06 Mar 20 Ian MacKaye n’a jamais essayé de saboter l’industrie du disque
Depuis maintenant plus de deux décennies, George Stroumboulopoulos se distingue par ses goûts musicaux particulièrement affutés, qu’il défend dans les médias canadiens, que ce soit à la radio ou à la télévision. Il y a un an à peine, c’est Ian MacKaye – figure incontournable du hardcore (Minor Threat, Fugazi, The Evens) et fondateur du label Dischord – qu’il cuisinait pendant plus d’une heure avec beaucoup de bienveillance et d’admiration. Sur le perron de la mythique maison de Bleecher Street à Washington D.C, l’animateur a offert à l’intéressé l’occasion de s’exprimer une nouvelle fois au sujet de l’intégralité de son oeuvre, de son statut d’icône, de son approche singulière du music business, de sa philosophie DIY, mais aussi de son statut d’icône alors que, à bientôt 60 ans, il s’apprête à dévoiler Coriky, nouveau groupe monté en compagnie de sa femme Amy Farina (The Evens) et Joe Lally, bassiste de Fugazi. Encore une grande leçon. D’humilité aussi.
Quand t’es-tu rendu compte que le récit autour de ta personne t’échappait, comme si l’ensemble Ian MacKaye / Minor Threat / Dischord / Fugazi ne t’appartenait plus ?
Ian MacKaye : Oh… Assez tôt, je pense. Le premier disque est sorti chez Dischord en Décembre 1980, et on a commencé à voyager. La tournée n’est pas allée jusqu’au bout. Ca a donc vraiment commencé en 1982 : Minor Threat venait de tourner pendant 6 ou 7 mois, et notre guitariste Lyle avait décidé de quitter le groupe pour faire ses études à la Northwestern University. Vers Noël de 1981, les Bad Brains tournaient et je suis allé les voir au 9:30 Club. J’ai discuté avec H.R., le chanteur, et il m’a dit : ‘Vous devez absolument aller à L.A. !’. Je lui ai rétorqué qu’on venait de splitter, mais il m’a expliqué que Minor Threat devait absolument se reformer, qu’on avait déclenché quelque chose d’énorme là-bas, que les gens nous attendaient et avaient plein de questions à nous poser. C’était vraiment incroyable d’entendre un truc pareil…
… Surtout de la part de quelqu’un comme H.R. …
Oui. Lyle est revenu pour Noël, Brian était toujours dans le coin puisqu’il venait de jouer avec Government Issue. Du coup, je leur ai rapporté les propos de H.R. et là Lyle a dit : ‘Je déteste la fac. Faisons-le !’. Il a quitté l’université vers Pâques, et Minor Threat a traversé le pays. Là, dans les villes où on s’arrêtait pour faire des concerts, on est tombé sur beaucoup de gens qui s’identifiaient au ‘Bent Edge / Curved Edge Movement’… Au passage, il est important de noter que tous ces contre-mouvements existaient avant même que le straight-edge ne devienne lui-même un véritable ‘mouvement’. Ça se passe souvent comme ça : la plupart du temps, les choses qui deviennent iconiques sont mises à la mode par les gens qui les rejettent. Elles sont pour ainsi dire ‘créées’ par leurs ‘opposants’. On a donc eu affaire à tout un tas de personnes qui balançaient des trucs très violents sur mon compte. Et quand je leur répondais que c’était blessant, leur argument était de dire : ‘Oh mais c’est pas contre toi, mec, c’est contre les gens qui te voient comme un dieu’. Je leur répondais que le simple fait d’être si insultant à mon égard laissait entendre que j’étais invulnérable à la douleur. On ne jette pas ce genre de pierres sur de vraies personnes. A la rigueur, on les jette sur des statues… Or, ces pierres, ils étaient en train de me les jeter, et cela faisait de moi cette statue qu’ils exécraient. C’était donc bien eux qui étaient en train de créer un dieu. Tu me suis ?
A 100%. Et ils comprenaient ?
