16 Avr 13 Interview – Killer Mike, le barbier d’Atlanta
Killer Mike est aussi éloquent lorsqu’il parle de rap que de son propre barbershop. À défaut d’avoir l’occasion de passer sous sa lame aiguisée, nous avons saisi celle de le voir jouer son dernier album produit par El-P, sur la scène du Grand Mix de Tourcoing à l’affluence injustement faible, mais extrêmement chaleureuse. Car Killer Mike est un show-man, un prêcheur hip-hop qui – plutôt que de les manipuler- rassemble les amoureux du genre autour de son flow unique, menant alors une guerre silencieuse contre la soupe FM et les faux rappeurs. Entretien à double tranchant.
Comment as-tu trouvé le concert de ce soir? Peu de monde, mais bon esprit!
Killer Mike: Oui, j’ai vraiment apprécié le show! Il y avait ce petit de onze ans qui assistait à son premier concert de rap, tu ne peux jamais te plaindre de ça…
Pendant le concert, tu faisais régulièrement la connexion entre le rap et l’Eglise. Peux-tu nous expliquer?
Ce sont les seuls moments où je sens la présence de Dieu. Je ne crois pas particulièrement en l’Eglise ni à la religion. Mon père était islamiste pratiquant, ma mère était chrétienne, toute ma famille était ancrée dans la religion. Je crois en un Dieu mais je ne crois en aucune institution religieuse.
Tu disais que le rap était ta religion…
Oui, ce n’est pas une religion dans le sens « fais ce que le rap te dit« , mais c’est dans ces moments là que je ressens vraiment la présence d’un Dieu. C’est ainsi que j’ai réellement pris conscience que les différences entre les hommes pouvaient disparaître, se rassembler et partager cette énergie. Pour moi, cette foule des concerts est réunie par un Dieu. La sagesse et le savoir sont des dons de Dieu qui me permettent de faire des disques aujourd’hui. Tout ça est une histoire d’âme.
J’ai appris que le titre de ton dernier album « R.A.P. Music » n’avait en fait aucun rapport direct avec le rap. Il signifie « Rebellious African People ». Peux-tu nous l’expliquer?
Premièrement, tout le monde est africain. Parce que l’histoire de la vie commence là-bas. Les gens de la diaspora africaine ont été éparpillés en peu partout, piégés par l’esclavage ou immigrés en Amérique, au Brésil, en Inde, en Europe… Ce que j’ai vu et retenu, c’est qu’il y a quelque chose dans l’âme et dans le sang de ces gens qui refuse de perdre cette identité. Les américains ne se sont pas sentis africains pendant 400 ans mais, aujourd’hui, cette véritable identité remonte à la surface: tous ces gens savent désormais qu’ils proviennent de la diaspora africaine. Grâce à des personnes comme MalcolmX, ils ne se limitent plus à ce seul territoire qu’est l’Amérique. J’ai compris en grandissant en Amérique que j’étais lié à Marcus Garvey en Jamaïque, que je suis connecté au Brésil, à l’Algérie, au Sénégal, à l’Afrique du Sud, partout où tu peux trouver cet ADN. Quand je dis « Rebellious African People Music », je fais référence à tous ces gens qui acceptent ces connexions, ceux qui parlent avec honneur et fierté de leurs origines, tous ces gens qui ont été colonisés et maltraités pendant 400 ans. « R.A.P. Music » est donc une musique très courageuse. Je fais référence à toutes ces musiques créées par les personnes d’origine africaine, qu’il s’agisse du funk, de la soul, du jazz, du gospel et de toutes leurs déclinaisons. C’est notre héritage! Dans une chanson, je dis que je n’ai pas d’instruments, mais des pieds et des mains (il tape des mains, ndlr). Si je n’ai rien d’autre, j’ai au moins ça, ce que Dieu m’a donné. Et ça a plus de valeur que l’or ou n’importe quel bijou.
Quelles sont les différences fondamentales entre ce dernier album et ton précédent, tant au niveau des musiques que des textes?
