Jeff Rosenstock, punk bon marché

Jeff Rosenstock, punk bon marché

9 juin 2024. Alors que la France avait rendez-vous avec les urnes pour les élections européennes, Mowno rencontrait Jeff Rosenstock avant son show muy caliente au Point Éphémère, à Paris. Décontracté et affable, en short coloré et tee-shirt Céline Dion, ce punk anxieux s’est notamment confié sur HELLMODE, son dernier album en date, comme sur les nombreuses angoisses qui l’habitent. Il m’a semblé que la misère était moins pénible le long du canal Saint-Martin.

Tu as l’habitude de considérer chaque nouvel album comme le meilleur que tu aies jamais enregistré. Est-ce ta façon de toujours aller de l’avant et de ne jamais être piégé dans le passé ?

Jeff Rosenstock : Oui, bien sûr ! Il faut avoir cette mentalité sinon à quoi bon sortir un album si tu penses qu’il n’est pas aussi bon que le précédent ? Mais c’est aussi beaucoup de pression. J’essaie de m’améliorer à ce niveau et de ne pas réfléchir uniquement en termes de comparaison. Le plus important est de rester fidèle à ses convictions et de savoir se lancer des défis à soi-même pour que les choses restent intéressantes. Et puis il faut bien sûr que le public le pense aussi ! J’ai toujours peur du jour ou je sortirai un album que tout le monde trouvera merdique. Avec mon ancien groupe, Bomb the Music Industry!, nous avons changé plusieurs fois de direction musicale, ce qui nous a fait perdre la moitié de nos fans en cours de route. Ca aurait été mieux que ce ne soit pas le cas.

Avec HELLMODE, c’est le première fois que tu teases un disque. Tu as même sorti des singles. Quels sont les avantages et les inconvénients à suivre un cycle normal de sortie d’album ?

Je ne sais pas s’il y a des avantages… Je n’ai pas plus apprécié que ça ! Ca permet seulement de bosser sur des visuels et de sortir des clips. Faire la vidéo de LIKED U BETTER a vraiment été une expérience fun. Celui de DOUBT m’a permis de travailler avec des artistes du dessin animé Craig Of The Creek, ceux qui s’occupent des décors et du storyboard. J’y tenais depuis que j’ai commencé à travailler sur la bande son de cette série. Quand ça s’est terminé, je me suis dit que c’était le moment où jamais de saisir cette chance. De toute façon, la maison de disque ne nous aurait jamais accordé ce budget, ça coûte tellement cher… Hormis tout cela, ce ne fut pour moi que six mois de travail supplémentaire pour le même résultat que d’habitude. C’est un processus qui fonctionne pour certains groupes puisque ça fait monter la sauce auprès du public mais moi, j’aime aller vite, j’aime sortir mes morceaux tout de suite et voir instantanément ce que les gens en pensent. J’ai tellement une mauvaise estime de moi-même ! Je me déteste ! Je cherche toujours à savoir ce que les gens n’aiment pas dans ma musique, et ça me rend nerveux à l’approche de chaque sortie.

HELLMODE a été enregistré aux légendaires studios EastWest à Hollywood. Comment as-tu vécu cette expérience ?

C’était vraiment cool. Tellement d’albums ont été enregistrés là-bas ! J’ai eu l’impression de m’inscrire dans l’histoire de la musique. C’était incroyable de se dire qu’on marchait sur les pas de Neil Young, de Whitney Houston, de System of a Down… Sur place, j’étais comme un fan boy mais j’avais aussi beaucoup de pain sur la planche, donc on n’a pas chômé. J’ai fait tellement d’albums tout seul dans ma chambre que j’étais curieux de savoir ce que ça ferait d’aller là où Weezer a enregistré son Green Album, et les Red Hot Chilli Peppers leur Californication. Non pas que j’aime l’un ou l’autre de ces disques mais il est indéniable qu’ils ont touché beaucoup de monde musicalement. Je me suis donc demandé à quoi ressemblerait ma musique si je me prêtais au jeu. J’espère que ça sonne bien. En tous cas, je suis content de l’avoir fait.

En 2016, WORRY. a été écrit alors que tu pensais te faire virer de ton appartement. HELLMODE, lui, a été composé en plein COVID. Tu penses que le stress et l’anxiété sont tes meilleures muses ?