Je ne sais pas. Je m’en fous en fait (rires). Je ne me suis jamais pris pour un dieu. Et je crois que personne ne m’a jamais pris pour un dieu non plus. Certains pouvaient dire cela, mais ça ne prenait pas. J’imagine que ce qu’ils voulaient vraiment dire, c’était qu’ils ressentaient le pouvoir de la musique, et que les projets musicaux auxquels j’ai participé les ont affectés de manière très puissante. Donc, ils ont utilisé un langage très fort pour décrire comment cette musique a changé leur vie. Et peut-être qu’ils ont effectivement projeté tout ça sur ma personne.
Mais ça va au-delà de la musique, non ? Tu as toujours fait ce qu’il fallait faire, pour des raisons valables que tu n’as jamais trahies. Ce qui ne veut pas dire que tu n’as pas évolué. Tout cela allait au-delà du fait qu’on adorait Minor Threat ou Fugazi. Ce qui a inspiré tant de gens, c’est cette communauté qui te tenait à cœur, que tu as encouragé… Ça leur a donné le sentiment qu’ils pouvaient faire partie de tout ça, qu’il ne s’agissait pas seulement de grands disques. C’était ce que tu représentais qui était réellement intéressant.
Je crois à l’idée d’une communauté fondée sur l’inclusion, au contraire de celles qui se basent sur l’exclusion. Il y a donc différentes approches. Au départ, je ressentais le besoin d’être accueilli quelque part, et donc logiquement, j’ai fait de mon mieux pour intégrer les gens. Quand tu étais nouveau dans la scène, j’essayais juste de dire un truc du genre : ‘Bienvenue, on est là pour toi’.
Est-ce qu’il y a eu des moments dans ta vie où tu ne t’es pas senti intégré ? Des moments, quand tu étais gosse, où on t’a harcelé ou mis à l’écart ?
Ce serait faux de dire ça de cette manière. J’étais… (silence). On passe tous à travers ce genre de sentiment à l’adolescence : le monde du dehors est un peu intimidant, et on se demande ce qu’il signifie. On se demande comment on peut s’y intégrer, et qui on est vraiment. Grandir à Washington D.C. est probablement un peu particulier, et c’était d’autant plus vrai dans les années 70. La ville n’allait pas bien, et comme c’est une ville à majorité noire…
Oui. Dans le P-Funk, on l’appelait Charcoal City (la ‘cité-charbon’)…
Oui, exactement. Je ressentais quand même une certaine affinité pour cette ville. Mais les autres gosses – en tout cas ceux qui n’étaient pas blancs – ne me voyaient pas comme l’un des leurs. Je voulais tisser de vrais liens, mais de manière assez confuse, et je me rendais compte que c’était impossible, que je ne pouvais pas vraiment m’intégrer. Ceci étant dit, je ne crois pas m’être déjà véritablement senti exclu non plus. J’imagine que c’est surtout au lycée que l’on se retrouve dans ce genre de situation. Tous ces cercles amicaux et ces exclusions d’office… Je crois m’être juste dit : ‘C’est cool d’être cool avec les autres’. C’était mon idéal (rires). Et il n’a pas surgi à cause d’une raclée prise à l’école, ou à cause de petites brutes. C’est juste que je ne voulais pas en devenir une moi-même.
Crois-tu que si ça n’avait pas été toi, ça aurait pu être quelqu’un d’autre ? Que si toi et tes potes n’avaient pas été là pour faire ces disques, quelqu’un d’autre serait venu fonder cette communauté à Washington D.C. ?
Je ne sais pas… Dire que cela ne serait jamais arrivé reviendrait à prétendre que ce que nous avons accompli était tout bonnement impossible pour les autres. Donc, dans ce sens-là, oui, bien entendu, il y aura toujours des gens pour créer ce genre d’environnement. Il y a bien sûr un contexte inhabituel lié à cette ville, mais ce n’est pas non plus complètement singulier. Ça peut se voir ailleurs, je pense. J’ai parcouru le monde et j’ai rencontré des personnes incroyables qui faisaient des choses extraordinaires. Leurs existences sont un don, c’est génial. Quand tu roules de station-service en station-service, tu apprécies le fait qu’on te propose une tasse de thé en arrivant à destination. Par expérience, c’est ce que les gens qui vous accueillent font. Donc, quand on vient toquer à ma porte, c’est ce que je fais aussi. Je demande si vous voulez une tasse de thé.
