Interview – Prohibited Records, permis de jouer

Interview – Prohibited Records, permis de jouer

Prohibited Records a vingt ans et, durant ces deux décennies, le label a frappé une génération entière par son inlassable travail de recherche, l’immense diversité de ses groupes (Prohibition, The Berg sans Nipple, Purr, Herman Düne, Heliogabale, NLF3…) et sa constance. À l’approche de 2015, ses fondateurs – Fabrice et Nicolas Laureau – ont eu le désir de célébrer cette aventure avec leurs amis de toujours, parfois un temps perdus, d’autres éloignés. Dans le même temps, les frangins ont rouvert la porte du grenier à la recherche de travaux pour la plupart oubliés. De cette quête, résultent deux mixtapes, ‘Rarities’ et ‘Curiosities’, dont l’écoute révèle à quel point ce label a fait preuve d’audace et de culot et ce, dès sa création. Cet anniversaire constitue aussi pour nous l’occasion de nous replonger dans cette abondante histoire avec Nicolas Laureau.

Vous avez commencé Prohibited lors du troisième album de Prohibition. Pourquoi est-ce arrivé à ce moment-là de votre histoire?

Nicolas Laureau: On peut dire que Prohibition (photo ci-dessous), c’était un groupe de lycée qui s’est solidifié par la suite en faisant pas mal de concerts, en trouvant un public de plus en plus fidèle. Les choses ont commencé à se structurer autour de nous et puis, en 1992, on a rencontré un tout jeune label parisien, Distorsion, qui souhaitait sortir nos premiers disques. On a sorti les deux premiers avec eux puis, dans le processus avec ce label, on s’est rendu compte qu’il y avait des choses qui se passaient bien, mais qu’on avait envie d’aller plus loin. On faisait les choses de manière plus sérieuse, on voyait pas mal de choses se dessiner pour nous et ce label – qui se revendiquait amateur – ne suivait pas assez. Puis, au moment du troisième album, on a rencontré une structure qui s’appelait à l’époque Votre Musique, un petit producteur qui avait souhaité nous accompagner. C’est là qu’on a décidé de monter la notre. Au départ, on savait qu’elle accueillerait un ou deux autres groupes. D’ailleurs, les premières sorties étaient des 45 tours de Purr, Pregnant, etc… Ca montre bien qu’on n’était pas du tout dans une logique de label à 100%. Ca s’est dessiné petit à petit. Dans les premières années, c’est vrai qu’il y a eu assez vite l’envie de prendre sous notre aile quelques formations d’amis car ça manquait aussi de représentation. Il n’y avait pas de labels qui parlaient de ça, de groupes comme Purr, on était un peu les seuls à se diriger vers eux.

Finalement, c’est assez fascinant de constater qu’en 20 ans, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, mais qu’il y a aussi une résurgence de labels comme Prohibited qui se créent pour les mêmes raisons. Tu es d’accord avec moi?

Oui, je suis tout à fait d’accord mais c’est une génération plus jeune qui fait ça. Ce sont des gens qui se retrouvent, j’appelle ça des communautés. Ils se structurent, s’aident à jouer un peu partout. C’est exactement la même énergie qui nous portait dans les années 90, c’est vrai. C’est assez chouette d’ailleurs de voir ça. La différence, c’est que, pour nous, c’était un tremplin pour se structurer et pour se professionnaliser, et j’ignore si c’est le cas pour tous les labels qui émergent en ce moment. En tout cas, je leur souhaite.

Tu parles de communauté. J’ai la sensation qu’il y a 20 ans, vous parveniez à fédérer une audience importante et relativement variée, aussi car les groupes du label l’étaient. Était-ce le cas?

Au tout début, c’est vrai que le public qu’on avait était de notre génération, avait tendance à suivre tout ce que l’on faisait. Lorsque Prohibition s’est arrêté et qu’on est passé à NLF3, les choses ont changé. Tout d’un coup, le public est devenu beaucoup plus varié mais, aussi, nos signatures ouvraient considérablement les genres musicaux. C’est vrai qu’entre un Herman Düne, Berg sans Nipple ou Mendelson, il y a des points communs, des ponts entre eux, mais ça brasse un public plus large. Au début, il y avait une filiation bien précise avec un son, des artworks qui étaient plus cohérents. Puis, petit à petit, ça s’est ouvert à pas mal d’autres esthétiques.

