17 Déc 09 Interview – Ben Sharpa, black et d’équerre
Figure incontournable du hip hop sud-africain, Ben Sharpa ne vous est pas inconnu si vous avez suivi l’ouverture amorcée par Jarring Effects vers l’Afrique du Sud. Sur son premier album « B.Sharpa« , le frontman vindicatif et surdoué aligne les bombes sonores, s’attaque avec panache à toutes les sonorités actuelles, confirme son assise dans un style atypique, entre hip hop US et grime UK. Jeune, mais avec une vie déjà bien remplie et des idées plein la tête, le Mc avait évidemment plein de choses à nous raconter. Ce que nous ne nous sommes pas privés d’immortaliser…
Tu as passé ta jeune enfance en Afrique du Sud, puis tu es parti en famille à Chicago. Comment as tu vécu ce changement dans ta vie? Ton intégration dans un pays si différent du tien a t-elle été facile?
Bouger aux Etats Unis m’a permis de vivre dans une société plus intégrée, m’a ouvert à tout un monde de possibilités. Plus les années passent, plus ce que j’y ai vécu prend toute sa valeur. Je pense ainsi beaucoup mieux connaitre le sens de la communauté mondiale, le mode de vie des peuples des premières nations du monde. Mais ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dis: l’Afrique du Sud est très avancée et à la pointe des choses, mais elle a encore et toujours à apprendre des autres pays développés. De tout cela, je n’ai retenu qu’une seule chose: la pauvreté et l’ignorance sont deux phénomènes mondiaux, peu importe d’où vous êtes originaire. Ma vie de jeune Noir aux Etats Unis a été étonnamment similaire à celle d’un adolescent Noir en Afrique du Sud. La pauvreté reste la pauvreté, même chose pour les ghettos et l’inégalité. Ce sont les symptômes d’une société malade, et je pense que tous ceux qui vivent dans ces conditions rejoindront mon point de vue.
Est ce que cette vie aux Etats Unis a été décisive dans ton choix de carrière, et en particulier dans le fait de t’être orienté vers le hip hop?
C’est évident que l’environnement d’une personne a un gros impact sur ses perspectives, ses expériences, et ses croyances. Grandir aux Etats Unis m’a permis de goûter dès mon plus jeune âge aux formes d’art les plus expressives et créatives. Par exemple, j’ai commencé à m’intéresser au hip hop et à la street culture vers mes dix ans, ca m’a suivi toutes les années d’après, et m’investir dans ce domaine s’est donc avéré être une progression naturelle. Je suis tombé amoureux de la musique, des beats, de l’aspect improvisé de cet art, et de la conscience sociale du rap. L’environnement politique et socio-culturel dépeint dans les paroles de Mcs comme KRS-One, Stetsasonic, la Native Tongue, NWA et POC m’a complètement retourné le cerveau! J’étais un enfant plutôt calme et timide, donc le hip hop m’a vraiment appris à m’extravertir et m’exprimer en toute confiance.
Quand tu es retourné en Afrique du Sud en 1993, as tu eu le sentiment de revenir plus riche que les autres du fait d’avoir vécu différemment, en ayant goûté à la liberté d’expression par exemple?
Oui, j’ai vraiment ressenti cela. Pas seulement dans la manière d’écrire, mais aussi dans l’approche très ouverte d’esprit de mes lyrics. J’ai remarqué en vivant à l’étranger que l’Afrique du Sud était en fait un microcosme du macrocosme. Réaliser cela m’a permis de parler des choses qui s’y passaient de la même manière que n’importe qui dans le monde, jusqu’à un certain point. Mon expérience aux Etats Unis m’a fait gagner en expression comme en volonté et en courage. Tout cela m’offre aujourd’hui l’opportunité rare de faire passer notre message au monde entier, sans qu’il ne perde jamais de son sens.
Est ce que les Africains du Sud ont été plus attentifs à tes paroles de ce fait?