C’est ça. On ne peut impulser un changement positif que si on a l’impression d’être tous dans le même bateau. Mais les gens doivent agir en fonction de cette idée.
Je crois que la plupart le font. Vraiment. Cette idée que le monde n’est que la somme d’individus aliénés… Oui, ça marche peut-être pour certains, aussi con que ce soit… Mais je pense toutefois que la plupart des gens veulent juste bien vivre et faire au mieux. Et que si on leur donne l’occasion d’être prévenants et généreux, ils le seront.
Vous pensiez pouvoir faire partie de tout ça quand vous vous avez commencé ici, juste à la fin de l’ère Carter et aux débuts de l’ère Reagan ? Washington D.C. était un endroit dur à l’époque, controversé, surtout à cause de toute cette propagande politique qui y était vendue. Bien entendu, vous saviez pertinemment que tout ce cirque était bidon. La ville était divisée. Le pays était divisé. Tout montrait que la politique de Reagan ne faisait rien de bon. Penses-tu que ce contexte a joué un rôle ?
De mon point de vue, et c’est toujours quelque chose que je ressens aujourd’hui, le gouvernement fédéral n’est qu’une gigantesque usine au pied de la colline, juste bonne à produire à tour de bras et à remplir l’air ambiant de sa fumée. C’est à ça que rime tout ce business en ville, et je n’ai rien à voir avec ça. Donc, tout ce truc à propos de Reagan et Carter… Les gens disent parfois que Reagan a été l’élément déclencheur du hardcore, mais je ne suis pas du tout d’accord ! C’est donner à ce type beaucoup trop de pouvoir ! Pourquoi faudrait-il donc lui attribuer autant d’importance ? C’est du business. La personne au sommet de cette structure est le PDG d’un gigantesque business. C’est du fric ! Ça a toujours tourné autour de ça.
Mais il y a une alternative…
Bien sûr ! J’ai été élève à l’école publique de cette ville, et ma philosophie, c’est qu’on apprend de certaines leçons. La première, c’est qu’il faut être patient, qu’il faut savoir attendre d’être prêt. La seconde, c’est de ne jamais demander la permission, car la réponse sera toujours ‘non’. C’est le système standard de la bureaucratie. Un bureaucrate dira toujours ‘non’ pour ne jamais affronter les conséquences si quelque chose se passe mal. C’est plus sécurisant pour lui. Donc si vous demandez la permission, on va vous la refuser, et vous allez vous retrouver dans la mouise à coup sûr. Du coup, on ne va pas aller demander la permission pour former un groupe. Et on ne va suivre aucune des règles sur ce que cela implique d’être dans un groupe : on ne va pas prendre de manager, rien de ce genre-là. Et si tu veux monter un label, c’est la même chose. Comment on fait pour monter un label ? Et bien, tu montes un label, c’est aussi simple que ça ! Si tu as des projets de disques, t’envoies de l’argent à une usine de pressage, t’envoies la bande, tu reçois une boîte de bouts de plastique en échange, et tu crées le disque.
Ce qui est vraiment dingue là-dedans, c’est que vous avez donc fondé ce label qui nous a laissé un héritage hallucinant, et qui nous a aidé à connaître tant de groupes. Et pendant tout ce temps, vous n’avez jamais fait signer de contrats à personne, ni même eu besoin d’avocats ! C’est comme ça que vous fonctionnez, et c’est parfait. Mais si tu étais capable de te mettre à la place de quelqu’un d’autre ne serait-ce qu’une minute, crois-tu que tu pourrais te rendre compte à quel point cela peut paraître étrange et unique pour des gens extérieurs d’entendre un truc pareil ?