Prohibited a toujours eu l’image d’un label prescripteur, exigeant, qui arrive à fidéliser un public. Comment expliques-tu cette affection entre le label et son audience?

Je vais te répondre par une anecdote. Lorsqu’on a arrêté Prohibition en 1999, il y avait un grand mouvement du public de notre génération vers les musiques électroniques. Nous, on voyait ça avec un peu de crainte mais aussi beaucoup d’intérêt. C’était normal, il y avait des choses fantastiques. Avec Fabrice, on s’est dit que c’était le moment de sortir le disque de quelqu’un de notre communauté qui faisait de la musique électronique. La même semaine, les Herman Düne (photo ci-dessous) sont arrivés au bureau avec leur nouvelle démo. On l’a écouté ensemble, on s’est regardé, et nous avions trouvé ce que nous allions sortir. C’est une anecdote que j’ai déjà raconté plusieurs fois, mais elle me semble assez caractéristique de notre manière de fonctionner. On est toujours allé un peu à rebrousse-poil. Quelques temps après, il y a eu une sorte de réhabilitation de la folk music, qu’on a appelé anti-folk, même si pour moi ça reste de la musique. On a toujours navigué un peu à vue, avec des choses qui se produisaient autour de nous, dans notre environnement, et peut-être que si l’on a été visionnaires, c’est qu’il fallait l’être pour continuer.

C’est drôle car, à titre personnel, je fais partie de la génération NLF3 (photo ci-dessous). Lorsque j’ai découvert Prohibition, plus tard, je n’ai pas reconnu les membres de NLF3 à travers ce groupe. Et là, en écoutant les mixtapes de l’anniversaire, j’ai ressenti ce marquage d’époque avec l’arrivée de plus en plus importante des musiques électroniques, à travers les synthétiseurs notamment. Peut-on dire qu’il y a deux périodes Prohibited Records?

C’est possible, mais je crois aussi que nos désirs de musiciens ont changé, nos vies personnelles aussi. Après, c’est un label de musique, il y a aussi une volonté d’alchimie, de transformation. Mais notre dernier album ne s’appelle pas ‘Pink Renaissance‘ pour rien, on essaye de renaître souvent. Du coup, ça explique aussi nos différents noms de groupe. J’ai l’impression que ces périodes de transformation, de renaissance, ça fait aussi partie de notre ADN…

Est-ce qu’à travers le temps, Prohibited Records n’a pas évolué d’une structure label à part entière à une entité accompagnatrice? Vous avez tous travaillé sur d’autres projets entre temps: toi avec InFiné, les autres avec leurs groupes ou d’autres formations. Est-ce que le label n’a pas perdu son objet initial pour devenir autre chose aujourd’hui?

C’est vrai qu’il y a eu un moment, en 2006, où la décision de lever le pied a été claire, pour se concentrer sur notre musique. On ne pouvait tout simplement pas tout faire. On était en pleine période ‘Que Viva Mexico!’, on voyageait tout le temps, c’était impossible pour nous de garantir à un artiste une implication totale de notre part. Impossible… À ce moment-là, on s’est dit que le label continuerait avec nos projets, et ça a finalement duré jusqu’à aujourd’hui. Même si on a sorti quelques disques d’autres artistes comme Patton, c’est vrai qu’il y a eu un changement. Après, aujourd’hui, la célébration des 20 ans n’est pas tant l’anniversaire de l’entité, de la structure administrative Prohibited que celle d’une communauté de gens qui sont à la fois nos amis les plus proches et des musiciens avec lesquels on a fait des choses fantastiques. C’est ça qu’on célèbre aujourd’hui.

La question est évidente mais, il y a 20 ans, vous pensiez être encore là?

Non, on n’imaginait pas du tout. En fait, plus t’es vieux, plus le temps passe vite (il se reprend). Non, je veux dire lentement. Gros lapsus. Quand on avait une vingtaine d’années, qu’on tournait avec Prohibition, le temps passait avec une rapidité, c’était fou. En fait, plus on avance, plus ce temps se ralentit et, du coup, on espace un peu plus les choses. Je pense qu’on est plus zen avec ça.

En ce qui concerne les mixtapes, pourquoi ces raretés ne sont-elles pas sorties au préalable?

