26 Mai 11 Interview – Two Left Ears, la loi des contraires
Mathieu Deprez (contrebasse) et Mathieu Adamski (machines, platines) forment Two Left Ears. Un projet que vous pouvez néanmoins entendre en stéréo sur « Lazy Trace« , un premier essai prometteur, fusion organique d’acoustique et d’électronique. Ce soir là, ils sont annoncés en première partie de Kelpe à la Cave aux Poètes de Roubaix, si basse de plafond que la contrebasse a du mal à rentrer. Dans leur loge, ils nous parlent de leur projet avec passion, tout en métaphores et associations d’idées. Rencontre avec deux contraires qui s’attirent.
Quelle a été la genèse du groupe, comment Two Left Ears a commencé?
MD: A la base, Mathieu et moi on s’est rencontré par la musique. Il faisait des prods plutôt hip-hop, mais on sentait tout un tas d’influences et une volonté d’aller y chercher des choses un peu différentes. Moi, c’était ma culture musicale aussi, même si je faisais partie d’autres projets qui n’avaient pas forcément grand chose à voir avec le hip-hop. Ça s’est passé naturellement, Mat avait besoin de matière acoustique, organique, instrumentale pour enrichir ses productions, et j’ai commencé à poser des basses. Le projet est véritablement né de ça. Avant Two Left Ears, on avait un projet qui s’appelait Three Little Points, beaucoup plus axé hip-hop. Ca a été la première graine plantée dans le sol, qui nous a permis d’évoluer vers Two Left Ears. Je dirais qu’il y a eu une progression parallèle. Lui a progressé dans sa façon de travailler ses prods, de rechercher de nouveaux sons, et de mon côté c’était pareil. On a toujours essayé d’entretenir cette interaction qui consiste à dire « tiens, t’en es où? Ah c’est intéressant, ça coïncide avec des choses que j’aimerais mettre en place en tant qu’instrumentiste!« . C’est la rencontre de deux histoires, celle d’un producteur et celle d’un instrumentiste.
Et ensuite, vous avez recruté, le groupe s’est élargi?
On a recruté au gré du hasard dans un premier temps. On s’est demandé ce qui pourrait intervenir en supplément par rapport à la musique qu’on produisait. Et avec la perspective de l’album, on s’est demandé si on pouvait s’en sortir à deux, ou s’il n’y avait pas besoin d’un truc en plus qui pourrait être intéressant. Il s’est passé deux choses: il y a eu la rencontre avec un batteur, Pierre, qui a fait une date avec nous à la Malterie à Lille. Il nous avait prévenu que c’était pour donner de la matière à notre projet ponctuellement, et qu’il ne pourrait pas assumer une vie de groupe avec nous à cause de son emploi du temps. C’est le batteur de Brisa Roché, il avait tout un tas d’activités à côté. En tous cas, il a apporté sa pierre à l’édifice. Et juste avant, il y a eu Asako qui est en fait l’épouse de notre VJ! C’est un peu une histoire de famille! Le VJ étant le colocataire de Mathieu, Asako vivant avec eux. Je suis le seul à être à Lille, eux sont à Paris. Je pense que ce projet a un pouvoir d’attraction, et ça a marché pour moi en premier, puis Asako, Pierre et Max à la vidéo qui a vraiment adopté une démarche de musicien. Il a un concept qui est un peu complexe à expliquer mais qui n’est pas du tout du genre « je pose un écran, je passe des images et j’attends que ça passe »… Non, il joue véritablement, il sample ses vidéos comme Mathieu peut sampler des sons et les déclencher en temps réel. C’est la même dynamique, rien n’est automatisé, tout est joué. C’est finalement une rencontre entre, d’une part des êtres humains, mais aussi deux univers, le côté organique et le côté électronique. On essaye au maximum de donner une cohésion à l’ensemble et de s’interpréter l’un l’autre.
MA: C’est bien dit!
Vous pensez être arrivés à une configuration définitive, ou est ce que Two Left Ears est encore susceptible de s’agrandir?