Oui, je pourrais. Mais ce que je trouve le plus intéressant, c’est de voir les choses dans l’autre sens. Imagine que tu invites des gens pour dîner, et que tu décides soudainement de leur faire tous signer un accord pour sceller l’invitation. Voilà qui change énormément la nature du repas, non ? Ça pourrait être… je ne sais pas, moi… un contrat de confidentialité… ou une exonération de responsabilité si tu les empoisonnes ou que tu leur brûles le palais… (rires). Pour moi, c’est ça qui est dingue ! Prends par exemple un groupe qui tourne pour soutenir un disque… Pour moi, c’est de la folie, parce que ça fait du disque la fin de tout, alors que c’est juste un objet de consommation, un simple produit. Les disques ne sont en fait là que pour promouvoir la tournée, la musique jouée live devant les gens… C’est ça, l’essentiel ! Tout ce qui me paraît si évident est de fait inversé, et c’est inversé par le marché, l’argent, le commerce…
Rétrospectivement, ce qui me fascine le plus, c’est de voir à quel point vous étiez en avance sur ces questions. Après l’avènement des téléchargements et du streaming, les ‘professionnels’ ont commencé à se rendre compte que toute la valeur du ‘produit’ telle qu’elle était postulée dans leurs modèles économiques s’était évaporée du jour au lendemain. Et d’un coup, les artistes ont commencé à déclarer : ‘Cet album ? C’est ma carte de visite pour ma prochaine tournée’. Mais tout ça devait bien finir par arriver, non ?
Je serai véritablement ‘en avance’ si j’étais en train de faire la course. Mais je ne fais pas la course. Et les autres peuvent faire ce qu’ils veulent. Je n’ai jamais essayé de saboter l’industrie du disque. Je pense juste que l’on devrait avoir le droit de faire les choses différemment et d’inventer nos propres méthodes… Prends une autoroute par exemple : c’est rapide, ça permet d’atteindre rapidement New York. Ça va tout droit, c’est prévisible… Ça te coûte un peu d’argent, mais c’est direct… Ceci dit, il y a d’autres façons d’arriver à destination. Comme les petites routes… Elles sont sinueuses et elles prennent beaucoup plus de temps. Mais tu y vois plus de choses intéressantes. Et tu y as plus de chances d’avoir une vraie conversation avec quelqu’un. C’est juste une expérience différente… Ça ne m’empêche pas de prendre les autoroutes aussi, je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire (rires), mais dès qu’on parle de musique, d’art ou d’expression, et qu’on y ajoute un aspect marketing, cela gâche tout à mon sens. Ça ne m’intéresse tellement pas…
Devenir riche n’a donc jamais été ton truc. Et ça n’a jamais été l’objectif de Dischord non plus. Ça fait penser à toutes ces images que les gens ont des seventies, de tous ces groupes qui menaient une vie luxueuse. Les Beatles avaient au moins fait avancer les choses dans les sixties. Mais après… Dans notre culture, la plupart des gens ont étés conditionnés à penser que l’argent était nécessaire pour avoir une vie stable ou satisfaisante. Mais tout cela est complètement étranger à Dischord…
Bon, on a quand même besoin d’argent pour mettre de la nourriture sur la table, c’est inévitable dans notre société. On a besoin de cet élément intermédiaire pour obtenir des choses. Je n’ai pas de problème avec la manière dont est structurée la société. La seule chose qui me pose souci, c’est cette idée de faire le plus de fric possible. Je crois que les maux de ce monde sont liés à cette avidité. La religion pose également beaucoup de problèmes, tu me diras (rires), mais je reste persuadé que l’argent joue un rôle là-dedans aussi. Comme savoir qui contrôle les champs de pétrole, ce genre de choses.
L’avidité a entraîné des évènements terribles. Je ne peux pas changer cet état de fait, mais je ne suis pas obligé de participer à tout ça. J’imagine que l’on peut être une personne raisonnable et avoir de l’argent. Mais pour être vraiment riche, il faut être un connard. Si un billet de 100 dollars apparaissait par magie sur cette table, ici entre toi et moi, je pourrais l’attraper et dire : ‘c’est à moi !’. C’est comme cela qu’on devient riche, en prenant de l’argent qui pourrait être à n’importe qui, uniquement pour soi. Et pourquoi tu fais ça ? Simplement parce que tu es un connard. Et si tu ne l’es pas, tu engages des gens qui le seront pour toi.
La clé de ce conditionnement, c’est la nature humaine, c’est ce qui fait que l’on devient ce genre de personne. Pourquoi toi, tu es comme tu es ? Ca vient de la manière dont ta famille t’a élevé ?