Ce sont des morceaux qui ont été écartés car, pour la plupart, il s’agissait de maquettes ou de versions de studio qui n’étaient pas forcément mixées, ou des pistes écartées des tracklistings. Avec Fabrice, on a fait un énorme travail de réécoute, d’archivage, de mastering, de mixage, et ça nous a vraiment pris beaucoup de temps. Après, pourquoi? C’est aussi la vie secrète d’un label ou des artistes, en fait. Ce sont des cartons avec des dizaines et des dizaines de DAT, de cassettes, de bandes. Ca reste en l’état pendant tout ce temps et, à un moment, il faut prendre une décision, se demander s’il n’y a pas des trésors là-dedans. Même nous on oublie, on devient totalement amnésique de ce qu’on a créé. On a donc dû faire ce ‘travail de mémoire’, aller creuser dans cette matière pour la réhabiliter et la présenter. Pour moi, ‘Rarities’ a un côté qui ressemble un peu à la compilation des dix ans, parce que c’est un ensemble de morceaux des groupes officiels. Alors que ‘Curiosities’ est faite de projets parallèles. Je trouve qu’il y a une matière vraiment secrète, une histoire sur la recherche faite par toute cette bande pour parvenir à sortir des albums.

Cette matière de ‘Curiosities’ est finalement peut-être ce qui se rapproche le plus de ce que vous vouliez faire de Prohibited: une communauté qui expérimente?

Un laboratoire. Oui, peut-être. C’est vrai que c’est un versant qu’on a peut-être pas développé à ce jour, hormis sur scène. Sur le côté discographique, c’est vrai que ce serait bien de développer un peu plus cet aspect là qui me semble vraiment passionnant, mais qui reste – selon moi – une partie un peu plus secrète, avec des noms de projets totalement inconnus alors que ce sont les mêmes musiciens, connus du public.

J’ignore si tu seras d’accord avec moi mais, à l’écoute des deux mixtapes, je trouve que le son est toujours aussi actuel. Certes, évidemment, il y a des morceaux marqués par le temps, une époque ou un contexte, mais ils sont toujours aussi audibles et agréables à écouter. C’est une sorte de constante chez Prohibited Records: il y a peu d’éléments qui, 20 ans plus tard, soient obsolètes.

Ça me fait plaisir d’entendre ça. Je le prends comme un grand compliment. Je crois que si on a traversé le temps, c’est aussi parce qu’on fonctionne sur un travail qui est précisément de laboratoire, et parce qu’on s’associe avec des gens qui ont eux-mêmes cette fibre-là. Alors bien sûr, sur les mixtapes, il y a un travail de mixage qui amène aussi du liant à toute cette musique. Mais peut-être que la musique, c’est la musique, finalement. Hier, j’écoutais Debussy et, chez lui, il y a pas mal de musique répétitive…

Finalement, la musique reste?

C’est ça, elle reste et c’est vrai que l’exercice de la réhabiliter révèle, comme la restauration, son côté éternel. À notre humble niveau, on participe à cet art de raconter des choses et, parfois, c’est oublié. Là, c’est l’occasion de rappeler tout cela et cette démarche m’a procuré un grand plaisir: cette idée qu’entre un morceau de Purr (photo ci-dessus) de 1996 ou un autre plus récent de NLF3, il y a une façon de lier tout cela, et qu’on y parvient. C’est bien car, en effet, ça traverse le temps.

Tu dis que la musique est éternelle. Pourtant, elle est aussi éphémère, que ce soit sur scène ou à cause du support sur lequel on l’écoute. Vous avez choisi de sortir ces mixtapes sur cassette. On sait que ce support revient, comme le vinyle. En revanche, il est bien moins onéreux. C’était une question financière, un choix esthétique?

Il y a deux raisons. Il y a un gros clin d’oeil à nos débuts, quand on faisait Prohibition, qu’on sortait des cassettes avant que le label n’existe. On les vendait en concert, et c’était notre manière d’écouter de la musique. Nous n’échangions pas sur soundcloud, on faisait de superbes compilations… Je me souviens avoir passé des heures à faire des artworks à la main pour faire des compils pour les potes. Et puis, c’est peu onéreux. Les deux mixtapes en vinyle, c’était vraiment compliqué. Mais le choix ne s’est pas vraiment fait pour des questions économiques, c’est plutôt sur cette idée de support réhabilité. Contrairement au CD, la bande magnétique tient longtemps, l’obsolescence est presque nulle, à moins de faire n’importe quoi. Et puis, la cassette intrigue un peu, c’est une forme de gentille provocation.