Musicalement parlant, c’est fait par un seul producteur, El-P. Littéralement parlant, je suis toujours un « motherfucker », et j’en suis un depuis que j’ai fait les trois « I Pledge Allegiance to the Grind » qui m’ont donné les fondations pour élever mon rap au top. Si tu analyses bien, « R.A.P. Music » est le digne héritier de cette série, et mes albums sont chaque fois meilleurs! N’importe qui te le dira. Et le prochain sera encore mieux!
Comment as-tu convaincu El-P de produire l’intégralité de ton disque?
Je l’ai appelé tous les jours jusqu’à ce que je lui sorte par les yeux! « El, il faut que tu fasses ce disque« , « Yo Mike, faut qu’on finisse le morceau« , « Non mec, faut que tu produises le disque en entier« , « El il faut absolument que tu fasses ce disque« … C’était évident que cette collaboration avait du sens!
Et quand a t-il dit « oui »?
J’ai du attendre au moins deux mois! Je ne voulais pas l’enregistrer avec quelqu’un d’autre, c’est pour ça que je ne lui ai jamais lâché la grappe! On travaille mieux quand on est à deux. Il est perfectionniste, et je suis rapide. Avec lui, je bosse encore plus vite, on forme vraiment une bonne équipe pour faire des disques. À partir de maintenant, je pense que tu entendras des disques de El et moi tous les ans!
Tu dis que ton prochain disque sera encore meilleur. Selon toi, qu’apportent tes albums à la scène hip-hop?
Pour moi, le rap actuel, c’est le genre de musique que ta mère ou ta soeur achète au supermarché. Quand tu écoutes du rap aujourd’hui, tu écoutes de la pop. Rihanna, Beyoncé, Niki Minaj ont toutes des disques produits pour attirer un public hip-hop. Ça n’est pas ce que j’essaie de faire. Je fais des disques dans la tradition. Je suis old school, je suis une progression naturelle, je vais où le rap est supposé aller. Si tu es un amoureux du rap de la période 1984-1994, tu sais que c’est de cette manière que cette musique était supposée évoluer. C’est du putain de rap et c’est ce que j’offre à ce style. Si tu as entre trente et quarante-cinq ans, ça ressemble bien plus à la musique avec laquelle tu as grandi que ce qui passe à la radio maintenant. Ce que j’apporte à la scène rap, c’est de l’authenticité! Pas de blabla, que du vrai!
Pendant le concert, tu fais également la comparaison entre le rap et le catch. Tu dis que les deux sont faux! Le penses-tu réellement?
Je ne le pense pas, c’est juste comme ça! Regarde tous les nouveaux rappeurs qui sont en haut des charts. Tu vois tout de suite qu’ils étaient à l’école privée! Le mec parle de dealer de la drogue, et tu apprends qu’il était policier… Il n’y a rien de mal à ça, mais c’est impossible de rester authentique de cette manière. Quand Ice Cube a mis Khalid Muhammed sur l’un de ses disques, ça aurait pu lui coûter sa carrière. A l’époque, personne ne pouvait le supporter aux Etats-Unis, y compris les gros labels. Idem pour Luke et le 2 Live Crew, qui ont amené une femme nue sur scène pour dénoncer les lois sur la pornographie aux Etats-Unis. A ce moment-là, il est devenu plus qu’un rappeur, il était vu comme un bagarreur, au même titre que des mecs comme Larry Flint. Ils se sont retrouvés dans la ligne de mire de certains et ça a foutu la merde. Ce sont des personnages, je les respecte, mais je n’agirai pas comme eux. Je suis moi-même, je ne vais pas commencer à faire des fuck à la police juste pour jouer un personnage, et sans te dire que mon père était flic. J’étais un gangster quand j’étais plus jeune, je traînais dans la rue, les flics m’ont choppé, m’ont botté le cul et l’ont dit à mon père. C’est la vérité et je n’en ai pas honte! C’est plus simple pour moi d’écrire la vérité parce que j’ai le sentiment que la mienne a des choses à raconter. Je m’en fous que des rappeurs inventent des histoires comme au catch. Je suis un lutteur old school: si tu m’affrontes sur le ring, tu vas saigner, et ton sang sera bien réel!
Qui est le gamin sur la pochette?