J’imagine. Ma famille n’a jamais attaché d’importance à l’argent, ça ne fait aucun pli (rires). Comme j’ai l’ai souvent dit, mes parents nous soutenaient énormément alors qu’ils n’avaient rien. Je ne m’en suis rendu compte que bien plus tard, quand j’ai commencé à payer mon loyer. Ils ne pouvaient pas le faire. En fait, c’était plutôt l’inverse qui se passait (rires). Mais ils me soutenaient. Mes parents m’ont toujours dit : ‘Fais ce que tu penses être bon pour toi. Et si c’est dans la musique, fais-le. Sois juste sûr que ça te convienne’.
C’est le genre de père que tu es, j’imagine ?
Je pense. Mais j’ai un enfant âgé de 10 ans, donc ces questions n’ont pas encore été soulevées. Le plus important quand on élève un gosse, c’est de lui donner les outils pour comprendre. Je ne vais pas influencer ses choix dans la vie. Ça a été pareil pour moi. J’ai l’impression que mes parents m’ont légué de bons outils pour capter les choses par moi-même. Il y des décennies de cela, avant même que je sois père, on me demandait : ‘Si tu devais enseigner une seule leçon à un gosse, ce serait quoi ?’. Ça m’a pris du temps de trouver la réponse, mais j’ai fini par dire : ‘Que ce n’est pas grave de se tromper. Parce que si ce n’est pas grave, ça te laisse l’opportunité d’évoluer’. C’est quand cela devient grave, quand il faut absolument avoir raison tout le temps, que tu ne peux pas évoluer. (…)
Parlons d’internet… Ce qui extraordinaire en ce qui te concerne, c’est que les grands fans de Fugazi peuvent accéder en ligne à cette collection incroyable d’enregistrements maintenant, le Fugazi Live Series. C’est vraiment énorme !
Fugazi a donné son premier concert ici à Washington le 3 décembre 1987 au Wilson Center. Un ami à nous, Joe Picuri, a pris le rôle d’ingénieur du son ce soir-là parce qu’il avait une certaine expérience dans le domaine. Lui et son pote Seth Martin ont enregistré ce premier concert. C’était plutôt sympa de pouvoir entendre notre prestation. Par la suite, à chaque fois qu’on jouait en public, ils nous enregistraient. Puis, quand on a commencé à tourner, d’autres personnes nous ont demandé s’ils pouvaient capter. On acceptait toujours à condition qu’ils nous envoient une copie. Ça me paraissait naturel, c’était déjà mon âme d’archiviste qui s’exprimait. En 1990, Joey, qui faisait du mixage, nous a suivi pour faire partie de l’équipe son, et on lui a acheté un énorme tas de cassettes. Au début, l’idée était de voir comment sonnaient les chansons car on n’avait pas encore sorti de disque. Oui, Fugazi a joué presqu’une année entière sans avoir aucun enregistrement studio disponible. Tout ce qu’on faisait, c’était jouer. On pensait que c’était plus important de devenir un vrai groupe avant de sortir quoique ce soit. Sinon, les gens auraient juste dit qu’on était le nouveau Minor Threat, ou un truc du genre… Certains pouvaient le penser, mais on s’en foutait. On était déjà allé sur la route, on savait qui on était.
Bref, Joey a commencé à tourner avec nous, il a enregistré nos live, et on a gardé ces bandes. Pendant un petit moment, au début des années 90, on avait pensé les rendre disponibles en mettant un insert dans nos disques avec la liste de ces concerts enregistrés dont on aurait vendu des copies individuelles. Complètement cinglée comme idée ! On n’avait pas de manager, on se manageait nous-mêmes. On bookait les tournées nous-mêmes, on s’occupait du matos et on conduisait nous-mêmes… On n’avait pas besoin de ça, donc on a vite laissé tomber ! C’est resté là des années, dans le placard. On avait parlé pendant un bon moment de sortir un disque live. Mais quels auraient été les critères ? Le meilleur son ? La meilleure performance ? Le plus intéressant ? Parfois, le meilleur son et la meilleure performance, ce n’est pas ce qu’il y a de plus intéressant, contrairement aux shows ou il se passe vraiment quelque chose, comme quand la scène se fait envahir par une bande de redskins, ou que les murs s’écroulent. C’est le plus intéressant parce que c’est la vraie vie. C’est ce qui nous motivait le plus en tant que groupe. On n’a jamais utilisé de setlist. On jouait comme on était, comme on le sentait, en fonction du contexte. Du coup, on en est à 850 enregistrements de concerts maintenant, et on va certainement en ajouter encore une cinquantaine. Certains ont été téléchargés plein de fois. D’autres, jamais, je ne sais pas pourquoi…
Tu dis que tu n’es pas du genre sentimental, mais tu vis et travailles dans un endroit rempli de toute cette histoire, et qu’une partie de ton activité est de documenter, d’organiser et d’archiver toutes ces choses. Quand tu passes du temps assis ici à écouter ces concerts, est-ce que cela t’arrive d’être nostalgique ?