Je suppose, même si j’essaie de m’en éloigner pour le bien de ma santé mentale. Je ne veux plus avoir cette impression de ne plus pouvoir écrire si je trouvais la paix intérieure, si cathartique quand tu écris ! Je flippe, je compose, je me sens mieux et ça me rend heureux. Au moins, ces sentiments affreux me permettent d’écrire des chansons ! Je rêve du jour ou le stress et l’anxiété ne feront plus partie de ma vie, et que je pourrai écrire sur des choses positives sans avoir peur du ridicule.

Sur HELLMODE, tu laisses pas mal de morceaux respirer grâce à des sortes de petits jams, façon Built to Spill. C’est un groupe qui t’a influencé à un moment de ta vie ?

J’ai toujours été influencé par Built to Spill, et HELLMODE est le premier album pour lequel j’ai voulu ouvrir le champs des guitares au maximum, comme le fait Built to Spill. Jusque-là – et ça reviendra peut-être -, j’ai toujours eu l’habitude d’aborder la musique de la manière la plus concise et urgente que possible, histoire d’être explosif du début à la fin. Je ne sais pas si c’est parce que j’ai écrit ces morceaux durant la pandémie, ou si c’est parce que j’y réfléchissais beaucoup en allant courir, mais j’ai le sentiment qu’ils n’auraient jamais atteint tout leur potentiel si je les avais abordé comme ceux des précédents albums. Je me suis dit : ‘ok, je m’en fous, je ne vais rien couper et laisser les chansons s’étirer en longueur‘. Peut-être qu’il faut aussi y voir un lien avec mon anxiété : si je laisse mes chansons respirer, peut être que je vais mieux respirer moi-même.

Anthony Fantano a mis HELLMODE dans son top de l’année 2023. Penses-tu que le journalisme musical, que ce soit sur papier ou sur internet, n’est plus vraiment pertinent quand un gars comme lui a le pouvoir de faire et défaire des artistes ?

Je pense que la presse a moins d’importance aujourd’hui. Les artistes ont désormais tout le contrôle pour rencontrer leur public grâce aux réseaux sociaux, et pour que les gens les écoutent puisque, si tu le souhaites, tu peux maintenant sortir ton album dans le monde entier, et même le distribuer gratuitement. Tout cela contribue à rendre le journalisme musical différent de ce qu’il a été. Personnellement, je continue de lire des fanzines : c’est assurément mieux que les playlists algorithmiques crées par des IA. Puis il y a plein d’autres moyens de faire entendre sa musique sans avoir à se plier à cette sorte de monolithe maléfique qu’est la culture du streaming, qui tente de bouffer tout ce que nous créons pour en faire des versions AI contribuant au fait que personne ne soit payé.

Quel est ton secret pour avoir cette attitude de slacker tout en étant un bourreau de travail ?

C’est vraiment ce que je dégage ? Tous mes amis me voient constamment travailler et sont même étonnés quand je sors de chez moi. Slacker ou non, j’en ai juste strictement rien à foutre d’essayer de faire quelque chose qui me rende plus populaire et connu. Loin de moi l’intention de mettre de l’huile dans les rouages de l’industrie musicale. Je me soucie juste profondément d’écrire de bons morceaux, pour ne pas décevoir les gens. En me lançant dans la musique du cartoon Craig of the Creek par exemple, je me suis vraiment cassé le cul sans relâche, parce que ce show le mérite et que je ne voulais pas être celui qui le fasse foirer ! J’essaie constamment de m’améliorer, je refuse de sortir un album bâclé, de ne pas être à la hauteur de mes propres attentes.

D’ailleurs, en quoi le processus d’écriture pour Craig of the Creek est différent du reste ?

C’est très différent ! Une grande partie de l’écriture de ma musique se résume à expliquer ce que je ressens. Plus je vieillis, plus j’essaie de m’éloigner de cette putain d’anxiété et de dépression sauf qu’à l’heure qu’il est, je ne sais toujours pas si l’écriture m’enfonce encore plus dans mon trou ou si elle m’aide à en sortir… C’est à double tranchant. Craig of the Creek m’a permis de me dégager de cela car il ne s’agissait pas de moi mais de personnages et d’une histoire dans laquelle ils évoluent. La seule difficulté que j’ai rencontré, c’était d’écrire énormément de musique en très peu de temps : il fallait trouver une idée, l’exploiter et passer rapidement à autre chose. Tout ça durant 8 à 12 heures par jour, avant de passer au mix et de me prendre la tête pour que ça sonne au mieux. Mais c’était très fun ! Ca me manque maintenant que c’est terminé !

Tu as même réussi à avoir un featuring de Pierce Jordan, le chanteur de Soul Glo, sur la bande son du cartoon. Comment tu t’es débrouillé ?