Au sein de la tournée, vous allez jouer avec NLF3, Quentin Rollet et Jérôme Lorichon, Luke Sutherland…

Shane (Aspegren, fondateur de The Berg Sans Nipple, photo ci-dessous) vient spécialement de Hong-Kong pour cette tournée. Notre idée, c’est ça, c’est cette fête entre nous. Shane est un peu seul à Hong Kong, malgré ses projets avec Berg sans Nipple, avec moi, ou d’autres. C’est compliqué de travailler à distance. Là, c’est l’occasion de travailler ensemble. Il y a beaucoup de participations à Pando’s People, son projet collaboratif.

Malgré l’histoire des groupes et des séparations, la plupart des membres de ces différentes formations se retrouvent au sein de ces collaborations…

C’est vrai qu’il y a vachement de mélange. C’est rigolo que Quentin et Jérôme jouent ensemble. Ils ont monté le duo avant qu’on se décide à faire cet anniversaire. Ca tombe à pic car ils sont assez symboliques de ce qu’est le label. Quentin Rollet a joué avec Prohibition, par la suite avec Herman Dune, Mendelson. Jérôme a fait Purr, Berg sans Nipple, il a joué avec moi.

J’imagine qu’il y a eu des engueulades dans l’aventure Prohibited Records mais, de l’extérieur, cette dernière semble s’être déroulée de manière plutôt sereine…

Non, comme dans toutes les familles, il y a eu des moments difficiles, je ne vais pas te mentir. Mais ce qui est génial, c’est que cette célébration a aussi permis de chasser les mauvais souvenirs et de faire place au bonheur. Ça semble naïf comme ça, mais c’est vraiment beau, il y a une grande spontanéité, une grande humanité depuis qu’on a décidé de marquer le coup.

Vous auriez pu profiter de cette occasion pour des reformations avec Prohibition, Berg sans Nipple…

Ce n’est pas exclu. Pour le moment, on est très occupé, mais ça nous a fait du bien de nous voir tous les quatre (avec les autres membres de Prohibition).

Il y a une facette de ce label qui me semble intéressante: il y a eu tellement de brassage de différents musiciens aujourd’hui toujours actifs dans les groupes du labels ou dans d’autres formations que, 20 ans plus tard, Prohibited a eu une influence très concrète sur des groupes d’aujourd’hui. Avez-vous l’impression d’avoir laissé une marque toujours vivante sur la musique hexagonale?

Je dirais plutôt qu’on a défriché un certain nombre de choses qui ont permis par la suite à des musiciens un peu plus jeunes de trouver leur place. Les ponts avec la bande de Clapping Music ou certains artistes Born Bad, comme à l’étranger, sont nombreux. Ça a été un travail collectif, il n’y a pas que Prohibited, mais on sent qu’on a participé à ce défrichage, à cette place qu’il fallait faire.

Vous avez beaucoup voyagé. Le succès d’estime n’est-il pas venu plus rapidement en dehors de nos frontières qu’en France?

On avait fait un travail d’archivage (en amont de l’interview, le groupe nous a envoyé plusieurs archives d’articles et chroniques de la presse étrangère). Cela montre quand même que le label était très identifié à l’étranger, alors qu’il commençait tout juste à l’être en France. Après, je ne sais pas, nul n’est prophète en son pays. Et puis, Fabrice et moi étant artistes, nous ne sommes pas là pour forcer les gens. Peut-être qu’il y avait plus de fantasmes de la part d’un journaliste étranger que de la part de quelqu’un qui vivait dans le même environnement. Bon, on a tout de même été suivi par un peu tout le monde.

Est-ce qu’il y a des regrets qui vous animent toujours?

Non. Aujourd’hui, non. Il nous a parfois fallu un peu de temps pour ne plus en avoir. On a vécu des moments fantastiques, des aventures humaines ou musicales incroyables. Il y a eu aussi beaucoup de moments durs, et encore aujourd’hui avec la mort de notre agent Christophe Erwhein, également fondateur de Kongfuzi. Ça a été assez terrible. On veut lui rendre hommage. Mais pour répondre à ta question, non, il n’y a plus de regrets.

Puisque vous avez pris désormais suffisamment de recul, que le bilan se fait sereinement, j’imagine que vous vous voyez faire la prochaine décennie sans aucun problème.

Sur la cassette, on dit ‘Let’s try twenty more years.’ On va essayer.

10 titres issus des deux mixtapes ‘Rarities’ (disponible) et ‘Curiosities’ à sortir le 23 février


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