Euh… Je n’écoute pas les concerts dans leur intégralité (…). Mais je fais beaucoup de montage, donc j’ai entendu pas mal de trucs intéressants. J’aime vraiment les interventions entre les chansons. Ça me fait rire. Il y a souvent des échanges étonnants et je pourrais t’en passer qui sont vraiment hilarants. Je connais même un fan qui a écouté les cent premiers concerts qu’on a mis en ligne et qui a compilé tous les blablas entre les morceaux sur un seul document de 45 ou 90 minutes. On peut télécharger ce fichier en ligne, et c’est vraiment cool à entendre !
Pour revenir à ta question, en réécoutant ces enregistrements, je suis tombé sur des moments où on partait un peu en impro sur certains passages d’un morceau. À l’écoute, je pouvais même sentir si on était à fond dedans ou impatients de passer à autre chose. Il y avait ces jams, ces étirements… Ça arrivait sur des chansons comme Shut The Door ou Suggestion, qui pouvaient passer de quatre à douze minutes. Tout comme Promises ou Glue Man… Ces chansons possédaient une certaine circularité qui pouvait se développer si on le sentait comme ça.
Et les membres du groupe sont tous restés bons amis ?
Bien sûr, oui. On est une famille. Ils sont mes amis les plus proches, on a des liens forts. Brendan et Joe vivent toujours dans le coin. Guy habite à New York, on le voit un peu moins, mais on est tous restés sérieusement connectés.
Tu as fini par représenter quelque chose dans la tête du public, quelque chose dont tu ne peux pas faire abstraction. Tu seras toujours Ian MacKaye de tel groupe ou tel label. J’ai l’impression que ça ne te met pas toujours à l’aise…
Si, je suis à l’aise. Je suis comme je suis. Mais ce qui est devenu compliqué pour moi, c’est d’aller à des petits concerts. Il y a deux raisons à cela. On me remarque trop, et mon absence est également remarquée si je pars. Sauf que, souvent, je n’ai pas le choix : je dois partir car je me lève à 5h30 le matin, je ne dors pas beaucoup vu que j’ai un enfant, et je ne peux donc pas rester dehors jusqu’à deux heures du matin. L’autre raison, c’est que, quand j’assiste à ces petits concerts, ça affecte les gens, ça les rend nerveux. Donc ma présence fout en l’air la soirée. Tout le monde passait un bon moment avant que je ne débarque ! (rires) C’est assez bizarre pour moi. Tout ce que j’ai toujours voulu être, c’est une personne normale qui se mêle de ses propres affaires. J’essaie juste d’être moi-même. C’est l’idée derrière la musique punk, l’idée qu’on est tous pareil ! Je vais à des concerts depuis très longtemps, et je suis bien plus vieux que la plupart des gens qui vont à des house shows, par exemple. Je suis donc reconnaissable, et suite à des modes ou des conceptions lancées par d’autres, je suis devenu une légende. Mais ce n’est pas moi qui suis à l’origine de tout ça. J’ai juste fait des choix ! (rires). Les gens me demandent comment j’en suis venu à faire ce que j’ai fait, mais je ne sais pas ! J’ai juste regardé les options à ma disposition. J’ai réfléchi à tout ça.
C’est important pour toi de réfléchir, n’est-ce pas ? (rires) C’est le message du morceau Straight Edge, celui que tout le monde oublie. Il faut réfléchir.