Nous sommes tous deux fans de la musique de l’autre. Je l’ai rencontré dans un festival où nous partagions l’affiche. Il m’a parlé du cartoon, du fait d’avoir grandi dans le Maryland, que son père était lui aussi programmeur informatique, puis je lui ai proposé immédiatement de chanter sur la bande son ! Il a fallu convaincre les réalisateurs que je voulais un truc sonnant comme Black Flag. Ce sont des punks mais il a quand même fallu que je me batte pour arriver à mes fins. Je suis vraiment content de la façon dont ça s’est passé. C’était une façon bizarre et amusante de collaborer enfin avec Pierce !

SKA DREAM, que tu as sorti en guise de blague du 1er avril, propose une version ska de ton album NO DREAM. Ca m’amène à te demander quel serait le projet le plus drôle ou le plus fou que tu aimerais réaliser, mais que tu ne peux pas faire faute de temps ou d’argent ?

Il y a plein de choses auxquelles nous avons pensé. Nous avons un concert de 3 heures prévu à Los Angeles en septembre, et nous avons soulevé l’idée d’avoir une roue sur scène qui nous dise à quelle vitesse jouer les morceaux de l’album, que nous ne jouons pas rapidement d’habitude. J’aurais aussi aimé avoir des lumières de Noël réglables depuis un téléphone, qui changent de couleur, et que le public prenne la main dessus, mais cette idée n’a pas été gardée… Généralement, mes idées stupides concernant la logistique ne font pas l’unanimité. J’ai un ami qui a eu la chance de voir Dillinger Escape Plan à leurs débuts : ils avaient des couteaux à pizza sur le devant de leurs guitares et ils couraient dans la foule… Dingue !

Comment arrives-tu à t’accrocher aux idéaux punk et DIY face à ce qu’est devenu le business de la musique ?

L’éthique est très importante pour moi. Ca a toujours été quelque chose qui m’a parlé, que j’ai eu dans le coeur. Je n’essaie pas de rentrer dans une case ou quelque chose comme ça. Par exemple, je joue dans un festival à Portland avec Big Thief, Denzel Curry, T-Pain ou encore Billy Idol. J’ai hâte mais je suis tout aussi content de donner le lendemain, dans la même ville, un concert all-ages dans une petite salle. Jusqu’à ce que nous soyons très occupés et que ce soit beaucoup plus difficile, c’est une habitude que nous avions chaque fois que je nous jouions dans un festival. J’essaie de toujours faire en sorte que le fan ne soit jamais entubé, que ce soit dans le prix du merch, des places de concerts, en luttant justement contre les salles de concert qui prennent un pourcentage sur le merch… J’essaie de rester bon marché.

Peu importe où le succès t’as amené, tu as toujours conservé ton militantisme et ta conscience politique. Je ne sais pas si tu es au courant mais c’est aujourd’hui la date des élections au Parlement européen. Que penses tu du climat politique ? Sommes-nous tous foutus ?

Peu importe ce que je pense, c’est toujours un peu difficile d’en parler en interview. Je ne suis pas très optimiste, bien sûr, mais j’ai le sentiment que ça arrange la classe dirigeante que nous pensions ainsi, que nous ayons l’impression de ne pas pouvoir nous défendre, qu’il n’y ait plus aucun espoir… C’est délicat. La situation est assez morose mais il faut s’accrocher et espérer pouvoir changer les choses et les améliorer. Si tu ne le fais pas, tout sera pire encore… Tout cela est effrayant.

Tu as une connaissance et un amour profond pour la musique de Neil Young. Est-il ta principale inspiration ?

Je ne sais pas s’il est numéro un sur ma liste mais il est très bien placé en tous cas ! Je l’ai découvert assez tard, en grande partie grâce à mon amie Laura Stevenson avec qui j’ai sorti un EP de covers de Neil Young. Elle n’arrêtait pas de m’inciter à l’écouter, mais il m’a fallu un peu de temps pour me connecter à sa musique. La trilogie Ditch est ce que je préfère haut la main, et On the Beach est mon album favori. Là, ils ont 78 ans et viennent de sortir Fu##in’ Up qui est un album live absolument dingue enregistré lors d’une soirée privée pour l’anniversaire d’un businessman, et je ne m’explique pas que ce soit aussi bon !

Photos : Jeff Rosenstock

ECOUTE INTEGRALE

EN CONCERT

Pas de commentaire

Poster un commentaire