C’est mon fils! Il va avoir onze ans. Il me ressemble déjà, il pèse juste quelques kilos de moins (rires).
Travailles-tu toujours sur ton propre label Grindtime?
Oui, j’essaie. Mais ce que j’essaie de ne pas faire, c’est d’aider des artistes à percer via mon label. Il n’y rien qui me blesse plus que de ne pas réussir à mettre un artiste qui le mérite sur le devant de la scène. Je préfère quand ils y arrivent seuls, comme SL Jones. Je suis très content pour lui. Il n’y a qu’un artiste sur mon label, c’est moi, avec différents producteurs. Je travaille en partenariat avec William Street Records et Grand Hustle qui m’aident à sortir mes disques.
Pourquoi as-tu créé un label juste pour toi? Est-ce juste une question de liberté?
Tout à fait. Je dois être capable de gérer ma propre merde!
Tu a aussi ouvert un salon de barbier!
Oui, on a ouvert ce salon avec ma femme. Tu viens chez nous, tu t’installes dans nos gros et luxueux fauteuils rouges, tu es traité comme un homme, on te donne une serviette chaude, on te masse les épaules. Si tu es un petit garçon, on t’offre une coupe de cheveux. Les murs sont peints par un artiste de rue… Je voulais amener un peu de culture aux barbershops. En général, ce genre de salon est sale! Je voulais créer cet endroit pour que des jeunes puissent venir apprendre des choses, pour que les noirs puissent trouver un boulot. C’est très difficile par exemple de voir des gens comme moi vendre des souvenirs dans la rue et se faire virer par la police parce que c’est illégal. Mon salon est une opportunité d’employer ces gens, de leur couper les cheveux, de parler de trucs de mecs, de se sentir en sécurité. Pour moi, ce n’est pas seulement un business, mais aussi un trésor culturel, parce que mon salon permet de vrais moments entre mecs. Tu viens, tu écoutes du bon son, tu regardes la télé, tu parles de tout et de rien avec les barbiers, tu sors avec une belle coupe. C’est comme un petit moment de vacances! Si tu viens à Atlanta, on est à dix minutes de l’aéroport, ça s’appelle le Graffitti’s Swag Shop. On va en ouvrir un autre l’été prochain et peut être cent cinquante autres dans le futur! (Il nous montre des photos, ndlr) Là, tu vois les beaux fauteuils rouges old school… 600 dollars la pièce, tu ne trouveras pas plus confortable mec… Ici c’est l’un de mes barbiers… Quelques graffittis… Là c’est notre logo… Un gamin de deux ans, c’est sa première coupe… Je veux montrer aussi que c’est possible de s’en sortir, de se faire de l’argent avec un vrai travail, d’être crédible, sans forcément dealer de la drogue. D’ailleurs, les dealers ne sont pas autorisés dans mon salon. J’adore mes frères, mais tu ne peux pas vendre de la drogue dans mon salon, c’est impossible. Tu ne fais pas de connerie, tu ne fumes même pas de cigarette à l’intérieur, tu ne fais rien qui pourrait donner le mauvais exemple aux enfants qui sont là. Oui, nous voulons gagner de l’argent, mais c’est une manière de revenir au concept de communauté. Pour nous, on gagne de l’argent en rendant service à une communauté qui le mérite.
Est-ce que ça signifie que travailler dans le business de la musique n’était pas suffisant pour toi?