Oui exactement. Ou Out Of Step, une chanson qui a bluffé tout le monde, tout ça parce que j’ai écrit : ‘Je ne fume pas, je ne bois pas, je ne baise pas. Mais au moins, putain, je peux penser !’. Je sais qu’on a beaucoup dit que certains avaient été énervés par le message de sobriété, mais en fait, c’est surtout la partie sur la baise qui les a rendus dingues ! (rires) Le truc, c’est que personne n’est jamais venu me demander : ‘Aucune ingestion de bibine ? Vraiment ?’. La partie sur la boisson, ils pigeaient. Mais celle sur la baise, ça les dépassait complètement ! Pour moi, il était parfaitement clair en tant qu’ado ou en tant que jeune homme, que certains – hommes ou femmes – utilisaient le sexe comme un moyen de dominer les autres. Et ça faisait beaucoup de dégâts. C’était du pouvoir, des comportements de prédateurs, des abus sexuels… Maintenant, les gens parlent beaucoup de ça, mais pour moi c’était déjà très clair à l’époque ! J’ai essayé de déclencher ces conversations. Ironiquement, je n’avais jamais imaginé que cette phrase rentrerait à ce point dans la tête du public. Aujourd’hui, je n’ai pas envie de revenir là dessus, je regarde ça avec distance, et j’ai juste du mal à croire à ce qui est arrivé. C’est comme si on te disait qu’avec une simple allumette tu pouvais embraser un champ tout entier, c’est très étrange. On appréciait les chansons directes à ce moment-là. Mais tout s’est précipité, et c’est devenu incroyable ! Et les gens ont étés interloqués par quelque chose qui me semblait très simple à comprendre.
Aussi sur Suggestion, tu as écrit sur le féminisme à l’époque, et tu as même reçu des critiques pour avoir cette position plutôt ouverte sur certains points abordés. Écrirais-tu encore cette chanson maintenant ?
Oui, bien sûr. Je revendique encore aujourd’hui toutes les paroles que j’ai pu écrire. Il n’y a absolument rien que je regrette. Mais je sais qu’il y a un certain contexte à prendre en compte parfois. Une chanson comme Guilty Of Being White est très dure à saisir, par exemple. C’est intéressant… J’ai beaucoup réfléchi à la manière dont les gens considèrent ces questions raciales aujourd’hui. Mais au moment d’écrire cette chanson, j’étais dans la peau d’un jeune punk qui essayait de chanter sur le fait que c’était mal de juger quelqu’un par rapport à sa couleur de peau. Et ça venait aussi du fait que j’étais issu d’une minorité là où j’habitais. On me harcelait, on me battait, on me piquait de l’argent, des petits voyous me faisaient chier… Ce genre de voyou, il vise toujours ce qui est différent de lui, et dans cette situation particulière, c’est ma couleur de peau qui me rendait différent. C’était juste la réalité selon moi. Et cela m’a donné l’opportunité de dire pourquoi il fallait condamner tout ça. J’ai donc utilisé un langage très dur, très direct, comme dans Out Of Step.
Ce que les gens ont du mal à concevoir – ou ne prennent pas en compte – c’est que quand j’étais dans Teen Idles, mes chansons s’adressaient à dix personnes à tout casser. Et quand je jouais dans Minor Threat, je m’adressais à une quarantaine de personnes, des gens qui vivaient tous ici. J’ai écrit Straight Edge à l’automne 1980. Je n’étais jamais allé nulle part, enfin pas vraiment. Je n’avais jamais sorti de disque. Donc quand j’ai écrit cette chanson, il ne m’est jamais venu à l’esprit que je m’adresserais à des individus vivant dans n’importe quel autre endroit dans le monde ! J’écrivais juste pour mes amis. Donc, en ce qui concerne Guilty Of Being White, j’écrivais pour des individus qui comprenaient exactement ce que je vivais. Et ils me disaient, wow, c’est vraiment une super manière de dénoncer le racisme ! Et c’est le cas ! Mais je comprends pourquoi d’autres, en entendant ce morceau dans un contexte différent, pourraient rétorquer que je fais une équivalence trompeuse. Je comprends tout-à-fait. Mais je ne changerais pas mon point de vue, qui est que le racisme est toujours une erreur. Et pour toutes mes autres paroles, c’est pareil. Je revendique le moindre mot que j’ai pu écrire. Vraiment.
Quand t’es-tu rendu compte que les mots avaient du pouvoir, et qu’ils permettaient à beaucoup de gens de devenir plus conscients ?