A la base, on est parti de Three Little Points, on était trois. Ensuite j’ai créé Two Left Ears, c’était mon projet solo. Je me suis mis avec Mat, et on a commencé à avoir pas mal de musiciens autour. Par exemple, avec la chanteuse Asako, on lui envoyait des fichiers à New York, elle nous renvoyait ce qu’elle faisait, et c’est comme ça qu’ont été créés les morceaux avec elle sur l’album. Après, on a eu plein de possibilités niveau instrument, mais à mon sens, c’était assez complexe dans le sens où j’avais composé la musique seul, je la trouvais assez riche, et du coup il fallait soustraire pas mal de choses et faire un gros travail en live pour pouvoir laisser de la place aux musiciens. On a donc essayé de limiter la chose. A un moment, on s’est retrouvé à quatre musiciens + un VJ et, aujourd’hui, on est revenu au noyau de base. Comme on habite à des endroits différents, c’est pas facile. Asako vient en featuring, mais le nerf de la guerre c’est contrebasse et machines! A la base, je faisais de l’électro par simplicité, se lever le matin, commencer une production sans avoir de local où aller. C’est vrai qu’en habitant à Lille et à Paris, c’est pas évident de travailler. On a eu des options de violoncelliste ou autres instrumentistes qui étaient très bons, mais ça n’est pas qu’une question de qualité et de virtuosité, c’est aussi l’énergie qu’ils peuvent mettre dans le projet.
MD: Et on a encore plein de choses à explorer à travers cette configuration. Chaque fois que Mat m’envoie un brouillon, je me dis « super, un truc nouveau qui va me permettre aussi de faire un truc nouveau par rapport à mes habitudes« . Il y a donc une émulation qui fonctionne bien entre nous deux, et on a envie de garder cette dynamique. En plus de ça, c’est bien de pouvoir développer et diffuser le projet de façon physique. Par exemple, on a pas mal de dates dans notre agenda, on part en Suisse pour l’Electron Festival, où on va ouvrir pour Luke Vibert et Cut Chemist! C’est une très belle date, mais ça implique une certaine contrainte logistique. Tu vois, une contrebasse, c’est chouette mais ça prend de la place! Ce que je veux dire, c’est que l’équilibre qu’on essaye de trouver dans la musique, on fait le maximum pour l’appliquer au fonctionnement du groupe. Dans ce format, on sait que l’on peut facilement aller exporter notre musique.
MA: J’ai aussi ce côté solo, autiste, qui fait qu’enlever des choses pour le live, c’est très dur. Tu vois, notre premier et seul album est pas mal bossé à partir de vieux morceaux qui ont 2-3 ans, qui n’étaient même pas sous le même nom de projet. Du coup, Mat devait rejouer mes basses, et c’était déjà compliqué au niveau organisation de soustraire des choses dans la musique. Il y a des morceaux sans contrebasse, mais dans ce qui va sortir prochainement, on va s’intégrer à deux complètement dans le projet.
MD: En plus, Mat a une approche de la musique que j’aime bien. C’est pas simplement des notes, ce sont des textures, des images, des histoires…. Il y a aussi tout un champ lexical. Mat lit beaucoup, c’est quelqu’un qui écrit très bien…
MA: A la base, je ne suis pas musicien du tout, j’ai les oreilles un peu branques. Au début, je faisais des grosses fautes au niveau harmonique. D’où le nom Two Left Ears! En fait, je chope de la matière, je compose une sorte d’histoire, et je vois si ça sonne ou pas… Mais je ne sais aucunement quel est le ton et je m’en fous! Mais ça crée un décalage qui peut être intéressant avec quelqu’un qui a une culture musicale complexe.
MD: Comme moi. C’est la rencontre de deux écoles qui trouvent un dénominateur commun dans cette musique. Il y a une part d’humain, et il y a aussi la chance! Je viens de l’école de la gamme, et Mat vient de l’école de la texture.
MA: Parfois, je prends un sample d’origine qui m’intéresse, et je vais tout composer autour, m’en servir comme un ton. D’autres fois, ça peut être complètement à côté de la plaque et poser problème au niveau harmonique par rapport à un musicien. Mais je ne me dis jamais « je vais commencer en mineur!« . Je m’en fous. Je connais un minimum les écarts de ton, les conneries comme ça mais… ça ne m’intéresse pas! (rires)
MD: Moi par contre ça m’intéresse beaucoup le fait que ça l’intéresse pas! Ca me pousse dans mes retranchements, comme le fait d’avoir des rythmiques qui ne soient pas « droites ». Pour moi, c’est une vraie contrainte, mais je me nourris de ça pour faire évoluer mon jeu et ma faculté à pouvoir envisager la musique d’une autre façon. Avoir une autre vision de ce que peut être une rythmique, une harmonie, et même si elle n’est pas en la 440, c’en est une quand même! Un son, ça reste une note, même si elle n’est pas sur mon standard, il va falloir que je m’adapte et ça me fait vachement progresser.
MA: En fait je suis un branleur, je change jamais, je ne me mets jamais en la 440, c’est toujours lui qui s’adapte!
Mais vous n’avez rien à voir entre vous en fait!
MD: D’une certaine façon oui, et à la fois énormément.
MA: On s’appelle Mathieu! (rires)
Mais c’est le seul point commun on dirait!
MD: Disons que ça commence par là!
