, c’est le psyché et le prog des années 70. Dans mon autre groupe, Tense of Fools, les morceaux durent en moyenne 6 à 7 minutes, voire plus. Aussi, même lorsque je joue du garage, j’ai toujours cette tendance à penser la guitare comme un instrument qui crée des textures sonores, ce qui suppose de réfléchir aux effets à produire tout en m’adaptant au jeu de Jules, mais aussi à la rythmique formée par Stella et Charles.
Stella : C’est un fou de la pédale !
Ronnie : Oui, je fais un peu des claquettes sur scène, pour donner aux morceaux des couleurs différentes.
Stella, tu as une place un peu particulière dans l’album, que ce soit au niveau vocal, au niveau des thèmes que tu abordes dans les chansons que tu chantes, et enfin au niveau du son de celles-ci, qui se rattache davantage à la pop indé. Serais-tu d’accord pour dire que ce que tu évoques a souvent à voir avec la solitude, la désorientation, l’absence de repères ?
Stella : Je ne suis pas une grande autrice. Vraiment, je ne suis pas super forte pour écrire des paroles. Mais oui, je n’écris ni ne compose de la même manière que Jules. J’ai ce côté plus pop et, au niveau des thèmes, j’aborde des choses un peu plus dark tout en essayant de garder une forme de légèreté. Mon approche est plus mélancolique, en fait.
La structure d’ensemble de l’album montre bien ces approches différentes. Il y a un gros démarrage avec, ensuite, un léger ralentissement, et après l’instrumental, ça repart d’un coup sec, pour terminer avec un morceau beaucoup plus pop. On sent bien ce désir de passer d’un territoire à un autre et, peut-être, d’accomplir comme un voyage.
Jules : On essaye vraiment de raconter une histoire. Nous avons réfléchi à cela, au moyen de faire en sorte que les paroles des morceaux composent une narration tout au long de l’album. Cette démarche était réellement pensée. Et en fonction des sensations et des thèmes récurrents que nous cherchions à évoquer, la musique suivait naturellement. Mais c’est plutôt après coup que nous avons conscientisé le rapport entre les structures musicales et ces thèmes.
Stella : Le thème général, c’est celui de la fête. Après, il y a des morceaux qui n’ont rien à voir avec ça, mais ils s’intègrent bien à la structure.
Ce thème de la fête est traité avec beaucoup d’ambiguïté. Il y a à la fois le désir de faire la fête et la conscience que celle-ci rend insatisfait et, même, peut inspirer une forme de dégoût. C’était votre intention de jouer sur ces deux aspects ?
Jules : Oui, l’album n’est pas une ode à la fête, mais plutôt une critique de celle-ci et de la façon dont nous occupons notre temps à faire ça. Il y une tension entre le fait d’aimer faire la fête et la conscience que c’est vraiment de la merde. On a tous des rapports différents à la fête, mais on la fait tous quand même. On essaie de traiter ce sujet, qui a l’air simple, mais qui en réalité ne l’est pas tant que cela, dans la mesure où il soulève justement beaucoup de questions, comme : pourquoi tu fais la fête ? Est-ce que c’est pour voir des proches ou est-ce que c’est pour ne pas te retrouver seul ? Est-ce que tu fais la fête pour te mettre mal, au point de ne plus pouvoir te rappeler de ta journée de merde ? C’est ça en fait le sujet. Ce n’est pas du tout le côté cool de la fête, au contraire, c’est vraiment ce qu’il y a derrière. Qu’est-ce que tu caches derrière ton sourire quand tu fais la fête ? C’est profond (rires) ! On aurait pu appeler l’album ‘La Fête est Finie’, mais c’était déjà pris…
Pour rester sur cette idée, vous vouliez que la pochette de Salomé Hoche exprime ce propos ? Vous lui avez fait part de vos intentions à ce sujet ?
Stella : On voulait juste que ce soit coloré, que ça rappelle la fête et qu’il y ait la mer, sans que ça soit trop connoté Marseille.
Charles : Par expérience, je sais que fournir un cahier des charges trop complexe à un artiste, c’est le meilleur moyen d’être déçu. Il faut au contraire être dans une relation de confiance et le laisser le plus libre possible.
Ronnie : J’ai contacté Salomé parce que j’aime beaucoup ce qu’elle fait. Ses BD sont hyper-drôles, et graphiquement originales. Comme elle écoute du rock et que sa direction artistique n’est pas éloignée de la nôtre, j’y suis allé au culot, en lui adressant un message sur Instagram : ‘Salut, j’ai un groupe, La Flemme, ça te dirait de faire la pochette de notre album ?‘. Elle a écouté l’EP, et a dit : ‘Ouais, carrément, ça me botte, let’s go‘.