Minor Threat est un bon exemple par rapport à ça. Quand on s’est séparé, le disque que nous avions le plus vendu était Out Of Step. En comptabilisant tous les différents formats dans lequel ce premier single a été vendu depuis, et sans prendre en compte les formats digitaux ou le streaming, il s’avère qu’on en a vendu presque un million. Ce qui fait en gros 995 000 exemplaires depuis que nous nous sommes séparés ! Cette multiplication, je ne l’ai pas vue venir. Donc tout le truc autour de Straight Edge et des autres chansons, et la manière dont le public a réagi à ça – entre ceux qui étaient contre, ceux qui étaient pour, et ceux qui ont créé tout un mouvement autour pour en faire un truc plus militant… – c’est hallucinant en fait.
Quand je me suis mis au punk, je me suis d’abord dit : ‘Écrit de la manière la plus directe possible. Comme ça, ce que tu diras sera toujours compris’. De cette façon, il n’y aura pas de place pour de mauvaises interprétations. Mais juste après avoir formé Fugazi, je me suis rendu compte que je m’étais peut-être trompé. La réalité, c’est que si tu produis une idée ‘finie’, elle devient comme un outil et n’importe qui peut l’utiliser pour des objectifs qui lui sont propres. Les idées ‘finies’ sont comme des uniformes. N’importe qui peut les porter. Donc je me suis dit : ‘Oh, à partir de maintenant, crée du tissu haut de gamme. Quelque chose qu’on ne peut pas s’approprier si facilement’.
Tu suis les actualités ? Tu as dit tout à l’heure que le gouvernement n’était qu’une usine en bas de la rue, ici à Washington D.C… Mais depuis que la Maison Blanche est occupée par Trump et Pence, est-ce que tu t’es intéressé à ce qui se passait là-bas ?
Oui, bien sûr. Je lis plein de choses à propos de ça, mais ça ne me met pas en colère. Quand ces types sont entrés au gouvernement, je savais que c’était une sacrée bande de connards. Je ne me suis pas trompé, t’as vu ? Certains de mes amis en étaient malades, mais ça ne sert à rien. Ils ont le Sénat, la Chambre des Représentants, la Maison Blanche, mais ils ne doivent pas avoir notre joie de vivre… Donc mon point de vue, ce n’est pas d’être dans le déni, mais je pense que si tu veux t’organiser face à ça, ça ne sert à rien de t‘asseoir et de te sentir tout le temps déprimé. Je crois que c’est plus important de créer des moments de joie en groupe, de rester heureux. Allons voir des gens qu’on aime, créons ces moments. C’est ce qui nous rendra assez forts pour survivre à cette tempête. Car ces types sont temporaires, tout comme cette situation.
Est-ce que tu reçois des enregistrements de groupes punk rock qui reflètent notre époque ?
Non, mais les groupes ne m’envoient pas de démos, ce n’est pas comme ça que le label fonctionne. On a toujours uniquement travaillé avec des musiciens du coin, des gens qu’on connait, puisque l’on n’utilise pas de contrats. Donc on ne signe pas des groupes en tant que tel. Et de toute façon, on ne sort plus vraiment de nouveautés ces temps-ci… Ces jeunes qui s’identifient en tant qu’artistes punk rock, ils ont d’autres sortes d’idées sur la manière dont ils veulent faire passer leur message, et ça ne me correspond pas, ça ne m’intéresse pas.
En parlant de groupe, tu en as un nouveau avec lequel tu viens de jouer dans une église de Washington D.C. Vous avez fait un disque et…
Disons qu’on a enregistré dix ou onze chansons, quelque chose comme ça. On fait les choses de manière totalement linéaire, tu vois.
Vous comptez sortir l’album ? Vous allez le promouvoir en tournée ?
Euh… C’est plutôt l’album qui va promouvoir la tournée. Tu te souviens ? Pour l’instant, on a un fils de 10 ans, et ses deux parents sont dans le groupe (avec Joe Lally, le bassiste de Fugazi – Ndr). Donc on ne va pas partir pendant des mois… Mais bien sûr que nous aimerions jouer live ! J’aime toujours ça…
Interview traduite par Cyril Servain.
L’intégralité de l’entretien est à écouter en version originale en suivant ce lien
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