Votre album « Lazy Trace » est disponible en téléchargement sur votre site, à prix libre. Est ce que vous croyez à l’ère digitale, à l’abandon du format physique?
Je pense que la musique n’est pas quelque chose de figé. A chaque évolution, les lieux d’écoute et de diffusion évoluent en parallèle. Et ce format numérique, c’est un peu l’opéra mondial où chacun a un accès libre. De ce point de vue, je trouve ça vraiment intéressant. Si on avait vécu dans les années 60 en faisant une musique dans le même état d’esprit, on n’aurait peut être pas réussi à la faire écouter. Honnêtement, je fais de la musique pour la faire écouter!
Vianney (Laybell, label du groupe): Une petite parenthèse par rapport à la politique de Laybell, cette question de distribution digitale et de prix libre… Au jour d’aujourd’hui, il y a très peu de gens qui achètent des mp3. Par exemple, j’écoute l’album de David Bowie qui a leaké sur The Pirate Bay. Clairement, il y a une énorme masse – 80-90% des gens qui téléchargent la musique illégalement, et une part minime de gens qui vont sur iTunes pour acheter des mp3 à prix d’or – qui va le mettre sur son joli iPod. Nous, avec Laybell, on ne va pas chercher ces gens-là. L’objectif premier, la raison d’être, c’est d’être écouté. A partir de là, c’est évident qu’on va mettre la musique en téléchargement libre, et bien entendu on laisse l’option à ceux qui le veulent de faire un don.
MD: J’ai un exemple pour « Lazy Trace ». On a donc diffusé le son de façon numérique et, un jour, on reçoit un mail d’un japonais qui nous dit « j’adore, envoyez moi des disques, je les vends!« . Et on en a vendu combien?
Vianney: En tous cas, on en a vendu beaucoup plus que si on avait fait top albums iTunes pendant une semaine…
MD: Donc oui, je suis pour. A notre échelle, ça a véritablement marché. Ça a aussi marché avec d’autres groupes. Ça ne nous a pas permis de vendre de la matière physique à l’étranger, mais j’ai un groupe de métal, et on part jouer en Inde, au Népal et au Bangladesh! Je pense qu’il nous manque aussi du recul par rapport à ça. Par exemple, si tu prends le vinyl qui a été décrié dans les années 80, tu prends 15 ans de recul et le vinyl est revenu. Là où je veux en venir, c’est que ça participe à l’évolution de la musique. Ça multiplie l’offre parce que tout le monde peut devenir son propre producteur et distribuer sa musique librement, mais ça augmente aussi la demande. Et plus il y a de gens qui écoutent de la musique, plus le monde va dans le bon sens!
MA: Entre parenthèses, je suis plutôt contre… (rires). Je suis contre dans le sens où j’aime bien l’objet, et c’est ce qui reste. Internet, c’est éphémère, c’est quelque chose qui vient appuyer le matériel. J’aime bien avoir un bel objet chez moi, le poser à un endroit, avoir un rappel physique par rapport à ça. C’est super important. Avant, ça m’arrivait de télécharger énormément, je stockais tout ça sur mon disque dur, et finalement je trouvais ça complètement abstrait. C’est un bureau que j’arrive pas à ranger. Déjà que je range pas mon bureau physique… Je ne suis pas collectionneur. Par contre, j’achète beaucoup de vinyls, ça laisse une vraie trace. Mais internet s’est imposé à nous tu vois. On sort un premier album, et on est totalement inconnu. Donc il y a eu ce genre de com faite sur internet avant la sortie en mai 2010, et il y a vraiment eu peu de retour. Envoyer des liens à des mecs qui gèrent un webzine ou un label, ça passe souvent à la trappe. Et quand on a sorti l’album physique, Vianney a commencé à envoyer des cds à des gens, et on a vu la différence! On n’a pas sorti un bel objet pour une question de moyens. Ca reste un objet promotionnel, mais c’est super important. Plus tard, je serai plus du genre à sortir de beaux vinyls avec une belle pochette. Pour moi, internet n’est viable que pour appuyer une com. Et si j’avais eu les moyens, j’aurais sorti un super bel objet pour le premier album. A la place de recevoir 50 newsletters par jour, c’est quand même mieux de recevoir un paquet avec le cd que t’as envie de foutre dans ta chaîne… Mais là, comme on n’est pas connu, on n’a pas la machine de guerre derrière, donc on n’avait pas trop le choix au départ. Mais c’est quelque chose que j’aimerais faire évoluer dans le futur.