Jules : Avec La Flemme, on y va au culot, partout, tout le temps. Comme avec toi : tu étais au bar, je t’ai payé une bière et je t’ai parlé de La Flemme, et nous voici un an après.
Chanter en français, c’est finalement assez original puisque beaucoup de groupes de rock en France optent pour l’anglais. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
Jules : J’ai juste écrit en français parce que j’étais incapable d’écrire en anglais. C’était vraiment l’unique raison. Je voulais écrire des morceaux et j’ai essayé de le faire en anglais, au début, mais je n’y suis pas arrivé.
Charles : Et ça cadrait bien avec le fait qu’à l’époque, nous étions fans de quelques projets marseillais qui composaient en français, et auxquels nous nous identifiions justement parce que nous comprenions directement ce qu’ils exprimaient.
Jules : C’est vrai qu’à Marseille, il y avait 2-3 groupes que nous aimions vraiment. Pogy et les Kefars, Les Jolis. Je n’avais jamais entendu de groupes sonner comme ça. J’ai trop kiffé et je me suis dit que j’allais faire pareil.
Votre rapport au français est assez direct et volontairement simple. Vous réfléchissez à l’impact que les mots doivent avoir ou l’écriture est-elle assez spontanée ?
Jules : Ça dépend des morceaux. Somnifères, par exemple, je l’ai écrit en 10 minutes et je crois que c’est l’un de mes textes préférés. Demain, je l’ai écrit en 3 minutes. D’autres m’ont pris plus de temps.
Charles : Le mieux, en termes de composition, c’est que les choses aillent super vite, c’est ce qui fera que les gens vont ressentir les morceaux de façon instinctive, comme un concentré de réalité.
Stella : On remarque bien que c’est ce qui fait que le public va chanter avec nous, direct. Après un ou deux concerts, les gens connaissent tous les paroles.
Jules : On fait chanter le public sur le morceau qui s’appelle Le Petit du Camas. Et ça prend tout de suite, alors que ça parle d’un quartier de Marseille dans lequel j’ai grandi. Je l’ai fait chanter à des parisiens, et c’était une putain de fierté !
Justement, Le Petit du Camas renvoie-t-il à une personne existante ?
Jules : Oui, ça parle d’un pote que j’avais au collège et qui habitait dans la même rue que moi. Il a eu des problèmes assez tôt, est tombé dans la coke et a fini super mal, en HP. La chanson parle du fait que l’on ne sait pas grand-chose des gens avec lesquels on vit. Le bonheur qui est le nôtre nous cache le malheur des autres, lequel ne dépend pas forcément du lieu où ils vivent. On ne sait pas forcément que nos voisins sont en train de vriller alors que pour nous tout va bien. Le Camas, c’est ce quartier dans lequel on a grandi et où cohabitent des gens très différents les uns des autres. C’est le tout premier morceau que j’ai écrit, et il était fait pour le live. On a essayé de le faire exister sur l’album.
Que signifie le morceau Oiseau ? Tu parles d’un ‘oiseau de malheur‘, qui ‘arrive tous les matins à huit heures‘, pour boire de ‘l’eau stagnante‘ et absorber ‘tout ce qu’il voit‘.
Jules : Dans tout ce que j’écris, il y a toujours plein de métaphores. Et là, l’oiseau symbolise la maladie et même le mal-être en général. Il se pointe tous les matins et l’eau stagnante qu’il boit, c’est toute l’énergie qu’il te reste.
Sans Fond, qui clôture l’album, est le morceau le plus pop du disque et donne l’impression, par sa nouveauté, d’ouvrir un nouveau chapitre.
Stella : C’était surtout le seul endroit où il pouvait aller.
Jules : Il n’augure rien de précis. Il montre juste que l’on s’autorise tout. Si nous voulons faire du punk hardcore sur le deuxième album, ou du reggae, on le fera. Parce qu’on évolue en fonction de ce que l’on écoute et que cela change tout le temps.
Vous avez déjà commencé à composer des nouveaux morceaux ?
Jules : Quelques-uns sont en construction. Mais nous avons été très pris par non seulement par la préparation de l’album, mais aussi par le live. Il y avait les sélections régionales du Printemps de Bourges, puis le tremplin des Inrocks, des scènes importantes qui nous ont conduit à faire du coaching scénique. Maintenant que l’album sort, on va le défendre à fond en tournée, mais comme nous maîtrisons le set, nous allons pouvoir entrer à nouveau dans une période de composition. J’avoue que c’est quelque chose qui me manquait beaucoup. Ça va nous faire du bien de composer à nouveau, parce que, si pour les gens l’album constitue une nouveauté, pour nous, ça reste quelque chose sur lequel on travaille et que l’on joue sur scène depuis plus d’un an. Donc, là, il y a un besoin de se remettre à créer des morceaux pour continuer à évoluer.
Photos : Lenaic Lannoy
Pas de commentaire