Oui et non. En Afrique du Sud, beaucoup de gens continuent d’expérimenter dans divers courants musicaux et autres formes d’expression. Toutes les modes éphémères qui ont été bombardé sur notre société depuis 1993 ont en quelque sorte ouvert les yeux du peuple sur les différents points de vue et expériences provenant de l’étranger. Cela dit, cette commercialisation de masse a également eu un effet néfaste sur la jeunesse. Le matérialisme, l’argent, la violence, l’abus de drogue et de sexe ont fait en sorte que les jeunes finissent aujourd’hui par ne plus vraiment savoir ce qui est important dans la vie. Des choses comme la famille, l’amour, la solidarité, et se battre pour le libéralisme ont été relayé au second plan, au profit de plaisirs éphémères et de gratifications instantanées. La plupart des gens semblent surpris de pouvoir trouver un artiste sérieux et un peu révolutionnaire qui puisse parler anglais mieux qu’eux. C’est la face un peu mystique de mon personnage qui me permet d’accrocher les oreilles d’auditeurs partout dans le monde.
Ton message est très engagé. Quelles sont les principales luttes et revendications qui s’échappent de tes textes?
Je fais particulièrement attention de ne pas m’enfermer dans tel ou tel sujet. Je me considère comme un visionnaire, une part importante de l’humanité, et de ce fait, je suis très attentif au monde qui m’entoure, et aux gens qui y vivent. Je crois qu’il n’y a aucun problème, mais que des solutions qui nous attendent. Cependant, parler des problèmes qui affectent la population est un premier pas dans une démarche qui consiste à trouver des solutions, à faire en sorte que nous vivions tous en harmonie. A partir de là, les sujets peuvent varier: les droits de l’Homme, l’injustice, les inégalités, le matérialisme, les abus en tous genres, les guerres non justifiées, le racisme, la brutalité de la police, la tyrannie économique, l’environnement, l’évolution des technologies… Il ne faut jamais oublier l’amour, la paix mondiale et le futur de la jeunesse, parce que le positivisme est le meilleur moyen de combattre les énergies négatives. Cela dépend seulement de ce que j’ai en tête à tel ou tel moment.
Un des fléaux de ton pays est la criminalité. Penses tu que le hip hop et ses textes peuvent être un moyen de l’enrayer?
Oui, complètement! Je suis très confiant dans le pouvoir des mots, l’éducation, et le partage de l’information. Nous devons tous réveiller notre prochain, une seule personne à la fois. Quand les gens réalisent à quel point ils sont important dans le processus de paix et la préservation de l’humanité, ils se verront différents, avec de l’amour propre et du respect d’eux mêmes. C’est crucial pour que nous puissions espérer éradiquer la vague de crimes qui frappe notre beau pays, et la planète toute entière.
Penses tu que, d’une certaine manière, le monde a négligé l’Afrique du Sud depuis l’Apartheid?
Non je ne pense pas. Au contraire, je crois que durant les quinze dernières années, il y a eu des changements majeurs en Afrique du Sud qui ont permis au pays d’être perçu différemment de la part de la communauté internationale. Par exemple, j’ai assisté à un nombre incroyable d’échanges culturels et sociaux entre différents pays et le nôtre. Cela dit, un grand défi se présente à nous maintenant que ces échanges d’informations ont explosé: les sud africains se doivent maintenant d’interagir avec d’autres cultures et traditions tout en préservant leur propre identité.
Selon toi, est-ce que la discrimination positive appliquée depuis 1994 est l’arbre qui cache la forêt?
Je ne sais pas si, par discrimination positive, tu entend Affirmative Action. Si c’est le cas, je pense que c’est quelque chose de positif quand c’est appliqué correctement, et sur un laps de temps approprié. L’idée est de rétablir la balance entre ceux qui ont été victimes de discriminations (les non-blancs) et ceux qui ont bénéficié des fruits et privilèges de notre cher pays (les blancs). Sur le principe, c’est une bonne idée, mais je ne suis pas sur que ce soit bien appliqué en Afrique du Sud. Donc oui, quelque part, c’est l’arbre qui cache la forêt.
Sur ton chemin, tu as rencontré quelques artistes mondialement connus comme Eminem, Black Thought ou Mr Len. Qu’as tu appris à leurs côtés? Une rencontre a t-elle été plus décisive qu’une autre pour ta carrière?