MD: C’est un outil, mais pas une solution, ni une finalité en soi. Il y a aussi un côté intrusif avec internet qui peut être dérangeant. Ce sont des choses qui viennent vers toi sans que tu ailles vers elles. Parfois, tu n’as plus cette liberté de choisir d’écouter ce que tu veux. Je le vois à titre personnel, et je suis sûr que pour plein de gens sur Terre c’est comme ça; tu vas recevoir 30 mails, et t’as peut être pas envie de tous les ouvrir, mais il y a quelque chose en toi qui te dit que t’es quand même obligé.
Si je l’ouvre pas, je passe peut être à côté d’un truc énorme…
C’est exactement ça. Et il y a aussi le fait que la musique, c’est du temps, et internet a la fâcheuse tendance de t’imposer son propre temps. Et dans ce sens là, ça peut aller à l’encontre du principe même de la musique.
Je vous ai vus pour la première fois à la Malterie à Lille…
MD: Notre première date!
Depuis, vous avez parcouru du chemin avec un album, pas mal de concerts, des premières parties comme Gold Panda, vous allez faire The Books, Vibert, Cut Chemist. Ces artistes sont ils des influences pour vous? Le fait d’en assurer la première partie peut elle changer votre approche du live?
MD: Changer l’approche du live non, car je pense que c’est propre à chacun. C’est comme choisir de mettre des baskets ou des chaussures. Dans quoi on se sentira le plus à l’aise? Un mec comme Cut Chemist, c’est un rêve de gosse. C’est Jurassic 5, le hip-hop West Coast que j’ai écouté. C’est une partie de mon histoire qui m’a amenée à faire ce que je fais aujourd’hui. C’est génial de se dire « j’en ai rêvé, et maintenant je le vis!« . Ca donne une certaine énergie, c’est une expérience motivante. C’est dur d’être musicien et d’en vivre de nos jours! Ça prend du temps, tu ne peux pas te limiter qu’à ça… Et ce type d’expérience, ça te rappelle pourquoi tu l’as fait au départ. Ça me rappelle pourquoi j’ai tanné mon père il y a quinze ans pour faire de la musique! C’est de la matière à rêver pour la suite.
Quelle serait la première partie idéale?
Y a un mec pour qui j’adorerais ouvrir, c’est Flying Lotus. Il y a aussi Daedelus, qui est un vrai chercheur. Et toi Mat la première partie idéale?
MA: Pour moi, ça serait qu’il y ait quelqu’un en première partie de nous! (rires)
MD: Quand tu prends quelqu’un en stop, ça te fait plaisir d’avoir rendu service, et l’autre personne est bien contente. Tu vas d’un point A à un point B, et même si les routes se séparent, on a fait un bout de chemin ensemble.
Des projets dans un futur proche?
MA: Les dates arrivent tout doucement…
MD: On a quelques spots vers la Lettonie, Lituanie, Slovénie. On a su convaincre des gens pour nous aider, en l’occurrence la demoiselle qui est là-bas, qui est accessoirement ma femme. D’ailleurs, c’est aussi grâce à ce projet que l’on est ensemble! Tu vois, ça amène des perspectives qu’on n’aurait pas imaginées à la base! Elle s’occupe de nous et on est en train d’amplifier cette dynamique.
A quoi va ressembler le nouvel EP? Des remixes, des collaborations?
MA: Il va y avoir quelques remixes de morceaux de l’album « Lazy Trace ». Il va y avoir Luminocolor (également de Laybell, ndlr), Debmaster, un gars d’Angers qui fait des trucs hip-hop avec des sons techno à la Dorian Concept, et le groupe Depth Affect de Nantes qui a un petit bagage de deux albums, et qui fait vraiment partie de cette vague dans laquelle je me retrouve. On risque aussi de sortir une compilation Laybell avec des titres de chacun des quatre groupes du label et des remixes. L’EP, ça sera quelque chose de différent. « Lazy Trace », on l’a pas appelé comme ça pour rien: c’est une trace paresseuse qui vient de tout ce que j’ai fait depuis trois ans, et on l’a remis en forme pour en faire une sorte de compile, un tout cohérent. Et sur le prochain maxi, il y aura vraiment un fil rouge. J’aime bien la dynamique EP, 4/5 titres qui correspondent à une période donnée pendant laquelle on a bossé. J’aime bien cette idée de sortir des petits épisodes. Ça représente plus la manière dont on fait de la musique. Un album, tu dois le penser, c’est quelque chose de beaucoup moins spontané.
MD: On parlait de fil rouge, et je m’en rends compte sur ce que Mat peut m’envoyer; il y a un travail autour des voix, au sens large du terme. Je trouve ça très intéressant, et ça pourrait être le fil rouge du prochain EP, l’organe vocal.
MA: Pas de chant, mais des sons de voix en tant que matière sonore.
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