Pas vraiment, même si je vivais plutôt confortablement avec ma musique. On vit comme une famille de la middle class. Mais je suis américain, je suis capitaliste, je ne veux pas vivre comme une pute. De nombreux rappeurs ont tendance à devenir des putes. Quand tu vois un rappeur te rabâcher pendant deux ans qu’il faut porter ces pompes, ce T Shirt ou conduire cette voiture, c’est parce que c’est une pute et qu’il est payé pour te dire ça. Je ne veux pas devenir comme ça. Je veux créer des choses auxquelles je crois. Je crois aux barbershops. Tu vois, là je suis impatient de descendre de l’avion et de foncer jusqu’à mon salon pour me faire couper les cheveux! Je crois en ce que je fais, et personne ne me dira ce que je dois faire. J’ai fait ça en plus de la musique parce que j’y crois, pour gagner plus d’argent, et pour permettre aussi à ma femme de travailler. On ne travaille pour personne d’autre que pour nous, et nous voulons que nos enfants fassent pareil. Je ne veux pas élever des esclaves, je veux qu’ils montent leur propre business! Je ne peux pas m’imaginer vivre dans un pays où toute l’économie est contrôlée par le gouvernement, ça me fait flipper. J’ai la trouille d’être bloqué dans un système de castes. Beaucoup d’américains pensent qu’ils sont bloqués dans un tel système uniquement parce qu’ils sont noirs et qu’ils ne pourront pas s’élever dans la société, mais je n’y crois pas une seconde. Je peux rendre service à ma communauté en me faisant du fric et je fais du rap pour les mêmes raisons, et aussi parce que ça me rend heureux.
Te sens-tu comme un modèle pour la jeunesse?
J’aimerais l’être. En particulier pour les jeunes hommes noirs. Si tu es un jeune noir et que tu as 20 000 dollars, ne les investis pas pour faire une démo. Tu devrais plutôt monter ton business, acheter une maison d’occasion, la remettre en état, y vivre jusqu’à ce qu’elle soit terminée, la revendre, et en acheter une autre. Tu devrais acheter un barbershop, bref tu devrais investir dans quelque chose qui t’assureras un certain confort financier sans faire de connerie. Tu sais, j’ai vendu de la drogue. Ça marchait pour moi, j’ai financé une démo avec l’argent gagné, mais ça ne marchera pas pour la plupart des gens. J’ai toujours pensé que j’étais un enfoiré de chanceux qui n’a jamais été arrêté, mais ce n’est pas l’exemple à suivre! Mais si tu es assez chanceux pour gagner quelques milliers de dollars et les investir dans des petites choses qui t’assureront des revenus, tu pourras enregistrer honnêtement ta démo. Oui, je veux être un modèle en disant que tu n’es pas obligé de faire de la merde pour devenir riche. J’attends de mon public qu’il prenne ce que je dis et en fasse quelque chose d’utile. Je veux rendre mes parents, mes grand-parents, ma femme et mes enfants fiers de moi.
En Europe, tu n’es pas aussi connu que certains de tes « collègues » comme Outkast…
Oui, mais ça va changer! (sourire)
Pourtant, tu as un gros son, on parle de toi sur internet, tu as de bonnes critiques… Que manque-t-il selon toi?
Juste plus de gens qui écoutent! La seule façon pour améliorer cela est de faire plus de promo et plus de concerts. Parfois, ça peut mettre en colère de ne pas être numéro un. Ça peut rendre fou. Tu vois, je n’ai jamais été numéro un, mais le fait d’être second, troisième ou quatrième, te pousse à continuer, à t’accrocher, à évoluer. Je fais de mon mieux, mais chaque fois que je suis sur le point de me plaindre, je pense à Nas qui n’a jamais eu de Grammy malgré sa carrière et ses seize nominations. Je pense que j’en méritais au moins une cette année, j’avais un peu les boules! Mon rappeur préféré de tous les temps est Scarface, et il n’a jamais eu de récompense en vingt-cinq ans de carrière! Comment font-ils pour être toujours inspirés? Indirectement, même si ça ressemble un peu à du manque de respect, ça signifie qu’ils ont encore quelque chose à prouver et c’est comme ça que je raisonne. Je pense que les fans continueront à venir me voir et ma basse continuera de rugir!
Pour terminer, peux-tu nous expliquer la signification de ton T Shirt?
« Do Dope, Fuck Hope! ». Quand notre président a été élu, il a promis qu’il laisserait l’herbe tranquille. C’est un ancien fumeur de marijuana, et il sait ce que le cannabis et l’herbe peuvent apporter industriellement. On peut en faire autre chose que des joints, mais on dirait bien qu’on ne peut pas compter dessus. Je suis formellement contre la notion d’espoir (« Hope »), parce que cette drogue est une vraie connerie. Je vous conseille plutôt de fumer de l’herbe (« Dope »), parce que l’espoir nous enterrera tous!
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