J’ai rencontré chacun d’eux à divers stades de ma carrière, et chaque rencontre a été différente. J’ai vraiment été honoré et heureux de pouvoir partager quelque chose avec certains de mes icônes. Encore aujourd’hui, je me sens très concerné et inspiré quand je rencontre des Mcs et musiciens que je suis et respecte depuis très longtemps. Ça me rappelle que tout est possible, que quoi qu’on veuille, on peut y arriver. Je veux dire, qui aurait pu penser qu’un jour ce pauvre gosse noir de Soweto puisse partager des scènes internationales avec des mecs comme Black Thought, Raekwon the Chef, Wordsworth, K-the-I???, Mary-Anne Hobbs, High Tone et DJ Netik? Personne, et pourtant ça m’est arrivé. Sur le long terme, toutes ces rencontres restent importantes pour moi parce que je garde de très bonnes relations avec eux. En plus, les côtoyer un peu plus profondément me donne un aperçu du courage, et de la volonté nécessaire pour réussir. Je leur en suis très reconnaissant!
Qu’en est-il de Concentration Camp Publishing? Le label est-il toujours actif?
Oui, Con Camp est toujours vivant, mais en sommeil actuellement. Après nos deux premières sorties, nous avons eu beaucoup à faire pour nous organiser et nous sommes encore en train de consolider nos fondations. Comme tu le sais, ça peut parfois prendre pas mal de temps.
Tu as flirté avec la mort quand tu t’es retrouvé dans le coma en 2007. Dans quel état d’esprit se trouve t-on après cela? En quoi ton message et ton opinion sur le monde qui t’entoure est différent désormais?
Comme je l’ai déjà dit dans plusieurs interviews, j’ai vu l’autre côté de la matrice pendant que j’étais dans le coma. C’était comme un voyage spirituel que je devais faire pour comprendre vraiment mon rôle et ma présence sur Terre. Quand j’en suis sorti, j’ai eu l’impression d’avoir été regonflé émotionnellement et spirituellement, comme si une éclair avait parcouru ma colonne vertébrale et traversé tout mon corps. Et pas seulement, ma conscience aussi. Après cela, je voyais les choses beaucoup plus clairement, j’ai ressenti le besoin d’être heureux et joyeux en toutes circonstances. C’était comme si un gros nuage noir de crainte et d’égo qui me brouillait la vue avait disparu soudainement. Jamais je n’avais été si euphorique auparavant, sans fumer de weed. Tout cela s’est un peu estompé depuis, mais cette expérience m’a poussé à exploiter tout mon potentiel, et à me redécouvrir moi-même. Désormais, je médite régulièrement, je lis souvent sur des sujets ésotériques et autres techniques ayant pour but d’activer et d’améliorer ma connaissance du conscient. Je te le dis, des fois la vie est encore plus étrange que la fiction.
Tu as sorti ton album « B Sharpa » sur Jarring Effects. Etait-ce la seule opportunité que tu as eu pour le sortir en Europe? En quoi ce choix était il si évident?
Je ne regrette absolument pas mon choix. Ce n’est pas la seule offre que j’ai reçu, en revanche, ils ont été les premiers et les plus enthousiastes à vouloir travailler avec moi. J’aime leur éthique de travail, comme leur engagement en termes d’excellence et d’humanité. Toutes les personnes du label sont comme une famille, et ca me procure une certaine confiance et sécurité. Ils m’ont soutenu quand j’étais inconnu en Europe, et que je représentais de ce fait un risque en termes d’investissement. Avec le temps, j’ai eu l’occasion de les connaitre encore un peu plus, et je réalise la chance que j’ai d’être sous la coupe d’un label avec une telle aura européenne. Et ils savent aussi faire la fête!
Quel disque a changé ta vie?
Sans hésiter, c’est « The Low End Theory » de A Tribe Called Quest. A l’époque, j’étais jeune et vraiment trop timide pour m’exprimer. Ecouter Q-Tip et Phife déchirer le mic à la cool, à grands coups de punchlines fraiches et spirituelles, m’a tué! J’écoutais ce disque en boucle, et je m’étonnais tout le temps d’entendre cela sonner si intelligent sans être ringard. Ces mecs balançaient les rimes comme si ils étaient assis dans ton canapé, en train de discuter avec toi. Ce sont toujours de bons moments qui me reviennent quand j’écoute ce disque. Il m’a vraiment aidé à trouver ma propre voie dans le hip hop.
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